oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - moralismeRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearRegis Debray, Modernes Catacombes, Gallimard, 2013, lu par Bernard Dufoururn:md5:ddbb5f091dffe2c9416c3eedb8107bb32013-04-23T06:05:00+02:002013-04-23T06:05:00+02:00Cyril MoranaHistoire de la philosophieactionEngagementhistoirelittératuremarxismemoralisme<strong><img title="Debray, avr. 2013" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/avril/.images_t.jpg" /><br />Régis Debray, Modernes Catacombes, Gallimard, 2013, 309 pages</strong><br /><br />Le livre de R.Debray
regroupe vingt-cinq publications autour du genre propre à la France
de la littérature d’action et confronte la génération
d’écrivains contemporaine de la guerre de 39-45, qui, dans la
« ligne de Chateaubriand », fut la dernière à s’être
pensée dans une histoire, avec une modernité qui refuse désormais
toute médiation et enterre tout ce qui la dépasse.<br /> <p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Le premier
texte est une réponse en forme de pamphlet à l’adresse de P.
Sollers qui a accusé l’auteur d’être passé de De Gaulle à
Guévara. Sollers est pour Debray le reflet exact du monde littéraire
d’aujourd’hui. Ecrivain caméléon, homme de tous les
revirements, esthète narcissique uniquement soucieux d’occuper le
terrain médiatique, c’est le repoussoir du livre. Chez lui
révoltes et transgressions, libertarisme et terrorisme culturel ne
visent qu’à flatter une société qui ne connaît plus que
l’impératif du plaisir. Son œuvre, à l’image d’une vie sans
grandeur ni gravité, ne peut être que vide car il n’est pas de
beauté sans souffrance.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Foucault
semble d’abord pris dans le même reproche de conformisme avec la
différence que cet authentique savant, écrivain de grand style à
l’intelligence scrupuleuse et souriante, n’a jamais recherché un
tel rôle. Il a néanmoins été « béatifié » par une
génération qui a vu en lui le philosophe qui réconciliait les
extrêmes : disparition du sujet et construction de soi par une
éthique du plaisir, comme Bergson avait réuni l’Esprit et
l’Evolution. Plus sévèrement, outre son anticommunisme
passionnel, Debray reproche à Foucault d’avoir préféré le
document à la vie, la discontinuité des épistémé à la praxis,
le synchronique au diachronique, l’énoncé à la croyance, en bref
l’ordre du discours à l’épaisseur du monde, alimentant la
chimère d’une société sans mythes. L’histoire est absente des
<em>Dits et écrits</em> et on y cherche vainement une entrée sur
l’identité, les médias ou la mondialisation. Son grand mérite
est certes d’avoir : « positivé la notion de pouvoir »
mais dans une vision quasi-vitaliste qui en a fait une catégorie
ontologique affablissant toute autorité et déconsidérant
l’institution comme contraire à la liberté.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> En
contraste, Debray se livre à une vigoureuse défense de Breton
contre l’accusation, aujourd’hui passe-partout, de totalitarisme.
Refusant les images, homme courageux et inflexible dans ses choix,
Breton était le contraire d’un médiocrate et d’un esthète.
S’il ne fut pas Résistant il rejeta très tôt tout fascisme et se
montra sévère pour le stalinisme d’Eluard et d’Aragon. Sans
doute ce « créateur-bricoleur » eut-il une connaissance
fantaisiste de l’inconscient mais peu de courants ont, comme le
surréalisme, « transformé notre sensibilité à la vie »,
bousculant les grands mots et les vieux dualismes de la culture
occidentale et l’obligeant à se tourner vers le monde. De Ténérife
à Fort de France et à Mexico, toujours du côté des vaincus et de
l’émancipation des faibles, Breton a fait du poème une
fraternité. Esprit religieux au fond, loin du nihilisme de Dada, il
vit dans l’écriture non une transcendance naturelle ou révélée
mais un acte « au service d’une aventure plus grande
qu’elle » et un merveilleux « capable
d’au-delà ».</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> La
littérature d’action, nous dit alors Debray, n’est pas sans
rapport avec la « brevitas » antique » qui est
depuis César, la langue des chefs car elle renonce _ non sans
orgueil _ à tout dire, à « venir à bout du réel par les
mots », brièveté qui est aussi le style du Misanthrope que
l’auteur regrette de ne pas avoir été « pour de bon ».
Mais c’est un genre incompatible selon lui avec l’autobiographie
à moins, nous dit-il en hommage à Lévi-Strauss, d’écrire une «
Triste politique » de portée universelle. Mais il ne se sent
pas capable pour sa part de trouver l’équilibre entre concept et
récit qui puisse reconstituer un engagement personnel dans des
erreurs « déjà jugées par l’histoire » et sur des
« questions qui ne se posent plus ». Car il a la
conviction que désormais l’idée de révolution a rejoint le
phlogistique au grenier des accessoires et que la croyance en un
avenir meilleur « fait rire tout le monde ».</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> La
littérature d’action se distingue également du journalisme.
Malgré son estime pour A.Londres, J.Daniel et J.Lacouture, Debray
montre qu’au contraire des médias qui ne visent qu’à rassurer
en nous donnant l’impression de vivre avec nos semblables alors
qu’ils ne font que reproduire l’imitation universelle des plus
forts et des plus riches par les plus faibles, la littérature n’a
pas de message, elle inquiète, « désindustrialise, démassifie
le langage » et sépare de la tribu en proposant de
l’insubstituable. Si le journal nous parle, comme disait Gide, de
« tout ce qui nous intéressera moins demain qu’aujourd‘hui »,
la littérature a pour matière la dimension intime de l’homme ,
le temps, que notre modernité croit dominer par son extraordinaire
maîtrise de l’espace. Contre les « médias de l’ubiquité »
Debray voit dans la littérature le « medium de l’historicité »
en raison du caractère incompressible du temps de la lecture, mais
aussi de sa syntaxe et de ses descriptions qui en font une «
machine à décélérer » et une méditation de notre
existence.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Un chapitre brillant
sur Madame de Sévigné et le genre épistolaire dans la culture
occidentale nous en donne un exemple : la difficulté
d’acheminement de la lettre, sa réalité matérielle et la lenteur
de son écriture essentiellement différée en firent « la
civilisation même ». Au contraire des messages des réseaux,
qui sont des « cris par la fenêtre », elle était
événement, portant l’empreinte de la personne, et vecteur
d’amitiés authentiques.
<img title="DEbray2, avr. 2013" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/avril/41xBpXjDxqL._SL500_AA300_.jpg" /></p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> L’hommage à M.
Fumaroli dont la culture exceptionnelle a su traverser les siècles
et rapprocher la madeleine de Combray du chant de la grive chez
Chateaubriand et de la pervenche des <em>Confessions </em>souligne ce
rôle de la littérature.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> On comprend que
le <em>Bloc-notes</em> de Mauriac que l’auteur admire pour la force
de ses traits d’esprit qui donnent encore au chuchottement du vieil
académicien le volume d’un « mégaphone » appartienne
à la littérature d’action. S’il nous ramène dans la « ligne
de Chateaubriand » c’est que le romancier du <em>Nœud de
vipères </em>réunissait de façon « tragique » un
réalisme politique digne de Machiavel et une spiritualité nourrie
d’une culture « engloutie », celle des
« humanités »_ Racine, Molière, la Bible_ par laquelle
il tenait à distance un monde auquel il avait, disait-il, « consenti
à ne pas plaire ».</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> On retrouve l’idée
d’une distance, d’une séparation indispensable entre la scène
et la salle, à contrepied des courants dominants, dans deux articles
sur le théâtre. Tout en saluant l’apport essentiel de Vilar,
Debray défend l’artifice de la représentation théâtrale et la
nécessité d’un scénario contre l’immédiateté du vérisme et
du « live » parce que « la scène est le lieu
métaphysique du passage entre la nature et la culture » et que
le « symbolique y est en jeu ». Le théâtre qui, à son
origine, mit la vengeance à distance n’est pas simple spectacle
mais traduction de notre vie en destin par un savoir de notre
mortalité. C’est à cette condition qu’il permettra dans un
monde virtualisé et programmé le retour à une parole pleine.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> On attendait
Sartre, bien sûr, que Debray qualifie de « généreux »
car ce « moraliste » fut « une personne, un
personnage et beaucoup de monde ». <em>l’Etre et le néant</em>
est pour lui un sommet de l’idéal classique français et nous
restons tributaires de l’existentialisme car « Sartre a
pensé avant les sciences humaines et nous avons à penser après
elles ». Mais la <em>Critique de la raison dialectique </em>reste
pour lui une vaine tentative de continuer Descartes et Husserl par le
marxisme. Le génie de Sartre a été, dans l’analyse de la
« mauvaise foi » ou du « visqueux »,
d’associer concept et situation en rendant le sensible
intelligible. Mais l’auteur des<em> Mots</em> est aussi l’inventeur
d’une langue « à l’impeccable spontanéité du trait »,
porteuse d’une éthique avec laquelle il affronta gaiement et
courageusement la triste bourgeoisie d’où il venait.
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Gracq le
géographe, qui n’a pas quitté son bocage français, dont
l’écriture a prétendu s’opposer à la transformation du monde
par la contemplation de ses paysages, préférant leur horizontalité
à la verticalité de la lutte prométhéenne avec les dieux et de
l’héritage judéo-chrétien, est aussi pour Debray un écrivain
d’action car son œuvre redonne densité à l’espace et
consistance à l’histoire. C’est pour avoir méconnu la
topographie de la jungle bolivienne que le « Che » est
tombé.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Deux
écrivains de personnalité très différente peuvent être
rapprochés dans la recherche ascendante de l’auteur : Gary et
Malraux. Assurément la distance est grande entre le « loubard »
Compagnon de la Libération, l’anar patriote capable de se moquer
de sa biographie et, dans un ultime acte de courage, de sa vie, et le
Résistant tardif, le mythomane « pompeux et farceur »,
aux raccourcis artistiques et historiques vertigineux, à l’apparent
appétit de pouvoir, qui arrivèrent pourtant ensemble, et en retard,
le 12 novembre 1970 à Colombey. Mais ils furent deux Don Quichotte,
deux fous capables de rêver la réalité française, de marier
l’éthique et l’esthétique en se mettant au service de cet
« homme de théâtre qui tint tête, par cela même, au monde
entier ». Debray dresse une ode à Gary pour qui : «
l’homme sans mythologie de l’homme c’est de la barbaque »,
et dit son allégeance à Malraux dont le lyrisme sut transfigurer le
réel. En dépit d’un goût modéré pour ses écrits sur l’art
il salue celui qui sut prévoir le réveil de l’orient en 1925 et
fut le dernier à avoir cru en une histoire-destin. Tous deux ont
rêvé la réalité française l’aidant à se soutenir un moment
au-dessus d’elle-même.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> De
Gaulle fut ce qu’il disait. Au point qu’on hésite à parler de
littérature d’action parce qu’avec lui la légende « a
remplacé le réel » ressuscitant une histoire qui avait été
anéantie par la défaite. Debray revient sur l’incroyable
isolement à Londres : cinq réponses le 30 juin, la
condamnation à mort par les siens, l’hostilité de la Résistance
jusqu’au parachutage de Moulin, les humiliations de toutes sortes,
le seul appui de Churchill qui s’intéressa à lui « faute de
mieux » après la dérobade de « tout ce qui comptait »
en France. Sa parole va redonner sens, structure, ordre parce qu’elle
ouvre un avenir, non par des envolées mais par des directives
précises qui ne visent qu’à faire la guerre. Parce que De Gaulle
est un homme d’action, non de pouvoir, qui sait que le
rétablissement d’un parlement en France passe par Bir Hakeim et
Monte Cassino. Mais il ne fut pas seulement une extraordinaire «
présence vocale » : en homme politique qui savait que «
les héros ont besoin de poètes » il vénérait les
« humanités » et les écrivains, au point d’oublier
que la Résistance fut globalement leur échec, persuadé que la
France ne pouvait revivre sans la langue française et La <em>Princesse
de Clèves</em>. Debray nous apprend que J.Moulin rêvait de devenir
après la guerre ministre des Beaux-Arts.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Mais on se
souvient des silences de De Gaulle : en demandait-il trop à ce
pays ? Pressentait-il que celui-ci aspirait au fond à sortir
d’une histoire commencée au baptême de Clovis et à Valmy ?
C’est ce que semble penser Debray qui achève son livre par un
article sur P.Nora dont le concept de « moment » opère
une lente restructuration, entre « actualité »et
« époque », d’une historiographie qui a rompu avec le
roman national et républicain de Michelet et Lavisse, et même avec
les universaux de la vie en société pour devenir, dans un monde où
« le futur s’est lassé », résolument et tristement
plurielle.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"> Le livre
de Debray est dans l’ensemble amer et nostalgique mais dans
un style brillant et imagé. Il est attachant mais parfois irritant
car l’auteur résiste rarement à un bon mot. C’est le livre
d’un moraliste qui s’appuie sur une culture classique
considérable, sans avoir rompu avec les analyses d’un marxisme
sans illusion . </p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY">Bernard Dufour</p>