Les Lumières : hier, aujourd'hui et demain. Sciences et société, sous la direction de P. Buser, C. Debru et P. Meyer, lu par Christophe Beaucourt

Les Lumières : hier, aujourd'hui et demainSciences et sociétéDie Aufklärung: Gestern, Heute, Morgen. Wissenschaft und Gesellschaft, sous la direction de Pierre BUSER, Claude DEBRU et Philippe MEYER, aux éditions Hermann, janvier 2014.

Cet ouvrage se veut un état des lieux de l’esprit des Lumières ou, mieux encore, fait le point sur la réalité du progrès auquel les Lumières nous pressaient. Le temps a passé et que sont les Lumières devenues ? L’esprit des Lumières souffle-t-il encore ? Les Lumières qui se voulaient progrès de l’humanité, des connaissances, des réflexions en matière politique et morale ont-elles encore une actualité ou sont-elles été condamnées à appartenir à « hier ». 

Les actes du colloque sont autant de témoignages de la constante présence des « Lumières ». Il s’agit de faire le point sur l’héritage, mais aussi de penser, d’oser penser, les conditions de sa promotion, voire de son extension. Le colloque franco-allemand (les contributions, bien que majoritairement en français, sont dans les deux langues), organisé à l’occasion du cinquantième anniversaire du Traité de l’Elysée, fut l’occasion d’échanger sur l’expérience historique, scientifique, économique, médicale que les Lumières avaient amorcée dans les deux pays.

 

        La première intervention, celle de Monsieur Jean Baechler, de l’Académie des sciences morales et politiques, va s’attacher à montrer que le cheminement des Lumières n’est ni rectiligne ni inflexible. Il est à l’image de l’homme et il ne cesse de se chercher. Les différents évènements, historiques, scientifiques, techniques, politiques, manifestent les heurs et les malheurs du trajet. Si les Lumières étaient un appel à la responsabilité de la pensée, il n’en est pas moins vrai que l’exercice du penser peut ne pas assumer cette responsabilité. Peut-il en être autrement ? Est-il possible de savoir ce dont demain sera fait ? L’historien peut nous éclairer sur les possibles dévoiements que les Lumières n’ont pas su éviter ou que le progrès impliquait comme condition de son propre avènement. Le progrès n’est ni naturel ni nécessaire puisqu’il repose sur la libération de l’homme à l’égard de la nature et que cette « sortie de la nature » ne peut être rapportée à une recette. Tout au plus, l’homme peut estimer la valeur de la démarche libératoire à l’aune de trois « procédures » que sont l’agir, le connaître et le faire. L’agir est la mise en œuvre des moyens en vue de la survie, le connaître assure de la valeur des moyens et le faire propose les instruments, les outils utiles aux deux autres procédures. Nous percevons immédiatement la difficulté de la tâche pour autant que la fin n’est pas claire, que le chemin des Lumières n’est pas clairement tracé et que des écarts sont toujours possibles. Ceux-ci ne sont pas rédhibitoires et enjoignent à l’homme de continuer à se chercher. Le siècle dernier aurait pu nous  ôter toutes nos espérances...Tel n’a pas été le cas. Si l’humanité trébuche sur le chemin des Lumières et qu’elle semble s’effondrer, elle semble déterminée à toujours s’efforcer de se relever. Certes, comme l’indique Monsieur Dieter Birnbacher, dans sa contribution, l’évaluation des risques,  essentiellement techniques, ne doit pas être l’occasion d’opposer les savants et les profanes, car l’émotion qui semble structurer les réactions des profanes peut aussi devenir un paramètre dans la mesure des risques. Il est à noter que cette intervention est en allemand.

        L’exercice de la pensée implique un matériel de base qui tient à la nature du chemin suivi, mais aussi au type de connaissance projeté. Madame Catherine Brechignac, Secrétaire perpétuelle de l’Académie des Sciences, entend, dans ce cadre, établir un lien entre démarches scientifique et les langages de la raison. Pour prendre un exemple, de la forme du langage dépend la connaissance elle-même et les langues alphabétiques semblent avoir permis des progrès considérables là où les langues basées sur des idéogrammes apparaissaient comme un frein au progrès de la science. De même, si l’analyse est la démarche scientifique par excellence, une langue analytique contribuera grandement à la construction de la connaissance, l’une ne pouvant aller sans l’autre. Pourtant les nouveaux enjeux de la connaissance nous invitent à penser qu’aucune démarche ne peut apparaître comme achevée et si elle est un outil, il s’agit toujours de l’adapter aux nouveaux problèmes posés à notre désir d’embrasser le réel.

       Le problème de la connaissance et de son éventuel progrès ne peut faire l’économie d’une réflexion sur celui qui connaît. Tel est le constat  de Monsieur Pierre Buser, de l’Académie des sciences.  Les Lumières, en faisant l’homme responsable de son savoir, impliquaient, de fait, un approfondissement des connaissances des processus mentaux à l’œuvre dans le sujet.  Pourtant, l’homme demeure encore mystérieux, à et pour lui-même, et les découvertes récentes des neurosciences nous invitent à la prudence et à la modestie. Par ailleurs, sortir de la minorité, n’est-ce pas s’exposer à faire n’importe quoi ? A être tenté d’écouter d’autres voix que celle de la raison ? Ne faut-il pas penser des limites, limites d’autant plus nécessaires que tout est possible même l’impensable, l’inhumain ? L’idée de limites invite à une réflexion juridique, portant sur le droit.... et le devoir. Il appartient à Madame Delmas-Marty, membre de l’Institut, Professeur honoraire au Collège de France, de traiter cet aspect du problème. En effet, il ne s’agit  pas seulement de se libérer, mais de gagner la liberté et d’être libre. La liberté ne peut se concevoir que de manière universelle et elle implique une réflexion constante sur les conditions de son respect à l'échelle internationale. Les nouveaux enjeux du monde, liés à la biotechnologie, aux risques en matière d’écologie ne peuvent que nous convaincre de la nécessité de poser des limites universelles comme condition de l’exercice de la liberté.

       Les grands artisans des Lumières n’ont cessé depuis l’aube des Lumières de préciser les conditions de leur réalisation. Monsieur Rainer Enskat, de l’Université Martin Luther, de Halle s’intéresse à Rousseau. Ce dernier, en particulier, se pose le problème du nécessaire inachèvement du processus lui-même. La révolution intellectuelle provoquée par les Lumières est indissociable d’une révolution permanente de l’esprit dans sa capacité de juger de l’efficacité pratique des connaissances elles-mêmes. Les Lumières libèrent le jugement de l’homme à l’égard de la valeur pratique de la connaissance elle-même. Et ce jugement, Rousseau l’envisage comme partagé par un plus grand nombre de personnes que de scientifiques. La connaissance est seconde au regard des fins pratiques, mais elle se nourrit de nouvelles connaissances susceptibles d’éclairer l’usage même qu’il est possible de faire des connaissances. Les Lumières ne peuvent donc avoir de terme, puisqu’elles n’ont pour seule fin que d’éclairer cet usage. Cela étant, il se pourrait que soit dès lors remise en question une connaissance qui n’ait pour but que la connaissance elle-même. En matière de recherche scientifique, la prudence craintive a pris le pas sur la curiosité, essence de la recherche scientifique. La science et les progrès qu’elle engendre finissent par tétaniser et la plupart s’en remettent alors à des croyances ou à des idéologies rassurantes. C’est l’objet de la participation de monsieur François Gros, Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences. Il s’agit, selon lui, de se conformer à un bon sens lucide qui enjoint de demeurer maîtres de l’utilisation que l’on peut faire des connaissances. Rabelais ne nous avait-il pas, de manière prophétique, annoncé que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Il s’agit donc toujours de penser, et de ne pas cesser d’oser penser....On trouvera dans l’ouvrage les contributions spécifiques des savants au cheminement des Lumières, des compagnons de route, tels que Humboldt, Goethe et Cuvier, qui illustrent parfaitement la collaboration entre les deux pays. Les contributions de Madame Ursula Klein, sur  Humboldt et celle de Monsieur Philippe Taquet, Président de l’Académie des sciences, concernant les relations entre Goethe et Cuvier, s’en veulent le témoignage. Le respect mutuel, le dialogue constant et l’échange des connaissances constituent le socle sur lequel repose l’amitié franco-allemande, non pas indéfectible, mais toujours à l’horizon des Lumières. Les structures de recherche et de diffusion des connaissances témoignent  de cet idéal (de la raison) à réaliser.

       Les Lumières ont cependant accouché d’un monde qui ne cesse de remettre en question la toute-puissance de la raison à comprendre et à imaginer des solutions. La rationalisation du monde, particulièrement dans le domaine économique, n’exclut pas l’irrationnel avec lequel la raison ne doit cesser de composer pour produire toujours plus d’intelligence et d’explication. Les crises auxquelles nous sommes confrontés constituent autant de situations à repenser, dans la mesure où les approches classiques n’étaient pas en mesure de rendre compte de la nature et de la spécificité des phénomènes. Les communications de Messieurs Jean-Paul Trichet, Michel Pébereau et Jean Tirole, qui abordent ces questions, supposent du lecteur une réelle maîtrise du langage économique, essentiellement de la finance. La rationalité des phénomènes est à inventer constamment, car la diversité du réel implique un travail toujours renouvelé de la raison, dans sa volonté de comprendre le monde et d’en assurer la maîtrise. Le concours et l’entraide d’esprits éclairés ne pourront que proposer des solutions, comme nous le voyons dans le domaine de la santé avec la maladie d’Alzheimer qui, en sonnant le glas d’une raison maîtresse de l’individu et du monde, nous met en face de la menace d’une nature dont nous croyions avoir triomphé.  La communication de Monsieur Joël  Ménard, professeur émérite de Santé publique, souligne cet aspect et invite à la pérennisation de l’action conjointe franco-allemande, dans ce domaine, comme dans d’autres afférant à la santé, idée qui est reprise par Monsieur Jean-François Girard, président de la Sorbonne.

       Les Lumières n’ont donc de sens que pour autant qu’elles sont perçues comme une liberté toujours à venir, et qui repose sur le concours de volontés suffisamment courageuses, pour oser affronter le monde, toujours nouveau, issu de conquêtes passées. Finalement, le colloque nous rappelle que les Lumières sont toujours pour demain et qu’il ne s’agit jamais de s’enfermer dans un monde déjà fait, quelle que soit sa nature, scientifique, juridique, politique.

Christophe BEAUCOURT