Gérard HADDAD, Dans la main droite de Dieu, Psychanalyse du fanatisme, Premier Parallèle, Clamecy, Octobre 2015, 124 pages, lu par Fabrice Dewolf

C'est dans une toute jeune et dynamique maison d’édition numérique et papier, spécialisée dans les essais et les documents, qu’est parue, avant les attentats du 13 novembre 2015, cette esquisse d’une théorie des structures du fanatisme par le psychanalyste et essayiste Gérard Haddad.


En s’attelant à saisir les mécanismes de ce phénomène, dans sa dimension à la fois sociale et intime, Gérard Haddad permet de réfléchir aux origines de la violence ayant conduit aux tueries de janvier et novembre 2015.

On doit le titre à une merveilleuse citation de Lessing mise en exergue : « Si Dieu tenait dans Sa main droite toutes les vérités et dans Sa main gauche l’effort infatigable vers la vérité et qu’il me disait : "Choisis !", je m’inclinerais avec désespoir vers Sa main gauche en disant : "Père ! Donne ! La pure vérité n’est que pour Toi seul !". » (Eine Duplik, 1778)

Le livre est divisé en deux parties : « Les lois fondamentales du fanatisme » et « La structure psychique du fanatique ». Est fanatique celui qui se croit détenteur de la Vérité (1ère loi), qu’il cherche à tout prix à universaliser (2ème loi), en se croyant chargé de la mission de détruire ceux qui ne la partagent pas, dans une visée millénariste délirante d’abolition des tensions permettant d’arriver à la fin de l’histoire (3ème loi). Cette dernière loi avait déjà été étudiée par Gérard Haddad dans son livre Les Biblioclastes, réédité sous le titre La Folie millénariste, dans lequel il défendait, comme Leibowitz avant lui, la multiplicité des langues permettant de tenir des discours différents en n’empêchant pas de dialoguer, contre l’universalisme. Ces racines conviennent aux quatre sortes de fanatisme que distingue l’auteur, dont le fanatisme religieux n’est qu’une des formes. Le plus ancien est sans doute le fanatisme nationaliste, perversion du sentiment patriotique ; puis on trouve le fanatisme idéologique, perversion des idées d’égalité, de justice, ou de paix ; et le fanatisme racial, qui dénature la fierté légitime que l’on est en droit d’éprouver à l’égard de son héritage culturel. Le fanatisme peut donc être athée, comme le stalinisme. L’intolérance naît de la volonté d’universaliser du particulier. On devient fanatique à partir du moment où l’on cherche à universaliser une conviction aveugle et intransigeante par détestation du particulier. Dans la théorie lacanienne, et en particulier les formules de la sexuation, ce goût de l’universel est la tyrannie du masculin devant l’angoisse du particulier qu’est le féminin, devant la castration, principe civilisateur. C’est par le manque, un vide, un impossible, ce que Gérard Haddad, dans un autre ouvrage appelle « Manger le Livre », que l’on peut échapper à cette totalisation. La Mère est le premier Autre avec laquelle l’enfant voudrait pouvoir fusionner. Afin d’éviter cela, celle-ci fait découvrir l’écriture et le livre. « Manger le Livre », c’est incorporer l’interdit paternel, mais aussi le parler masculin, une histoire, qui marquent la naissance du sujet. Ce mouvement suit l’impératif divin à Ezéchiel : « Mange ce livre et va leur parler ». Or, le leader du discours fanatique va garder le livre hors d’atteinte et s’en faire le gardien.

Cependant l’universel au cœur du fanatisme ne doit pas nous empêcher de penser au fanatique lui-même, comme personne singulière, en essayant de comprendre sa structure psychique. C’est l’objet de la seconde partie du livre. Le fanatique est pris dans un paradoxe entre l’universel désiré et la quête de la pureté ethnique, des origines, de l’entre soi. Il souffre d’une pathologie narcissique, de la douleur du manque. La recherche du même, que tout le monde soit comme, exige de lui le sacrifice présent du différent, et le sentiment de toute-puissance sur l’autre le grise et l’amène à une jouissance perverse. L’épuration est sans fin, car plus on recherche le même plus il nous échappe. Se rejoignent le fanatisme comme structure de discours et le fanatique comme structure psychique. Le fanatique est pris dans un discours, avec des énoncés maîtres, sur la mort, le sacrifice, le martyr, dans lequel l’idéal du moi du leader se substitue au moi propre. À partir de quelques signifiants à peine s’opère ce que la psychanalyse appelle une « conversion », une transformation radicale du sujet et de son rapport au monde. Ce qui pousse Caïn à tuer Abel, c’est le discours dans lequel il est pris.

Le passage sur « la problématique fraternel » (p.73 à 82) est probablement le plus profond : « la rivalité entre frères, [est la] conséquence de l’aliénation du sujet à son insatisfaisante image spéculaire ». Le frère pense que l’autre a quelque chose qu’il n’a pas. Cette jalousie nourrit une violence meurtrière. Et l’auteur de rappeler que la Loi du père n’énonce pas seulement l’interdit de l’inceste, mais aussi celle du fratricide. Or « le conflit fraternel est constant, structurel » : Abel et Caïn, Ismaël et Japhet, Ésaü et Jacob, Joseph et ses frères, Romulus et Remus,… Avec la figure du fratricide, il plane comme « l’ombre d’un soupçon, que chacun est le Caïn de son frère », (Primo Levi, Les naufragés et les rescapés). Pour fonctionner comme filtre des angoisses qu’une mère projette sur ses enfants, le père doit être respecté et admiré. Mais on assiste à un déclin de la paternité ouvrant la porte à la psychose. De moins en moins le père assure la transmission, enseigne la loi, mais aussi la sanction, toujours dans un acte d’amour. « Comment sortir de cette prison de l’âme ? », comment remplacer une fraternité qui se construit dans la fermeture et le rejet par une fraternité qui ouvre aux autres ? Par « une puissante armature symbolique » qui puisse rendre possible le pardon. Ce qui fut le cas pour Joseph, Nelson Mandela, ou encore Martin Luther King. Mais face à des personnes totalement imperméables au discours de la raison, il faut tenter de créer des affects qui puissent leur donner un sentiment d’appartenance valorisante. Ce qui exige également une réponse sociale : économique, politique, mais aussi, au moins transitoirement, militaire, car aucune tentative terroriste n’a été brisée sans des années de combats sanglants, mais ainsi aucune tentative terroriste n’a jamais atteint aucun but durable. Car ne sommes-nous pas aussi les gardiens de nos frères ? Garder, c’est non seulement guetter, pour la contenir, toute expression de violence, mais aussi prendre soin de, être bienveillant. C’est pourquoi la seule surveillance ne saurait suffire à enrayer le phénomène d’embrigadement.

En cherchant à déterminer des invariants du fanatisme, en proposant une réflexion fondatrice, cet ouvrage permet de mettre du sens, de rompre avec l’hébétement initial, et d’initier le débat sur des bases plus solides. Il faut mettre la philosophie à l’épreuve de la violence et, inversement, mettre la violence à l’épreuve de la philosophie. Jan Patocka parlait de « solidarité des ébranlés » quand, dans un contexte de violence, persistait la pensée en commun. Si la philosophie ne peut empêcher la violence, l’exercice d’une réflexion partagée entretient une certaine façon d’être ensemble, une certaine fraternité. Or, la fraternité est inscrite dans notre devise républicaine. Il s’agit d’apprendre à la penser à partir de cette hantise du fratricide, de la démesure de la pulsion identitaire, mais aussi comme travail d’ouverture au différent, comme pratique relationnelle dont un exemple pourrait être ce geste de partage des RTT pour venir en aide à un collègue dont l’enfant est gravement malade. Nul doute qu’en classe d’EMC ou de philosophie ce livre puisse  apporter une lumière nouvelle sur ce qu’est le sujet, en particulier dans son rapport à l’autre, la religion, l’histoire, ou la politique.

Dans ce texte fondateur des trois monothéismes que constitue le non-sacrifice d’Isaac par Abraham, quand l’ange arrête la main d’Abraham levée pour tuer son fils, ce qui nous est inculqué avec force c’est qu’aucun homme ne peut tuer un autre homme au nom de Dieu, que le témoignage de sa foi ne peut jamais passer par le meurtre d’un autre homme ou par une quelconque violence commise sur autrui. Le bélier qui vient en place de l’enfant introduit une logique de substitution, une chose peut en remplacer une autre, logique du symbole qui fait sortir du fanatisme, et qui contribue à changer l’homme.

                                                                                                                                                                                                                                                                         Fabrice Dewolf