oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - platonRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearLaetitia Monteils-Laeng, Agir sans vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne, Garnier, 2014, lu par Jonathan Racine.urn:md5:a908b4b011b44c00d789e1fb48bf3bbd2015-12-10T06:00:00+01:002015-12-10T06:00:00+01:00Baptiste KlockenbringÉthiqueacrasiearistoteintellectualisme moralphilosophie antiqueplatonsocratisme<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><strong>Laetitia Monteils-Laeng, <em>Agir sans
vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne</em>,
Garnier, 2014, lu par Jonathan Racine.</strong></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><br /> <em>Video meliora proboque,
deteriora sequor</em> » : cette formule souvent citée est au cœur du
problème abordé par cet ouvrage : peut-on vraiment faire le mal en
connaissance de cause ? Cela ne signifie-t-il pas que l’on veut le mal ?
Mais précisément, comment peut-on vouloir le mal ?
</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">Cet ouvrage
est consacré à une thèse qui constitue bien une solution à ce problème, mais
qui figure parmi les plus contre-intuitives que l’on puisse défendre en matière
de philosophie morale, à savoir que ‘nul ne fait le mal volontairement’ –<span style="mso-spacerun:yes"> </span>ce qu’on appelle encore intellectualisme
moral. L’action immorale, la faute morale, ne résulterait pas d’une volonté mauvaise,
ou d’une volonté faible, mais d’un défaut de connaissance, d’une erreur de jugement.
</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">L’auteur, en
introduction, montre l’importance qu’a prise dans la philosophie contemporaine
la discussion de ce problème en termes de ‘faiblesse de la volonté’ (à partir,
notamment, de Davidson), et elle relève deux difficultés : premièrement, une
forme de volontarisme, qui institue la volonté comme instance surplombante
susceptible de pencher vers tel ou tel objet de désir… et dont il faudrait
postuler la faiblesse épisodique ; deuxièmement, une telle approche
désinvestit « le problème de tout aspect cognitif ».</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>C’est
ce qui justifierait un retour à un examen précis du problème sur une autre
base, à savoir celle développée dans la philosophie antique. Ainsi, à travers l’examen
successif des positions de Platon, Aristote et les stoïciens, il s’agit de suivre
le cheminement d’un modèle d’intelligibilité de l’agir, qui doit être réévalué.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Tel
est le plan de l’ouvrage : cette approche chronologique permet d’étudier
la forme de ce qu’on a appelé le paradoxe socratique dans les premiers
dialogues de Platon, ainsi que l’aménagement de cette thèse dans les dialogues
ultérieurs (première partie). Puis d’accorder une place essentielle à la
critique aristotélicienne, basée précisément sur cette notion de faiblesse de
la volonté qui est au cœur de l’approche contemporaine (deuxième partie). Et
enfin, d’examiner la difficile position stoïcienne – difficile dans la mesure
où elle doit penser le phénomène du conflit intérieur sur la base de ce qui
semble être un « monisme rationnel » (troisième partie).</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Cette
approche très ambitieuse semble extrêmement prometteuse : on est à l’opposé
d’une démarche qui isolerait un thème chez un auteur (par exemple le thème de
la faiblesse de la volonté chez Aristote). Au contraire, on prétend redonner
tout son sens à une thèse particulièrement délicate à saisir, en la resituant
dans une discussion longue et complexe. </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Approche
ambitieuse, disions-nous, car elle implique de prendre position dans de
nombreux débats historiographiques. Je renonce à tenter de résumer, dans le
cadre d’une recension, l’ensemble des analyses proposées. Je me propose plutôt
d’indiquer la thèse générale, ses enjeux, et les difficultés auxquelles elle se
confronte.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Une
lecture rapide de cette séquence historique mentionnerait un simple mouvement
de balancier : la thèse intellectualiste est énoncée par Socrate ;
elle fait l’objet d’une critique virulente de la part d’Aristote, tandis que le
stoïcisme marquerait un retour à la position socratique.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>A
peine énoncée, une telle lecture soulève des problèmes bien connus, auxquels
l’auteur tente d’apporter sa solution. Un des plus évidents concerne la
position platonicienne : la critique de la thèse socratique ne se
trouve-t-elle pas chez Platon lui-même ? La psychologie morale n’est-il
pas un de ces lieux où l’on trouve dans le texte platonicien des positions si
diamétralement opposées que G. Vlastos disait, à propos du Socrate des
dialogues, qu’ « on le voit pratiquer des philosophies si différentes
qu’il est impossible qu’on les ait décrites en cohabitation constante dans le
même cerveau à moins que ce ne fût le cerveau d’un schizophrène »
(Vlastos, <em>Socrate</em>, Aubier, p. 70) ?</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>A
cette difficulté massive s’en ajoutent de nombreuses autres. Ainsi, la
faiblesse de la volonté aristotélicienne est-elle dépourvue de toute référence
à un élément cognitif ? On a pu parler d’un « retour d’Aristote à
Socrate dans la question de l’acrasie » (M. Zingano, <em>in</em> Lefebvre
et Tordesillas, <em>Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi</em>, PUR, 2009),
dans le sens où il se pourrait bien que le sujet agissant de façon acratique
cesse de savoir au sens strict qu’il ne doit pas faire ce qu’il fait.
Mentionnons enfin, à propos du stoïcisme, la tension entre un intellectualisme
qui serait le fait de Chrysippe, par exemple, et l’émergence de la notion de
volonté, en particulier chez les auteurs latins.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Ces
difficultés nous permettent de saisir tout l’intérêt de la thèse de
l’auteur : les analyses très détaillées qu’elle nous propose visent toutes
à montrer une certaine continuité au sein des positions examinées : malgré
les « aménagements » (aménagements plutôt que ruptures – l’auteur
employant le terme à propos de l’évolution que l’on décèle chez Platon), un
même cadre conceptuel subsisterait. Tel me semble le point essentiel du propos.
On comprend ici pourquoi je parlais d’approche ambitieuse : l’auteur
entend montrer l’unité globale de la pensée platonicienne, malgré des
infléchissements ; elle propose une interprétation d’Aristote qui insiste
sur la distance avec les analyses modernes de la faiblesse de la volonté ;
et enfin, elle s’astreint à suivre les délicats problèmes soulevés par le
passage du stoïcisme grec au stoïcisme latin, passage qui marque l’émergence de
la ‘<em>voluntas’</em>, là où le grec parle de ‘<em>boulésis’.</em></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">Comment
caractériser ce cadre conceptuel de la psychologie morale antique dont l’auteur
cherche à établir la solidité et la relative unité ? L’auteur met en avant
deux éléments (qui sont évidemment complémentaires) : l’absence de la
notion de volonté d’une part, et l’idée d’une « force inhérente au
savoir » d’autre part. Deux citations de la conclusion permettent
d’éclairer ces points : « il n’y a pas de ‘faiblesse de la volonté’,
car il n’y a pas de volonté autonome et principielle. Il n’en demeure pas moins
que Platon, Aristote et les Stoïciens ont su penser les conflits internes à la
vie psychique. Mais entre la notion d’âme et la volonté, il y a tout l’écart
entre la pensée antique et la modernité » (p. 483-484). Et selon l’auteur,
ce n’est pas le christianisme de saint Augustin qui marque la rupture dans la
mesure où selon ce dernier, mal agir, c’est perdre son libre arbitre, et dans
cette mesure, le choix du mal apparaît comme une déficience. </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">La volonté
n’est pas une instance autonome, pouvant s’orienter indifféremment vers le bien
ou vers le mal, indépendamment de ce que je sais être bien ou mal. Il y a en
effet une « force inhérente au savoir qui, chez les Stoïciens se fait <em>eutonia</em>
du sage au jugement droit et ferme, chez Aristote impossibilité pour un désir
ou un <em>pathos</em> de mettre en échec la science en acte, et chez Platon,
soumission de l’irrationnel à l’estimation d’une raison droite possédant la
connaissance du bien » (p. 484). C’est un des mérites de l’auteur que
d’avoir su nous montrer les différentes facettes de cette force du savoir qui,
seule, rend compréhensible l’intellectualisme moral.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">Aussi, on ne
peut que recommander la lecture de cet ouvrage qui nous permet de prendre au
sérieux cette thèse intellectualiste qui reste, sans cela, au niveau du pur paradoxe.
On pouvait craindre, étant donné l’ampleur du champ d’investigation, de n’avoir
affaire qu’à une succession de résumés ; or, il s’agit bien, pour
l’ensemble des auteurs, d’analyses précises et convaincantes se confrontant
véritablement aux difficultés d’interprétation.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>On
peut aussi considérer cet ouvrage comme une invitation à une réflexion plus
large : une réflexion qui porterait sur l’idée que les concepts de la
philosophie antique sont foncièrement différents des nôtres. Que l’on ne doit
pas seulement aborder la philosophie antique comme un champ de thèses que l’on
pourrait directement soumettre à la discussion, mais que l’examen de ces thèses
implique de prendre conscience que des concepts aussi fondamentaux que celui de
volonté – concept qui se trouve au cœur de la description de notre vie morale –
pourraient être en un sens absents de la pensée antique. Cette idée n’est
certes pas nouvelle, mais elle me semble toujours devoir être soumise à examen
sur des concepts précis. C’est aussi ce que permet cet ouvrage.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:9"> </span>Jonathan
Racine.</p>Thomas Constantinesco, Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai, éditions Rue d'Ulm, 2012, lu par Baptiste Calmejaneurn:md5:d95ad03dc1eeffae20929b11d10cdcad2013-02-07T06:30:00+01:002013-02-10T20:34:14+01:00Cyril MoranaHistoire de la philosophieamitiéindividualismelittératurenatureplatonpuritanismeéconomie<p align="JUSTIFY" style="margin-top: 0; margin-bottom: 0cm; "><strong><img src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/fevrier/.emerson_t.jpg" alt="" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0; " title="emerson.png, fév. 2013" />Thomas Constantinesco<em>, Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai, </em>éditions Rue d'Ulm, 2012.</strong><em><br /></em></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><em>Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai</em>, écrit par Thomas Constantinesco, maître de conférence à l’université Paris-Diderot, paru aux éditions « rue d’Ulm », propose une analyse de l’œuvre d’Emerson. Thomas Constantinesco explicite les principales thèses de sa philosophie en insistant chaque fois sur les contradictions profondes et assumées qu’elle comporte, faisant droit à sa cohérence, résolument fragmentaire et transitoire.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">
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<!--StartFragment-->
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-justify:inter-ideograph"><blockquote><p><em style="mso-bidi-font-style:normal"><span lang="EN-GB" style="font-family:"Lucida Grande";
mso-ansi-language:EN-GB">Thomas Constantinesco’s </span></em><span lang="EN-GB" style="font-family:"Lucida Grande";mso-ansi-language:EN-GB">Ralph Waldo
Emerson, L’Amérique à l’essai (“Testing America”)<em style="mso-bidi-font-style:
normal">, which presents the writer’s philosophy, exhibits the rich paradoxes
and contradictions of Emerson’s work – a work characterised by its diversity and
fragmentation. Highlighting Emerson’s vision of nature, trade, “impersonal
individualism” and friendship, the book also examines the writer’s approach of literary
genres, distinguishing between “romance” and essay. The book shows how
Emerson’s writings contributed to building up America’s political future.</em></span></p>
</blockquote></p>
<!--EndFragment--></p> <p><em>Ralph
Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai </em>s’ouvre sur une
<strong>préface</strong> de Matthieu Duplay, qui présente l’ouvrage et son
apport à la compréhension de la philosophie d’Emerson.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> L’ouvrage
commence par un prologue, intitulé « <strong>Emerson en
Mouvement </strong>». Il expose les raisons qui ont conduit Emerson
à choisir l’essai comme genre littéraire et philosophique de
prédilection. L’auteur montre que l’essai ne relève pas de
l’exigence d’exposition systématique d’idées claires et
distinctes mais d’une expérience de l’écriture multiple,
fragmentaire, contradictoire et provisoire, plus voisine, en ce sens,
de la poésie que du traité philosophique. Emerson désirait
d’ailleurs devenir poète, avant de reconnaître, bien vite et de
son propre aveu, son manque de talent dans cette matière. C’est
aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre la filiation du
philosophe américain à Montaigne ainsi que le statut
caractéristique de l’essai emersonien, forme adéquate d’une
œuvre à la fois unifiée et polyphonique, « éclatée et
achevée, fragmentaire et totale ». Thomas Constantinesco
introduit, d’autre part, la dimension politique de l’essai, conçu
comme modalité créatrice d’une identité démocratique et
élaboration de la fiction du citoyen exemplaire. Dans un troisième
temps, il s’intéresse à la dimension existentielle de l’essai :
loin d’être séparé de la vie de l’individu-écrivain, l’essai
constitue l’écriture même de cette vie. Ce qui, du reste,
s’accompagne de la reconnaissance de l’impossibilité de toute
coïncidence parfaite du sujet et du texte. C’est toutefois à la
faveur même de l’acte d’écriture que la fiction de
l’auto-engendrement du sujet <em>et </em>de la nation américaine
devient seulement possible. Les essais oscillent ainsi entre la mise
en scène littéraire des aspirations démocratiques de l’Amérique
et la création d’un héros capable de gouverner les masses pour
endiguer le péril révolutionnaire. Dans un dernier temps, Thomas
Constantinesco introduit la figure, centrale chez Emerson, du poète,
être supérieur capable « de voir dans la nature la divinité
de l’homme » et qui incarne un idéal despotique « sinon
tyrannique », qui n’a plus rien de commun avec le héros
démocratique.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Dans
le chapitre 1, « <strong>Écrire la nature </strong>», Thomas
Constantinesco aborde les rapports multiples et complexes qui se
tissent dans l’œuvre d’Emerson entre le sujet et la nature.
L’auteur met en œuvre une étude précise et détaillée des
analyses qu’Emerson propose – non sans modifications
substantielles de sa pensée sur ce sujet – des relations entre le
sujet et la nature depuis <em>Nature </em>(1836) jusqu’à « Nature »
(1844, paru dans <em>Essays : Second series</em>) en passant par
« The Method of Nature » (conférence prononcée en
1841). L’auteur propose à cet égard de corriger et de compléter
l’interprétation classique selon laquelle il y aurait passage,
chez Emerson, de la foi en une<em> unification </em>possible du sujet
et de la nature (donc, aussi, en une connaissance de l’une par
l’autre) à la reconnaissance explicite de l’impossibilité de
tout accès et de toute adéquation du sujet à la nature (donc de
l’impossibilité radicale d’une telle connaissance). La thèse
directrice de Thomas Constantinesco consiste à montrer en quoi il
s’agit plutôt, dans ce cheminement sans rupture radicale,
d’établir une relation à la nature fondée sur l’<em>écart</em>
entendu comme « manière d’ouvrir l’espace de la pensée et
de l’écriture où vient se loger la relation de la nature, son
récit », avec tous les obstacles et toutes les difficultés,
profondes, que ce récit implique.<img src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/fevrier/.9782728804733_1_75_m.jpg" alt="" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em; " title="9782728804733_1_75.jpg, fév. 2013" /></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Dans le chapitre 2, l’auteur analyse le texte « <strong>Compensation</strong> », publié en 1841, dans <em>Essays : First Series</em>. Il y montre comment Emerson oppose deux types d’économie : une économie du gain et de la surabondance, celle de l’esprit, et une économie de la perte et de la spoliation, celle du réel, dans la mesure où ce dernier est gouverné par les lois du commerce et la logique du capitalisme en expansion. Il ne s’agit toutefois pas pour Emerson de disqualifier unilatéralement le progrès des échanges et du commerce mais de « rédimer le capitalisme en substituant au commerce des hommes une économie poétique capable de recomposer l’unité du monde et de générer un profit spirituel infini ». Cependant, mimétique de son propre objet, le texte d’Emerson ne cesse d’avancer une thèse (gain) pour mieux la contredire (perte). Il affirme finalement que si toute perte est annonciatrice d’un gain, réciproquement, tout profit se voit toujours annulé par une perte équivalente. C’est là le double sens de la notion de <em>loi de compensation</em> formulée par Emerson, dans la mesure où celle-ci constitue une « structure qui régule le monde et régit les lois de son ordonnancement ». L’idée directrice est que si dans le monde de l’économie réelle <em>aliénée (</em>capitalisme <em>servile</em>) tout gain suppose une perte corrélative, dans le monde de l’économie symbolique, spirituelle, toute perte est le signe d’un gain à avenir, au point qu’Emerson fait de l’économie de la perte une économie paradoxalement gagnante, où la « dépense somptuaire » est « l’annonce d’un bénéfice futur ».</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Dans le chapitre 3, une analyse de la notion paradoxale d’<strong>individualisme impersonnel</strong> est développée. L’individu désigne d’abord l’être autonome, capable de <em>self-reliance </em>et à partir duquel seulement sont possibles l’Union et le pacte social américains. Mais cet individualisme n’est pas une fin en soi. L’union à soi est moyen, dans la conception d’Emerson, d’un retour de Dieu, de la transcendance en soi-même. L’identité personnelle, loin d’y être propriété de soi par soi (Locke), passe par le dessaisissement et l’ouverture à l’universel et l’impersonnel. Ce devenir impersonnel est accueil de la transcendance en soi. L’expérience littéraire elle-même doit donner à lire le monde impersonnel, « la circulation des contenus de conscience à même le texte », au-delà du moi biographique de l’auteur.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Si la conscience s’écrit comme un réseau de relations impersonnelles, la relation amicale elle-même prend la forme d’un réseau de consciences impersonnelles affirme Thomas Constantinesco au début du chapitre 4, « <strong>L’amitié par correspondance </strong>». Si les amis apparaissent d’abord comme « cercle de divines personnes » caractérisées par leur « noble intelligence », cette harmonie première de la proximité idéale laisse rapidement place à l’exigence de mise à distance réciproque. Il faut savoir renoncer à l’amitié pour pouvoir seulement la préserver, l’amitié ne pouvant paradoxalement se faire qu’en se défaisant, sous la forme d’une disparition de l’autre, de l’ami, que je dois assumer, pour ne pas dire, symboliquement vouloir et provoquer moi-même. La médiation de la correspondance devient, dès lors, essentielle : elle est la forme même de l’assomption de l’impersonnalité foncière de la relation amicale et du jeu infini de la présence et de l’absence, de la proximité et de l’éloignement, du besoin et de la disparition. Tout se passe comme si l’ami était aussi… l’ennemi le plus intime ; et comme si l’amitié n’existait que dans « l’écart entre présence fantasmée, et même ardemment désirée, et absence constatée » et assumée. L’écriture de l’amitié se fait conjuratoire de la perte de l’ami en affirmant son impossibilité pour se prémunir de sa disparition même. Enfin, l’auteur analyse aussi la dimension anti-érotique de l’amitié, célébration de l’impersonnalité qui a pour fin négative de repousser les tentations de l’amour, non sans achever cette analyse par la recension des lieux où « craquent les coutures de la morale », où la charge amoureuse contenue dans l’expérience même de l’amitié se fait sentir à même le texte.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Enfin le dernier chapitre de l’ouvrage, « <strong>la romance d’un caractère </strong>», s’ouvre sur un parallèle, entre, d’un côté, l’opposition de l’amitié vertueuse et de la passion amoureuse indécente, et, de l’autre côté, l’opposition entre l’essai et la <em>romance </em>ou fiction. L’auteur revient sur la théorie des genres littéraires élaborée par Emerson et sur son principe directeur : opposition entre la fiction, mensongère, et l’essai, porteur de vérité et de vertu. La romance est d’abord l’objet d’une condamnation pour les simulacres, faux-semblants, illusions et sortilèges qu’elle produit. La mission du poète authentique est alors d’amender la romance en y introduisant la vérité et la vertu (tempérance, justice) dont elle a besoin pour échapper à la condamnation légitime de la morale. On retrouve ici le double héritage de Platon et du puritanisme. L’écriture selon Emerson doit être à la fois véridique et poétique, ne pas se limiter au particulier, à la circonstance, au costume mais chercher l’accès à l’universel. C’est dans cette perspective qu’Emerson définit le projet d’une <em>romance de caractère</em>, « fiction mettant en scène un héros représentatif doué de la force de caractère que doit posséder tout citoyen américain si l’Amérique veut un jour accomplir son devenir démocratique ». Thomas Constantinesco révèle la tension interne de cette figure, à la fois représentant politique unificateur d’un corps électoral hétérogène et poète amené à dominer les masses par ses pouvoirs exceptionnels et sa force de caractère hors du commun.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’<strong>épilogu</strong>e, enfin, revient sur l’antinomie (féconde) qui traverse la conception emersonienne de « la littérature, de l’Amérique et de l’Amérique en littérature » : position d’un idéal d’unité, d’adéquation, d’ordre et mise à nu des différences, de la diversité, du désordre et des contradictions qui animent tant la vérité que le devenir de la société américaine. Thomas Constantinesco revient ainsi sur l’une de ses thèses principales qui consiste à comprendre la vérité selon Emerson non comme une coïncidence à soi ou à la nature mais comme le creusement d’écarts entre les figures multiples et variables de cette vérité - imaginale et tropique en son essence même.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’un des intérêts du livre de Thomas Constantinesco est d’introduire son lecteur à la philosophie d’Emerson à travers les problèmes et les antinomies qui la structurent et l’animent. Sur les thèmes divers de la connaissance de la nature, de l’individu, de l’économie, de la relation à l’ami et du rapport entre littérature et politique, l’auteur restitue et épouse le mouvement d’une pensée qui assume le paradoxe, l’inachèvement, le renversement et l’interrogativité permanente comme mode de création philosophique et littéraire. Il parvient ainsi à nous faire saisir, dans la pensée d’Emerson, une conception de l’activité philosophique et de la vérité qui trouve sa place dans une histoire de la philosophie, qui des essais de Montaigne aux aphorismes de Nietzsche refuse le postulat de la vérité comme objet final dans lequel la philosophie et le philosophe pourraient, même en droit, se poser et se reposer. La vérité n’est pas dans l’unité du sujet pensant et de son objet, elle émerge des différences, des écarts, des mouvements contradictoires de la pensée qui se confronte à ses objets et à elle-même, sans pouvoir jamais parvenir à une coïncidence, une unité parfaite, définitive et, in fine, illusoire et mortifère. Si une première lecture ou une lecture parallèle d’Emerson peut faciliter la compréhension des problèmes et des enjeux littéraires et philosophiques de l’ouvrage, Ralph Waldo Emerson, l’Amérique à l’essai permet de saisir (ou de ressaisir) la dimension problématique et dynamique des ”théories“ emersoniennes (faisceaux mouvants d’hypothèses plutôt que propositions définitives et exclusives) de la connaissance, de l’économie, de l’amitié, de l’individu, de la littérature ainsi que de son rapport à la double figure, entre mythe et projet, du héros démocratique et du poète souverain dans la société américaine.</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Baptiste Calmejane</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>SOMMAIRE<img src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/fevrier/.9782728804733_4_75_m.jpg" alt="" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em; " title="9782728804733_4_75.jpg, fév. 2013" /></strong></p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>Préface </strong>- 9</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>Prologue – Emerson en mouvement </strong>-15</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>CHAPITRE 1 – Écrire la nature </strong>-33</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Voir la nature face à face - 38</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’extase et la méthode - 52</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">La nature, l’excès, l’essai - 66</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>CHAPITRE 2 – Les lois de l’économie symbolique - </strong>79</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Eschatologie du rachat et compensations divines - 80</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Versions de la compensation - 87</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’économie de la compensation -102</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Le « pas » de la spéculation - 112</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>CHAPITRE 3 – L’individualisme impersonnel -</strong> 125</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">« L’âge de la première personne du singulier » -126</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Le crépuscule des personnes - 134</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’impersonnel en personnel -143</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>CHAPITRE 4 – L’amitié par correspondance -</strong>153</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’amitié à la lettre -156</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">L’ami absent -162</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Désir d’amitié - 174</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Post-scriptum -188</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>CHAPITRE 5 – La </strong><em><strong>romance </strong></em><strong>d’un caractère</strong> - 191</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Les sortilèges de la fiction -196</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">« Romans des circonstances » / « <em>romance </em>du caractère » - 211</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; ">Le héros représentatif, homme de caractère - 222</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>Épilogue – La vérité en fonction - </strong>243</p>
<p align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm; "><strong>Bibliographie</strong> - 251</p>