oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - racismeRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearJean-Frédéric Schaub Pour une histoire politique de la race , Seuil Collection Librairie du XXIe siècle, mars 2015, Lu par Nawal El Yadariurn:md5:c565ccf09f6e284cbf30175f0d41d1952016-06-22T06:00:00+02:002016-06-22T06:00:00+02:00Florence BenamouPhilosophie généralealtéritécroyancehistoireracisme<p><strong>Jean-Frédéric Schaub Pour une histoire politique de la race , Seuil Collection Librairie du XXIe siècle, mars 2015, Lu par Nawal El Yadari</strong></p>
<p>Dans cet ouvrage, J.-F. Schaub propose une histoire des constructions des catégories raciales : il s'agit d'exhumer des catégories qui fonctionnent parfois sans dire leur nom, et de dépasser le paradigme simpliste qui réduit le racisme à la seule idéologie raciste biologique. Des catégories imprègnent nos cadres de pensée et les cadres de l'action politique, et il s'agit d'en comprendre les racines. L'ouvrage est donc polémique, puisqu'il se propose de déceler la politique de la race et ses continuités sous différentes idéologies universalistes. Il convient de se rappeler des apports fondamentaux des pensées de Fanon et de De Beauvoir : la construction sociale de l'altérité, qu'elle soit raciale ou genrée, va de pair avec un processus de définition de soi. Assigner autrui à une place, c'est se définir soi-même. Ainsi on ne peut pas comprendre la racialisation sans y saisir en creux la construction de la blanchité. De même que le sexisme permet de construire une certaine masculinité.</p>
<p>L'ouvrage part d'un constat, à savoir celui d'une tension propre à nos sociétés contemporaines : la tension entre, d'une part la « plasticité individuelle des appartenances », autrement dit la possibilité pour tout un chacun d'échapper aux assignations identitaires, et d'autre part, la permanence du racisme dans les sociétés contemporaines – le racisme biologique fût-il disqualifié.<br />
« Le triomphe de la plasticité des appartenances devrait favoriser une extinction des positions racistes dans les sociétés contemporaines. » (p. 18</p> <p>La thèse centrale de l'ouvrage consiste justement à expliquer cette apparente opposition entre deux phénomènes par un lien de causalité : c'est en réalité parce que les individus échappent aux places qui leur sont assignées que la théorie raciste se développe, sous des formes parfois moins évidentes que la seule théorie biologique, et donc y compris sous des accents culturalistes.<br />
« Lorsque les gens se conforment à l'idée qu'on se fait d'eux, c'est-à-dire qu'ils se tiennent à la place qu'on leur assigne, il n'est guère besoin de disposer d'une théorie raciale pour leur manifester de l'hostilité. (…) La stigmatisation des Afro-Américains a atteint son maximum raciste lorsqu'ils sont devenus citoyens, les homosexuels viennent d'être sifflés parce qu'ils demandaient de bénéficier du droit à rejoindre la norme familiale napoléonienne. » (p. 19)</p>
<p>On ne peut que constater une forte disqualification, dans le champs intellectuel contemporain, des théories du déterminisme biologique, qui consistent à enfermer les individus dans un destin génétique, et ce au profit d'une approche structurelle des faits sociaux. Mais l'auteur note tout de même une certaine rémanence de l'approche biologique et génétique, lorsqu'elle se dissimule sous un antiracisme axiologique. Il cite ainsi le succès de l'entreprise iGENEA, aux Etats-Unis, qui propose de répondre à la question « Etes-vous juif ? », sur la base d'un test ADN. Ou encore les explications essentialistes visant à expliquer la forte proportion de scientifiques brillants de confession juive dans l'histoire du XX e siècle par l'idée d'une sélection darwinienne des individus les plus brillants à l’intérieur d'une communauté menacée et violentée.<br />
A cela, l'auteur propose de remplacer une approche historique plus complexe et en expose minutieusement les pré-requis méthodologiques . La pensée raciale enferme les individus dans un temps sans histoire, et il faut substituer à la conviction que l’altérité est naturelle l'étude de sa construction sociale dans le temps et l'espace. Il s'agit de se pencher sur la construction historique des catégories raciales en Occident, tout en restant vigilant face au tropisme états-uniens, qui n'est qu'un cas parmi d'autre de contexte raciste. Or ce cas n'est pas universalisable, et il faut rester vigilant, car dans d'autres contextes l'équivalence « race »/ « couleur » ne va pas de soi, et ne permet pas d'analyser des catégories de pensée raciales.<br />
J.-F. Schaub note aussi la nécessité de procéder à des analogies dans les processus d'altérisation et de racialisation. Ainsi il y a des analogies entre la racialisation des Noirs et celle des Juifs, entre le racisme lié à la colonisation et celui du génocide Juif. Mais il faut aussi se garder de tout anachronisme ou encore de toute lecture téléologique, qui ferait du désastre nazi l'aboutissement logique de toute l'histoire du racisme en Occident.</p>
<p>« L'histoire de la formation des catégories raciales décrit les processus par lesquels des populations se sont vu assigner des identités différentielles, ou si l'on veut une altérité, entendues comme différences naturelles. Il s'agit donc d'un sous-ensemble spécifique à l'intérieur de l'ensemble beaucoup plus vaste de la gestion de l'altérité sociale, laquelle appartient à son tour à l’arsenal de la domination politique ». Autrement dit on ne peut pas séparer l'émergence des catégories raciales d'un contexte de domination politique. Mais la recherche sur les catégories raciales ne saurait se confondre avec l'étude générale des pratiques de domination : il s'agit d'un cas particulier de mode de domination dont il s'agit de saisir la spécificité.<br />
L'auteur note les liens intrinsèques entre préjugé racial et domination esclavagiste et prévient contre une tendance historiographique à mettre l'accent sur l'idéologie, comme si l'esclavage avait d'abord pour but de produire de la suprématie blanche, et non du coton, du riz, du capital. C'est l'idéologie qui est produite ad hoc pour justifier une domination d'ordre matériel. Mais il faut également veiller à ne pas totalement oblitérer la spécificité raciste sous la domination matérielle capitaliste.<br />
Trois thématiques spécifiques, qui dépassent la seule domination capitaliste, entrent en combinaison en Europe, dans la formation d'une idéologie de l'infériorité raciale de certaines populations :<br />
⁃ Il y a d'abord une thématique religieuse, appliquée aux populations non chrétiennes, et donc perçues comme barbares, sauvages, incivilisées, telles que les Juifs, les natifs Américains, les Africains. Même lorsqu'elles se convertissent, ces populations se trouvent entachées du soupçon selon lequel elles seraient intrinsèquement et naturellement incapables d'emprunter la voie de la civilité. Le baptême et les sacrements seraient inefficaces à une véritable conversion, et seul le labeur et la captivité pourraient être des remèdes.<br />
⁃ Ensuite l'attribution aux mâles des groupes ségrégés d'une féminité aberrante est une autre façon de les désigner au mépris, ce qui entre en résonance avec le sexisme et l'homophobie qui structurent ces sociétés occidentales. Ainsi court l'idée antisémite selon laquelle les hommes juifs seraient menstrués. La frontière entre les genres seraient menacée par les groupes racisés.<br />
⁃ Enfin, c'est évidemment la frontière entre humanité et animalité qui serait troublée par les populations non blanches.</p>
<p>L'auteur met également en garde contre une fausse équivalence : le racisme diffère de l'idéologie raciste. On peut mettre en place des pratiques institutionnelles racistes, c'est-à-dire qui placent la gestion des distinctions raciales au cœur de l'action politique, tout en évacuant de la langue et du discours politique toute référence à la race. Le racisme sans langage racial existe, d'où la disqualification par l'auteur de l'idée selon laquelle faire disparaître le mot « race » de la constitution serait nécessaire. D'où aussi la prise de position en faveur de statistiques ethniques, qui permettraient de nommer les réalités des pratiques de discriminations. L'indifférence à la différence raciale désarme en réalité toute politique de lutte contre les discriminations.<br />
Il s'agit donc de se méfier d'un syllogisme qui stipulerait que<br />
⁃ la politique discriminatoire ne saurait être raciale que si elle repose sur un raisonnement naturaliste<br />
⁃ or l'appel à la race biologique est aujourd'hui disqualifié<br />
⁃ donc la question raciale est aujourd'hui caduque.</p>
<p>Afin de démontrer que le racisme ne saurait se réduire à une question biologique, l'auteur prend le cas espagnol, qui construit l'idée d'une race spirituelle, liée à la question de la conversion des Juifs et des Musulmans dans l'Espagne de la fin du Moyen-Age. Les Juifs et les Musulmans convertis posent problème au sens où leur conversion est soit feinte (cas des marranes), soit considérée comme un échec : leur psychologie ancestrale ne peut être modifiée. L'identité hispanique est d'abord spirituelle, et l'adversaire politique est le juif ou le morisque que le baptême n'a pas pu laver de sa méchanceté naturelle. Il y a bien hérédité, de caractère sociaux, politiques, culturels, et pas nécessairement hérédité biologique.<br />
Il faut donc relativiser le dogme selon lequel la théorie raciste naîtrait avec le racisme dit scientifique/ biologique, car d'autres formes de théories raciales étaient en cours avant le XIX e siècle, avec notamment la théorie des climats.</p>
<p>L'auteur se penche ensuite sur la logique dialectique interne aux pensées raciales, qui articulent deux pensées antinomiques : d'un côté l'idée d'une efficace de la grâce et un message d’émancipation universelle justifiant le projet de civilisation, et de l'autre l'idée d'une fixité naturelle, d'une inaptitude au changement de certaines catégories de population.<br />
Pour mieux comprendre cette articulation, J.-F. Schaub fait un parallèle entre christianisme et socialisme. L'histoire de l'URSS présente les mêmes thématiques de tension entre force révolutionnaire et obsession de la pollution interne, avec un biais ethnique qui considérerait certaines populations comme naturellement plus rétives au processus révolutionnaire. Dans les deux cas, le travail forcé est considéré comme un outil de rééducation et de transformation interne de l'individu.<br />
Cette antinomie entre fixisme et horizon d'universalité est un point commun à toute idéologie prosélyte, qu'elle soit chrétienne, communiste, que ce soit celle de la République dans son projet colonial.<br />
Il faut donc bien comprendre que des théories racistes peuvent tout à fait se développer dans des sociétés aux fondements idéologiques universalistes, et sans une idéologie raciste clairement identifiable. Il semblerait même que l'universalisme et l'exigence d'assimilation aillent de pair avec la pensée raciste, en ce sens que la pensée raciste naît de la crainte du mélange, de la contamination du corps social par un corps étranger : la catégorie raciale prend racine dans la volonté de distinguer un groupe précisément au moment où il n'est plus distinguable, où il tend à se fondre.</p>
<p>J.-F. Schaub revient sur le contexte de la péninsule ibérique où, dès le XIV e siècle, surgit la question de l'identification des chrétiens descendants de juifs convertis, comme personnes distinctes par leur généalogie. Les musulmans qui n'ont pas choisi l'exil après la chute de Grenade ont eux aussi, partagé avec les juifs le statut suspect de « nouveaux chrétiens », sous l'appellation de Moriscos. Cette obsession de l’infiltration du corps social par un étranger de l'intérieur va de pair avec la peur du métissage en contexte colonial. Ainsi la catégorie raciale joue un rôle d'autant plus accru que le groupe jugé sauvage, barbare, n'est plus si visible ou séparé qu'il ne l'était auparavant.<br />
Pour Schaub, dans le cas de la persécution des nouveaux chrétiens ibériques, on peut donc déjà parler d'une politique de la race, en ce sens que l'idée d'hérédité, de fixité naturelle est déjà présente, quand bien même il n'y a pas d'argumentaire biologique. La biologie n'intervient au XIX e siècle que pour légitimer et simplifier un processus de racialisation complexe.</p>
<p><br />
Ce qui se joue, donc dans la mise en place d'une politique raciale, c'est le rejet d'un processus de réduction des distances entre groupes, plus qu'une discrimination fondée sur la différence. Ainsi, dans les sociétés post esclavagistes, le rapprochement de la condition noire de la citoyenneté commune constitue un puissant moteur de racisme.<br />
Le racisme antijuif, comme le racisme antinoir, fonctionne sur ce même mécanisme de soulignement d'une altérité tendant à s'effacer, dans une peur de la confusion. Par exemple, la rouelle médiévale ainsi que le stigmate de l'étoile jaune ont pour effet de rendre à nouveau évident ce qui était devenu invisible par l'effet du temps et de la dissimulation. « On pourrait même avancer qu'un raisonnement de type racial répond en premier lieu à la nécessité de révéler des distinctions que l’œil n'identifie plus. » Les juifs médiévaux furent marqués et contraints de résider dans des quartiers spécifiques, afin de compenser l'impossibilité de les reconnaître. La pensée raciale répond à l'impératif de produire de l'altérité là où elle cesse d'être évidente. Et la généalogie biologique permet de répondre à cette nécessité de produire de l'altérité quand elle n'est plus visible.<br />
Plus la différence sensorielle perçue est forte (couleur de peau), moins les processus de discrimination ont besoin de s'appuyer sur des argumentations de nature biologique.<br />
Le racisme fondé sur la différence visible s'enracine dans une première histoire, qui est la réponse raciste à l'invisibilité de l'autre. « Autrement dit, au moment où les sociétés coloniales éprouvent le besoin de théoriser l'infériorité de l'homme noir par l'assignation d'une identité naturelle et transmissible par génération, les sociétés européennes, et en particulier ibériques, avaient depuis longtemps éprouvé l'efficacité d'une pensée généalogique de l'altérité. » (p. 255)</p>
<p><br />
Deux idées fortes concluent l'ouvrage :<br />
⁃ L'importance de ne pas réduire le racisme au racisme biologique : « une telle restriction peut alimenter une forme de color blindness, dans la mesure même où elle conduit à ne reconnaître de politique raciste que pour autant que cette politique expose de façon ouverte et lisible une théorie biologisante à l'appui de son programme d'action. Or on sait bien que le champ d'efficacité du racisme contemporain déborde d'autant plus largement ces normes que le lexique de la race est exclu du champ politique, du moins dans des pays comme la France ou l'Allemagne d'aujourd'hui.<br />
⁃ Le racisme est une opération de distinction quand l'altérité disparaît, et semble aller de pair avec tout projet universaliste.</p>
<p>Ce travail est stimulant, érudit, et initie des analogies intéressantes et ouvre des réflexions riches sur le rapport à l'altérité. Il permet, de façon salvatrice, de revenir sur une conception naïve du racisme, qui de fait évacuerait le racisme du champ politique actuel, étant donnée la disqualification du racisme biologique. On peut regretter toutefois un certain usage du paradigme visuel pour analyser la production des catégories raciales : dire que la race est produite au moment où un groupe n'est plus vu dans sa différence, et ce d'autant qu'il n'est plus visible est intéressant, mais doit être complété par une approche en termes de pouvoir. Il est en effet important, à notre sens, de prendre soin de ne pas psychologiser de façon intemporelle la mécanique raciste, et de garder une analyse socio-historique pour en comprendre les ressorts et la rationalité propre. Or ce qui est gênant lorsqu'un groupe exogène « s'intègre », c'est moins son manque de visibilité comme différent, que la façon dont il échappe à une place minorisée. J.-F. Schaub donne à plusieurs reprises l'exemple de la recrudescence du racisme au moment de l'accès des Noirs-Américains à la citoyenneté : ce qui gêne le groupe majoritaire, c'est de perdre la place de dominant dans une relation de domination et d'être concurrencé par un groupe qui avait été assigné à la place de dominés. De même l'étoile jaune n'a pas pour seul fonction de rendre visible des Juifs que l'on ne parviendrait plus à distinguer, mais elle a pour fonction d'exclure, d'assigner, de dominer. Dès lors ce qui est susceptible de déchaîner la violence raciste, c'est peut-être moins la perte de visibilité de la différence, que le refus de la position de dominé, et encore plus lorsque ce refus est conjugué à l'affirmation visible d'une différence.</p>
<p><br />
Nawal El Yadari</p>Célia Sauvage, Critiquer Quentin Tarantino est-il raisonnable ?, Vrin, 2013, lu par Nazim Sibloturn:md5:e19aaa91004d43b7cf9b0ea56a369e2b2013-05-14T05:28:00+02:002013-05-14T05:28:00+02:00Cyril MoranaEsthétiqueartcinémamythepolitiqueracismeviolence<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"><img title="Tarantino, mai 2013" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.images_t.jpg" />Célia Sauvage, <em style="mso-bidi-font-style:normal">Critiquer
Quentin Tarantino est-il raisonnable ?</em>, Vrin, « Philosophie et
cinéma », 2013.<span style="mso-tab-count:1"> <br /></span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><br /><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">C’est
non seulement les films, mais encore l’ensemble discursif constitué des propos
de Tarantino et de leur réception, qu’interroge Célia Sauvage, afin de de
dégager les clés d’interprétation d’une démarche marquée par sa profonde
ambiguïté. Au lieu de se cantonner au niveau esthétique, <em style="mso-bidi-font-style:
normal">Critiquer Quentin Tarantino est-il raisonnable ?</em> prend ainsi le
parti d’une analyse globale de la « stratégie réflexive » du
cinéaste.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal">
<span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-tab-count:1"> </span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt;line-height:
normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">Rare exemple de cinéaste alliant succès
populaire et reconnaissance critique, Quentin Tarantino suscite depuis ses
premiers films des réactions contrastées, voire polémiques<a style="mso-footnote-id:
ftn1" href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/14/05/2013/C%C3%A9lia-Sauvage%2C-Critiquer-Quentin-Tarantino-est-il-raisonnable-%2C-Vrin%2C-2013%2C-lu-par-Nazim-Siblot#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character:footnote"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-size:12.0pt;line-height:
115%;font-family:"Times New Roman";mso-fareast-font-family:Calibri;mso-fareast-theme-font:
minor-latin;mso-bidi-font-family:"Times New Roman";mso-ansi-language:FR;
mso-fareast-language:EN-US;mso-bidi-language:AR-SA" lang="FR">[1]</span></span></span></span></a>,
entre adulation et dénigrement. Or ces réactions contradictoires, souvent
virulentes et dépassant le cadre de la critique cinématographique, peuvent largement
être imputées au personnage public que s’est construit le réalisateur. C’est donc
non seulement les films, mais encore l’ensemble discursif constitué des propos
de Tarantino et de leur réception, qu’interroge Célia Sauvage, afin de de
dégager les clés d’interprétation d’une démarche marquée par sa profonde
ambiguïté. Au lieu de se cantonner au niveau esthétique, <em style="mso-bidi-font-style:
normal">Critiquer Quentin Tarantino est-il raisonnable ?</em> prend ainsi le
parti d’une analyse globale de la « stratégie réflexive » du
cinéaste.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"> </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Le premier
chapitre (« Tarantino est-il trop cinéphile pour faire de bons films ? »)
aborde l’image de cinéphile passionné que le réalisateur entend donner de
lui-même. En effet, s’il se livre très peu sur sa vie privée, Tarantino est
prolixe sur sa vision du cinéma et sa démarche de cinéaste. Assumant
totalement, en post-moderne, de s’inscrire dans un réseau intertextuel au lieu
de prétendre révolutionner son art (« Je vole des idées dans tous les
films qui existent », dit-il), Tarantino multiplie les allusions et
références, aussi bien dans ses entretiens que dans ses films. Cette
« logique d’accumulation d’un savoir illimité », accompagné du désir
de partager sa passion,<span style="mso-spacerun:yes"> </span>participe sans
doute au regard bienveillant porté par une partie de la critique sur cet ancien
loueur de VHS devenu un pilier d’Hollywood. Tarantino, qui a fondé un festival
et détient une salle de cinéma où il projette ses films favoris et en débat,
s’inscrit ainsi dans une « logique muséale » visant à diffuser des
œuvres méconnues. C. Sauvage parle pourtant d’« auteurisme
problématique », pour deux raisons principales. Tout d’abord, cette
cinéphilie boulimique, assumant un « subjectivisme radical » et
rejetant toute hiérarchie des genres, risque de diluer toute notion de qualité
dans un relativisme où se côtoient chef-d’œuvres et séries B (voire Z). Ensuite
se pose la question, particulièrement épineuse, de l’imitation (voire du
« plagiat pur et simple ») : comment revendiquer la posture du
créateur original lorsque l’on reprend à la virgule près certaines tirades,
voire qu’on duplique intégralement le scénario<a style="mso-footnote-id:ftn2" href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/14/05/2013/C%C3%A9lia-Sauvage%2C-Critiquer-Quentin-Tarantino-est-il-raisonnable-%2C-Vrin%2C-2013%2C-lu-par-Nazim-Siblot#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character:footnote"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-size:12.0pt;line-height:
115%;font-family:"Times New Roman";mso-fareast-font-family:Calibri;mso-fareast-theme-font:
minor-latin;mso-bidi-font-family:"Times New Roman";mso-ansi-language:FR;
mso-fareast-language:EN-US;mso-bidi-language:AR-SA" lang="FR">[2]</span></span></span></span></a>
d’autres films ?</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Dans le
deuxième chapitre (« Les films de Tarantino sont-ils trop bavards pour
avoir quelque chose à dire ? »), l’analyse cible les procédés
d’écriture et la construction d’une dramaturgie, véritable monde parallèle, par
le réalisateur. Tenté d’abord par une vocation d’écrivain, Tarantino soigne
particulièrement les dialogues de ses films, truffés de digressions sans
rapport avec l’action, ainsi reléguée au second plan par cette
prolifération verbale. Mais on lui reproche que ces tirades, certes ludiques et
rythmées, soient gratuites et futiles, signant selon un critique « la
victoire du style sur la substance ». <span style="mso-spacerun:yes"> </span>Cet usage formel de la parole révèle pourtant
le pouvoir auto-référentiel du langage : le récit n’est au fond qu’un
prétexte à des monologues qui ne renvoient pas à une signification extérieure mais
sont à eux-mêmes leur propre fin. Tel un romancier, le cinéaste se pose
également « comme un créateur d’univers possédant la pleine maîtrise de
ses personnages » : dans une sorte de <em style="mso-bidi-font-style:
normal">Comédie humaine</em> dopée à l’hémoglobine, il construit un réseau où
les personnages se croisent, s’éclipsent pour mieux réapparaître, au sein de
narrations complexes, non linéaires, qui illustrent dans une succession de
récits un « perspectivisme radical ». Jouant avec le hors-champ,
Tarantino suggère ainsi l’épaisseur d’un univers imaginaire où les personnages,
même secondaires, ont chacun leur vie propre, une trajectoire antérieure et à
venir qui pourrait donner indéfiniment matière à de nouveaux films. Cette
suggestion d’un univers non dévoilé et de questions laissées sans réponses, s’apparente
à un <span style="mso-spacerun:yes"> </span>procédé déceptif volontaire, qui maintient
en suspens l’attente du spectateur, et, en ouvrant l’interprétation, crée un
effet de distanciation.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Le
troisième chapitre (« Tarantino, le mythe et ses films. ») est
consacré à la manière dont, au fil des réceptions successives de ses films (une
vingtaine d’ouvrages lui ont déjà été consacrés), le cinéaste entend orienter
l’appréciation de son œuvre, et prendre à sa charge « la création de son
propre mythe ». Ce désir de reconnaissance est d’abord mis en abyme par
certains personnages, précédés d’une réputation légendaire. Par ailleurs,
Tarantino, lui-même acteur dans des seconds rôles, joue ironiquement de son
personnage public de « cinéphile, <em style="mso-bidi-font-style:normal">geek</em>
et obsédé » à travers nombre de ses apparitions –<span style="mso-spacerun:yes"> </span>dans ses propres films ou ceux de réalisateurs
qui s’inscrivent dans sa mouvance, et qu’il produit souvent. Ceci participe
d’une volonté délibérée « de dépasser le cadre de son œuvre pour organiser
l’héritage de son cinéma », et confirme que le succès de Tarantino tient
aussi à une image habilement construite.<img title="Tarantino2, mai 2013" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/41Jdj-dL85L._SY445_.jpg" /></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Le
quatrième et dernier chapitre (« Les films de Tarantino sont-ils misogynes
et racistes ? ») montre, au-delà de celui de construire sa propre
légende, le « désir de retravailler, voire de déconstruire les mythes
américains ». Malgré son refus ostensible de tout engagement politique, le
réalisateur porte ainsi un regard sur sa société et les archétypes qui la
structurent. Les figures de l’autorité paternelle tout d’abord sont
régulièrement tournées en ridicule ou rabaissées. La valorisation de
personnages féminins forts et actifs, capables des mêmes exploits que les héros
masculins habituels des films d’action, a aussi valu à Tarantino « la
réputation de cinéaste proche de la cause féministe ». Enfin nombre de ses
films révèlent une fascination pour la culture afro-américaine, et donnent le
premier rôle à des personnages Noirs, les faisant ainsi sortir de leur position
classique de simples acolytes du héros. L’ambiguïté de la démarche de Tarantino
ressort pourtant une fois de plus : porte-t-il vraiment un discours
critique, subversif, ou ne reprend-il pas finalement à son compte les clichés qu’il
prétend mettre à distance ? Par exemple la Mariée, dans <em style="mso-bidi-font-style:normal">Kill Bill</em>, triomphe de ses adversaires,
mais en endossant l’ultra-violence du héros viril traditionnel, et dans le seul
but de remplir sa fonction maternelle, la fin du film marquant le retour à
l’ordre « naturel » des choses. Incarnations du détachement et de la <em style="mso-bidi-font-style:normal">cool attitude</em>, les Afro-américains n’en
restent pas moins, dans <em style="mso-bidi-font-style:normal">Pulp Fiction</em> ou
<em style="mso-bidi-font-style:normal">Jackie Brown</em>, des criminels ou des
dealers qui ne cessent de s’interpeler par des « <em style="mso-bidi-font-style:
normal">nigger »</em> retentissants. Cette relation fantasmée à l’image des
Noirs-américains, déconnectée de tout contexte social pour n’en retenir <span style="mso-spacerun:yes"> </span>que le folklore superficiel, a été reprochée
au réalisateur. L’alibi déconstructionniste ne ferait alors que masquer un
stratagème classique de publicité par le scandale et l’érotisation de la
violence.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:
"Times New Roman"" lang="FR"> </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt;line-height:
normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">L’originalité de la démarche de C.
Sauvage mérite d’être soulignée : ni théorie de l’art, ni monographie
sociologique, le propos relève plutôt de l’esthétique de la réception. Nous
sommes ainsi amenés à réfléchir sur nos propres représentations de l’art et des
artistes, et nos attentes, parfois contradictoires, vis-à-vis d’eux.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt;line-height:
normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">L’ambiguïté de la<span style="mso-spacerun:yes"> </span>position de Tarantino, maître du
double-discours, est plus largement symptomatique de celle des artistes
contemporains, qui cherchent à s’affranchir des oppositions, devenues
traditionnelles depuis Kant, définissant l’attitude artistique
« pure ».</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt;line-height:
normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-spacerun:yes"> </span>En prétendant être un auteur tout en se
situant au cœur de l’industrie cinématographique, c’est le fossé entre l’art et
le métier, l’esthétique et le « commercial », qui est enjambé. Entre
élitisme et divertissement, la prétention à faire une œuvre tout en théorisant
le « cinéma parc d’attractions », simple support à sensation, dynamite
la distinction entre le beau et l’agréable. Enfin, en voulant à la fois donner
du contenu, apparaître comme transgressif, et en se posant en parallèle comme
totalement désengagé, dans une sorte d’ art pour l’art <em style="mso-bidi-font-style:
normal">pop</em>, Tarantino cherche à court-circuiter l’opposition entre fond et
forme, message et esthétique.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt;line-height:
normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">Peu soucieux de cohérence interne, le
discours des artistes sur leur démarche ne doit donc pas être lu comme la
théorie qu’il prétend parfois être, mais bien comme une stratégie, qui, dans le
cas de Tarantino, entend cumuler tous les profits – aussi bien
symboliques que matériels. Toute l’efficacité de ce dernier est d’empêcher
purement et simplement l’expression d’un point de vue extérieur ! Parachevant
le processus d’autonomisation de l’art décrit par Bourdieu, Tarantino
revendique en effet « le monopole de l’interprétation » de ses films,
et rend <span style="mso-spacerun:yes"> </span>la critique impossible, en se
situant à la fois du côté des arts d’agréments et des beaux-arts, du
divertissement et de la réflexion. Stratégie qui, malgré le « risque
d’être superficiel sur les deux niveaux d’intention », s’est avérée
efficace, mais dont on comprend qu’elle puisse à la fois fasciner et indigner.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt;line-height:
normal"><span style="font-size:12.0pt;font-family:"Times New Roman";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">Nazim SIBLOT<br /></span></p>
<div style="mso-element:footnote-list"><br clear="all">
<hr align="left" size="1" width="33%">
<div style="mso-element:footnote" id="ftn1">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:
ftn1" href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/14/05/2013/C%C3%A9lia-Sauvage%2C-Critiquer-Quentin-Tarantino-est-il-raisonnable-%2C-Vrin%2C-2013%2C-lu-par-Nazim-Siblot#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-special-character:footnote"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-size:10.0pt;line-height:
115%;font-family:"Times New Roman";mso-fareast-font-family:Calibri;mso-fareast-theme-font:
minor-latin;mso-bidi-font-family:"Times New Roman";mso-ansi-language:FR;
mso-fareast-language:EN-US;mso-bidi-language:AR-SA" lang="FR">[1]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">
<em style="mso-bidi-font-style:normal">Django Unchained</em> (2012), sorti après
la publication de l’ouvrage, perpétue cette tendance (le film a été censuré en
Chine quelques heures à peine après sa sortie), et confirme notamment les
analyses du chapitre 4 sur le rapport ambigu du réalisateur aux
Afro-américains.</span></p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn2">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:
ftn2" href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/14/05/2013/C%C3%A9lia-Sauvage%2C-Critiquer-Quentin-Tarantino-est-il-raisonnable-%2C-Vrin%2C-2013%2C-lu-par-Nazim-Siblot#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR"><span style="mso-special-character:footnote"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-size:10.0pt;line-height:
115%;font-family:"Times New Roman";mso-fareast-font-family:Calibri;mso-fareast-theme-font:
minor-latin;mso-bidi-font-family:"Times New Roman";mso-ansi-language:FR;
mso-fareast-language:EN-US;mso-bidi-language:AR-SA" lang="FR">[2]</span></span></span></span></span></a><span style="font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"" lang="FR">
<em style="mso-bidi-font-style:normal">Reservoir Dogs</em> (1992), premier film
de Q. Tarantino, reprend très exactement le récit, et même de nombreux plans,
d’un film policier hong-kongais (<em style="mso-bidi-font-style:normal">City on
Fire</em>, Ringo Lam, 1987).</span></p>
</div>
</div>