Cristina Rossitto, (ed.), La psychologie d’Aristote, Etudes aristotéliciennes, Vrin, Paris, Ousia, Bruxelles, 2011, lu par Laetitia Vidal

Cristina Rossitto, La psychologie d’Aristote, Etudes aristotéliciennes, Vrin, Paris, Ousia, Bruxelles, 2011, 300 pages.

Présentation générale

Pour leur quatrième rencontre, un groupe de spécialistes internationaux d’Aristote s’est proposé de réfléchir spécifiquement sur les problématiques ouvertes par le De Anima et leur retentissement dans l’histoire de la philosophie. Ce volume en est le produit, qui rassemble leurs interventions lors du colloque tenu à Padoue en mars 2008. Il s’agit  d’enquêter sur la psychologie d’Aristote selon quatre axes principaux, permettant de multiplier les points de vue sur une question particulièrement délicate.

Les deux premiers articles comparent la conception aristotélicienne de l’âme à celle de ses contemporains, Platon et Xénocrate. Un second ensemble, regroupant les quatre essais suivants, propose une lecture détaillée de certains passages tirés des livres II et III du De Anima, et interroge à cette occasion la vision de la personne humaine, les relations complexes de l’imagination et de la pensée ou encore la conception du désir qui se dessine dans ces pages. L’exploration conduit dans un troisième temps à l’élargissement de la réflexion à d’autres œuvres d’Aristote : sept contributions confrontent ainsi la théorie de l’âme exposée dans le De Anima à certains passages de l’Ethique à Eudème, des Seconds Analytiques, des Petits Traités d’histoire naturelle, du De respiratione, mais aussi de la Rhétorique et des Ethiques, mettant en avant certaines évolutions importantes dans la pensée du Stagirite. Un dernier groupe d’essais s’intéresse à la postérité du Traité de l’âme et en examine quatre moments importants : la psychologie médiévale telle que Thomas d’Aquin la met en œuvre, le statut des passions de l’âme chez Descartes par contraste avec la conception d’Aristote, l’interprétation hégélienne de la doctrine aristotélicienne de l’âme, et conclut avec l’influence d’Aristote sur le débat contemporain du « Mind-Body Problem ».

  • Sommaire
  • ·               Avant-propos par Cristina ROSSITTO…………………..……………………………………..7
  • ·               Sylvain DELCOMMINETTE – Facultés et parties de l’âme chez Platon et Aristote……………………………………………………………………………………..….15
  • ·               Cristina ROSSITTO – Aristote et Xénocrate dans le premier livre du De Anima…………………………………………………………………………………...…......31
  • ·               David EVANS – Serial analysis and the unity of the human person : De Anima II 3, 414b20-415a13………………………………………………………………………………………....45
  • ·               Tomas CALVO MARTINEZ – The Aristotelian conception of imagination : De Anima III 3, 427b14- 428b10……………………………………………………………………………….57
  • ·               Annick STEVENS – Comment la pensée dépend-elle de l’imagination ?………...………….73
  • ·               Gerhard SEEL – What decides if rational desire and non-rational desire conflict with each other…………………………………………………………………………………...………89
  • ·               Alvaro Vallejo CAMPOS – The relation of the dialogue Eudemus to Aristotle’s De     Anima……………………………………………………………………………………………………107
  • ·               Antonio Pedro MESQUITA – Aristotle on knowledge and ignorance. An exercise on the role of νους in perception and science….......……………………………………………………………..131
  • ·               Lambros COULOUBARITSIS – Le problème de l’intellect dans le De Anima et les Parva naturalia ………………………………………………………..……………………………145
  • ·               Luciana REPICI – Dans l’atelier de la vie : l’âme et la respiration chez Aristote ………………………………………………………………………………………………..165
  • ·               Alonso TORDESILLAS – Rhétorique et psychologie : Rhétorique et Traité de l’âme …….185
  • ·               Cristina VIANO – La rhétorique des passions et le De Anima. Une question de fondation ? 193
  • ·               Christopher ROWE – The treatment of anger in Aristotle’s Rhetoric and Ethics………………………………………………………………………………………………....205
  • ·               Francesco BOTTIN – Scientia de anima : natural enquiry and awareness of the Self in the medieval tradition of De Anima ……….....…………………………………………………….....….215
  • ·               Richard BODÉUS – Les passions de l’âme d’Aristote à Descartes et retour…...…………...251
  • ·               Franco BIASUTTI – La présence du De Anima d’Aristote dans l’anthropologie hégelienne………………………………………………………………………………………….....263
  • ·               Enrico BERTI – Le De Anima dans le débat contemporain sur le « Mind-body Problem »……………………………………………………………………………………………..273
  • ·               Index des noms…………………………...………………………………………………….289
  • ·               Les auteurs ……………..……………………...…………………………………………….296
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Présentation détaillée

Faute de pouvoir proposer un compte rendu de chacun de ces articles, nous avons choisi une intervention issue de chaque partie du colloque afin de pouvoir rendre justice un peu plus précisément à son propos.

L’article de Sylvain Delcomminette nous permet de confronter précisément les conceptions respectives de l’âme chez Platon et Aristote. L’auteur part de la critique adressée par Aristote aux platoniciens : ce dernier leur reproche de considérer les parties de l’âme comme effectivement – spatialement – séparées les unes des autres, de ne pas rendre compte de la totalité des facultés de l’âme (en particulier des dimensions nutritives et sensitives) et de morceler abusivement la partie désirante en désir (epithumia), ardeur (thumos) et volonté (boulesis). S. Delcomminette s’attache à montrer que si Aristote identifie pleinement parties et facultés de l’âme, considérant comme une évidence selon la raison que les différentes « parties » de l’âme renvoient seulement à des différences de facultés (qu’il nomme indifféremment « morion » ou « dunamis »), il n’en va absolument pas de même chez Platon, qui dissocie radicalement les deux notions. Chez ce dernier, les « parties » de l’âme sont destinées à expliquer les différents élans qui sont en nous, chaque partie étant susceptible d’entrer en conflit avec les autres. Tandis que les différentes parties de l’âme peuvent entrer en relation avec le même objet, chaque « faculté » (dunamis) s’applique à un seul type d’objet et chaque type d’objet ne peut être saisi que par une seule faculté. Ce qui interdit toute identification entre « partie » et « faculté ». Pourquoi Aristote est-il conduit pour sa part à les confondre ? La clé réside dans sa définition de l’âme, très différente de celle de Platon. Il remplace en effet l’idée de mouvement automoteur par celle d’un « acte qui accomplit un certain type de corps et est le principe de certaines fonctions, liées à la vie ». L’âme, comprise comme fonction vitale, semble ainsi difficilement pouvoir être divisée en « parties », sauf à entendre par là la « puissance (dunamis) d’accomplir un certain type d’activité », c’est-à-dire précisément la « faculté ». Partant de là, Aristote va affirmer dans l’Ethique à Nicomaque la nécessaire relation biunivoque entre une faculté et son objet : seule la partie désirante est habilitée à désirer, ce qui revient à exclure que la raison soit intrinsèquement constituée par le désir. Sylvain Delcominette conclut ainsi que l’assimilation aristotélicienne des « parties » et des « facultés » de l’âme, entraînant la séparation du désir et de la pensée dans deux « parties » différentes, participe au mouvement « visant à séparer le domaine pratique du domaine théorique », que Platon pensait plutôt ensemble, « la partie rationnelle de l’âme étant intrinsèquement constituée par un certain type de désir qui, déployé dans sa pleine puissance, n’est autre que la philosophie ».

La seconde partie de cet ouvrage peut être illustrée par l’article de Tomas Calvo Martinez consacré à la conception aristotélicienne de l’imagination, telle qu’elle apparaît en particulier au livre III du De Anima. T. Calvo souligne l’importance toute particulière de l’imagination pour l’être humain, puisque celle-ci occupe une position médiane, constituant un pont reliant le niveau de la perception sensible à celui plus élevé de la connaissance intellectuelle ou rationnelle. Il se confronte également aux difficultés de cette conception, à commencer par la nécessité de distinguer l’imagination de chacun des deux niveaux qu’elle relie et auxquels elle emprunte certains traits. Il s’efforce ensuite de bien présenter deux approches différentes de l’imagination : celle qui forme des images sans référence à la réalité, en l’absence de toute perception effective, et celle qui interprète chacune de nos expériences sensibles. Calvo examine enfin une troisième difficulté, à savoir celle liée à l’affirmation aristotélicienne selon laquelle les images sont la plupart du temps fausses, et ce alors même que l’on se sent absolument libre d’imaginer ce que l’on veut, indépendamment de toute considération de vérité ou de fausseté. L’auteur en rend raison en exposant pas à pas sa position sur la théorie aristotélicienne de l’imagination. D’abord, il défend la présence de l’image comme étant le propre de l’imagination et rapproche ensuite l’imagination de la perception sensible, qui s’accompagne elle aussi toujours de la formation d’une image, ce qui permet de comprendre la perception comme une activité d’identification et de reconnaissance d’objets. De là, il peut revenir au problème de la vérité et de la fausseté, en distinguant les images représentant quelque chose de réel des autres. Cela permet de résoudre la contradiction mentionnée plus haut : les images ne représentant rien de réel ne sauraient être vraies ou fausses, puisqu’il n’existe ici aucune « correspondance » envisageable – sauf à entendre la fausseté précisément comme l’absence de lien au réel, ou comme le fait qu’une telle image puisse se présenter comme étant le réel, par exemple dans les rêves, ce qu’Aristote précise en Métaphysique ∆, 29. Seules les autres peuvent être dites « vraies », en fonction de leur degré de « ressemblance » au réel auquel elles réfèrent, indépendamment de toute perception actuelle. T. Calvo termine son exposé en appliquant sa lecture au De Anima III, 3, en le reprenant point par point.

L’article d’Alonso Tordesillas « Rhétorique et psychologie : Rhétorique et Traité de l’âme » permet de bien saisir l’esprit et l’intérêt des contributions constituant la troisième partie de cet ouvrage. En s’interrogeant sur le statut de la rhétorique chez Aristote par rapport au Gorgias de Platon, l’auteur met en effet en avant la dimension psychologique, voire psychagogique de la discipline chez le Stagirite, mais cette fois indépendamment de toute évaluation morale, ce qui l’éloigne de la vision platonicienne et de sa condamnation de la puissance émotionnelle de la rhétorique. Si sa « fonction propre n’est pas de persuader, mais de déceler les moyens de persuader », elle doit savoir susciter chez l’auditeur certaines dispositions passionnelles ou émotionnelles. D’ailleurs Platon, dans le Phèdre, soulignait lui-même que le rhéteur véritable doit savoir analyser les âmes pour adapter son discours et le rendre plus efficace. Les deux auteurs se rejoignent ainsi à bien des égards, et « l’étude des passions est bien pour Aristote instrument de persuasion quand elle dépend et est œuvre du discours ». Tordesillas souligne en conclusion que le logos rhétorique est aussi bien le lieu de compréhension que de production des émotions, puisqu’il parle des passions mais peut aussi les susciter. Dans ce cadre, il lui semble parfaitement justifié d’associer pleinement le livre II de la Rhétorique à « la psychologie » d’Aristote, « ne serait-ce qu’en ce qu’il procure un réservoir de topoi où puiser, à la fois pour traiter des passions et pour les produire ».

Le dernier ensemble d’articles, opérant des rapprochements entre la pensée d’Aristote et celle d’auteurs postérieurs, peut être représenté par la contribution de Richard Bodéüs : « Les passions de l’âme ; d’Aristote à Descartes et retour ». L’auteur entreprend en effet d’éclairer la vision aristotélicienne des passions de l’âme en la comparant à celle de Descartes. Il souligne ainsi que si, chez Descartes, l’unité de l’âme suppose une seule capacité d’action, à savoir la volonté, il n’en va pas de même chez Aristote, qui conçoit plusieurs capacités hiérarchisées, sans remettre en cause l’unité de l’âme, puisque le supérieur (le rationnel) implique l’inférieur (l’irrationnel). Chez le premier, la volonté est innée et reste invincible, tandis que pour le second, seule la capacité de désirer existe a priori, la capacité rationnelle restant à acquérir. Ainsi, pour Descartes, l’homme est un être de raison exposé aux aléas des passions en raison de l’alliance hétérogène de l’âme et du corps, alors que l’homme aristotélicien semble plutôt un être de passions, finalement capable de raison. Le conflit décisif chez ce dernier est ainsi celui qui met aux prises une passion encore mal disciplinée – qui porte toujours à céder à céder à l’immédiat – et un souhait rationnel, qui invite dans certains cas à refuser cette tentation. La discipline des passions est ici fondamentale : quand l’individu vertueux paraît « suivre » une passion, il est en fait capable de la réfréner et c’est donc par décision qu’il lui donne libre cours. La passion est chez lui disciplinée de telle sorte que la réalisation du souhait droit devient toujours parfaitement possible. Selon Descartes, il n’y a place, dans l’âme, que pour la volonté, plus ou moins puissante ou hésitante en fonction des passions qui l’affectent et qui sont l’effet ultime des mouvements contraires du corps. Selon Aristote, en revanche, il y a place dans l’âme humaine pour un conflit entre deux genres de représentations imaginatives contraires issues de la même perception sensitive : une représentation irrationnelle dans laquelle paraît seul le plaisir immédiat attaché à l’objet perçu, tandis que la représentation rationnelle pose ce même objet comme contraire au bien différé souhaité. R. Bodéüs conclut ainsi : « Le conflit par lequel l’homme passe alors (…) est celui d’un être de passions, non encore discipliné, confronté à l’émergence d’un souhait rationnel qui le détache progressivement du présent immédiat ».

 

Commentaire

Ce volume très complet concernant le De Anima n’est pas réservé aux spécialistes d’Aristote, en dépit du caractère parfois très pointu de certains articles. Il permettra à chacun d’affiner ses connaissances sur ces questions complexes tout en variant les axes de questionnement et en autorisant des rapprochements avec d’autres pensées, ce qui évite toute monotonie. Chacun pourra donc y trouver matière à enseignement et à réflexion.

                                                                                  Laetitia Vidal.