Luc Vancheri, Psycho. Une leçon d'iconologie par Alfred Hitchcock, Vrin, 2013, lu par François Odam

Psycho. Une leçon d'iconologie par Alfred Hitchcock, Luc Vancheri, Vrin, 2013

Psychose, le film d’Alfred Hitchcock, relève-t-il seulement du film de genre en tant qu’il se réfère explicitement à une histoire criminelle – ce qui conditionnerait son interprétation à l’élucidation psychiatrique du cas clinique qu’il met en scène (Norman Bates) ? Ou ne renvoie-t-il pas plus essentiellement à l’Histoire de l’art, à travers la figuration du désir sexuel suscité par le corps féminin, qui agirait comme un révélateur «des transformations [morales et sociales] qui affectent la société américaine au début des années 1960»? En effet la mise en scène ne cesse de tisser des liens avec des images antérieures appartenant à l'Histoire de l'art, à commencer par le tableau de Willem van Mieris, Suzanne et les vieillards, qui cache l'ouverture dans la cloison par lequel le voyeur-criminel surprend sa future proie dans sa nudité. Ne faut-il pas alors revisiter la célèbre scène de meurtre de Marion Crane sous la douche en l’inscrivant dans une Histoire des formes qui élèverait les pulsions humaines dans l’ordre de la signification et engagerait la réflexion sur l’historicité des codes de représentation du désir sexuel?

Tel est l’enjeu du texte que propose Luc Vancheri, Professeur en Etudes cinématographiques à l’Université Lyon 2. 

   Plan du livre :

Chapitre I: En décrochant le tableau, Norman recommence le cycle de Suzanne

Chapitre II: Le cinéma aussi pense par formule de pathos

Chapitre III: Le programme iconographique d’Alfred Hitchcock

Chapitre IV: Une moderne Suzanne

Chapitre V: Se défendre comme Lucrèce

Chapitre VI: Les trois corps de Marion Crane

Chapitre VII: Hitchcock au musée: visite au boudoir

Chapitre VIII: L’érotique du boudoir

Chapitre IX: La maison-musée

Chapitre X: Les déviances d’un collectionneur

Chapitre XI: Une chrétienne à qui la grâce a manqué

 


L'auteur s'appuie (chapitre II) sur la contribution décisive qu'a apporté Aby Warbung à la «migration» des images de l’art dans une Histoire qu’elle contribue à construire. Warburg, qui s’est intéressé à la reprise par les artistes du début de la Renaissance italienne des motifs et styles de l’Antiquité, a mis en évidence selon notre auteur que «la restauration d’une rhétorique visuelle empruntée à l’antiquité traduit plus fondamentalement la survivance d’une force physique, un mouvement pathétique qui déjoue le seul programme iconographique» auquel elle renvoie. Autrement dit, les images de l’art «portent les marques de la psyché humaine», traduisent des pensées et des affects [Pathosformels] tout en conservant la mémoire, la «survivance» [Nachleben] des images qui les ont précédées. Ainsi, elles transmettent «dans un mouvement pathétique [une] charge signifiante toujours active» quoique détachée de leur cadre fictionnel originaire qui a pu être oublié voire renversé ou détourné. La «survivance» d'une «formule de pathos» s'effectue sur le mode d’une «inversion énergétique» (comme l’illustre la crucifixion du Christ sculpté par Bertoldo di Giovanni qui représente une Madeleine empruntant les gestes d’une bacchante). C'est pourquoi, «certains affects, pensées gardent de leur vie figurative passée une efficacité contemporaine».

A la lumière des concepts de Warburg, l’auteur se propose alors (chapitres III-V) d’interpréter la séquence du meurtre de Marion sous la douche à la lumière de la survivance de formules gestuelles affectives présentes dans les tableaux qui décorent le salon de Norman. Le choix des tableaux exposés dans le salon de Norman n’est pas innocent. La figure de Suzanne, la chaste, offerte malgré elle au regard de convoitise, côtoie Venus, figure maternelle idéalisée, Vénus-Mère (Mme Bates) mais qui contrairement à Marie autorise que se projette sur elle le fantasme érotique. Autour d’elles et de l’histoire de leur représentation se construit la figure de la féminité pour autant qu’elles cristallisent la tension au cœur de l’histoire de l’art entre la beauté (valeur esthétique) et le désir sexuel.

Ainsi l’iconographie donne à lire le projet central du film, cette «tension entre beauté et sexualité, pudeur et voyeurisme, fidélité et inconduite» dans laquelle est enfermé le personnage de Norman et qui règle la mise en scène du meurtre de Marion (voyeurisme du meurtrier, tentation du viol, gestuelle de la victime). Marion rejoue tout en la détournant la figure de Suzanne, et cela à trois niveaux :

1.     Tout d'abord par la gestuelle de défense contre l'agression violente dont elle est victime. Elle fait écho ici à une autre figure de femme morale à la destinée tragique, Lucrèce.

2.     Secondement par le lieu et l'action: le bain est associé au baptème. Pourtant, même si le motif de Suzanne s'est érotisé au fil de ses reprises, elle reste une figure mystique, un modèle de pureté sanctifié par la tradition judéo-chrétienne. Or Marion est par excellence impure, marquée par le désir interdit et le vol. Cependant elle est sur le chemin de la rédemption et la douche prend la forme d'un rite de purification.

3.     Enfin, et par voie de conséquence, par la portée morale et mystique du motif. La figure de Suzanne est en effet condamnation du péché de chair. Si le salut de Suzanne vient de la foi, la Suzanne moderne qu'est Marion, fille du pêché, est condamnée. « Son cri demeurera sans secours ni salut », simple détresse de la chairpour autant que « la grâce lui manque » (chapitre 11). Marion, une Suzanne moderne revisitée par le jansénisme du cinéaste ?

Enfin, le thème de Suzanne réactualisé par le meurtre de Marion permet d'engager la réflexion sur le rapport du spectateur à l'image et plus précisément sur la nature du plaisir esthétique et son lien avec le plaisir sexuel(chapitres 6-8). La figure de la nudité violée n'a de sens que pour le regard qui la surprend. Le corps représenté n'est jamais qu'un corps fantasmé. Si le regard de Norman s'arrête sur le seuil du lieu privé et intime qu'est la salle de bain, le regard du spectateur le pénètre, porté par la pulsion scopique que prend en charge la caméra. Les figures de Diane, Daphné et Bethsabée sont ici évoquées pour autant que la représentation du nu ne peut éviter de jeter un trouble sur l'identification entre le modèle/actrice et la représentation/personnage.L'art élève-t-il l'esprit au-delà de la simple économie pulsionnelle (en tant qu'elle prend en charge la pulsion) ou ne sert-il que de caution culturelle au voyeurisme du spectateur, comme il sert d'alibi à Norman au cœur du musée imaginaire qu'est son salon? « Regarder n'est ici possible qu'à la condition d'avoir l'art pour alibi de sa pulsion » fait remarquer l'auteur en rappelant la fonction du tableau libertin dans la construction du désir en tant qu'il aiguise les sens.

 

 François Odam