oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - genderRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearJohn Stoltenberg, Refuser d'être un homme : pour en finir avec la virilité, avant-propos de Christine Delphy, éd. Syllepse, 2013, Lu par Capucine Lebretonurn:md5:ce262d1a003e87421cd146e9ab9a93492015-06-10T06:00:00+02:002015-06-10T06:00:00+02:00Cyril MoranaÉthiqueFéminismegendergenressociétééthique<p><strong><img title="Stoltenberg, juin 2015" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.419_nuWgt5L_t.jpg" />Stoltenberg John, Refuser d'être un homme : pour en finir avec la
virilité, avant-propos de Christine Delphy, éd. Syllepse, coll. «
Nouvelles questions féministes », 2013, 268 p., 22 €.</strong></p>
<p>Refuser
d'être un homme, publié aux Etats-Unis en 1989 et dont les éditions
Syllepse proposent la première traduction française, est un recueil
d'essais et de conférences du théoricien féministe radical, dramaturge
et écrivain John Stoltenberg. </p> Le projet commun à ces différents
essais est de chercher à dévoiler de façon critique ce qui opère chez
les hommes pour préserver leur conviction d'être un homme dans la
société patriarcale. L'auteur travaille donc les fondements et le
concept de l'identité sexuelle masculine autour de l'idée que c'est une
construction politique et éthique reposant sur l'injustice, et par
conséquent dévastatrice pour la société humaine, mais également quelque
chose qui peut être remis en cause. <p>Stoltenberg creuse donc le
versant masculin du féminisme, c'est-à-dire ce que les hommes ont à
accomplir pour l'égalité : faire retour sur eux-même et s'interroger sur
la manière dont, par leurs pratiques, discours et constructions
mentales, par la manière même dont ils s'identifient comme hommes, ils
contribuent à perpétuer un assujettissement et une dégradation des
femmes. Ceci passe par la critique d'une érotisation de l'inégalité. Le
but, comme l'écrit l'auteur, est, sur le plan théorique, de traduire le
féminisme en une vision du monde que peuvent revendiquer les «
personnes nées avec un pénis », et, sur le plan pratique, de « désavouer
le privilège associé au fait d'être né avec un prolongement de l'urêtre
entre les jambes » (p. 34). </p>
<p>La mise en situation
historique et politique qui ouvre le livre montre comment le féminisme
radical américain est né du mouvement des droits civiques, dont il a
hérité certains concepts. Ainsi, la critique radicale de la notion
d'homme a été inspirée par la critique de la notion de blancheur menée
par des théoriciens du mouvement des droits civiques comme James
Baldwin. Le sexe, comme la race, est une construction sociale, et de
même que la notion de blancheur n'émerge que par nécessité de nier les
droits des noirs, l'affirmation d'une identité sexuelle masculine n'a
pas d'autre fonction que de refuser certains droits aux femmes. La
distinction entre antiracisme et abolitionnisme permet en outre de
cerner ce qui caractérise le féminisme radical : alors que l'antiracisme
s'oppose à la discrimination entre les races, l'abolitionnisme critique
le concept même de race. De même, le féminisme radical juge
insuffisante la revendication d'une égalité des sexes, jugeant qu'il ne
peut y avoir de réelle égalité tant que l'on tient à affirmer une
différence entre les sexes. Son but est donc de déconstruire l'idée
d'une séparation dans l'espèce, c’est-à-dire de montrer que les
catégories d'homme et de femme ne sont pas pertinentes. </p>
<p>La
première partie de l’ouvrage interroge le versant éthique de l’identité
sexuelle masculine, c’est-à-dire la construction d’un ethos masculin à
travers la négation de l’autre. A travers une analyse de l’identité
sexuelle comme rôle appuyée sur la Poétique d’Aristote, Stoltenberg
montre qu’être un homme ou une femme c’est se comporter de façon
cohérente avec un personnage d’homme ou de femme ; ainsi, le viol sera
considéré comme bon pour l’homme car il renforce son identité sexuelle.
Il en ressort que les actes considérés comme bons selon l’éthique
masculine sont ceux qui confortent l’image de ce qu’est « être un homme
», et les mauvais ceux qui émoussent cette image, et par conséquent que
l’identité de genre est le résultat et non la cause de nos conduites.
Stoltenberg analyse ensuite la concentration de l'identité sexuelle
masculine sur la notion d'inégalité, montrant que cette érotisation de
l'inégalité est une construction, passant par l'objectification et la
négation de la femme en tant que sujet. </p>
<p>La seconde partie
de l'ouvrage, « Politique de l'identité sexuelle masculine », fait le
lien entre la construction de l'identité sexuelle masculine et
différents domaines du droit. Le chapitre « Erotisme et violence dans la
relation père-fils » propose une approche phénoménologique de
l'éducation des hommes, montrant comment la violence exercée dans le
milieu familial a pour enjeu la séparation </p>
<p>du fils de sa mère, et
l'affirmation de la propriété du père sur les corps de tous les membres
de la famille. La même approche phénoménologique est utilisée au
chapitre « Du fœtus comme pénis », qui analyse la lutte masculine contre
le droit à l'avortement comme étant liée à un investissement phallique
du fœtus par le père. « Désarmement et masculinité » propose une
interprétation de la guerre comme une stratégie pour soutenir l'identité
sexuelle masculine par une violence de masse érotisée. </p>
<p>La
troisième partie, « Pornographie et suprématie masculine », opère un
retour sur la lutte féministe contre la pornographie entre les années
1970 et 1990. « Sexe et interdit de langage » analyse comment le langage
pornographique, d'abord voie de contestation des pouvoirs établis, est
devenu instrument de promotion du patriarcat. Cette analyse permet de
comprendre comment les critiques de la pornographie comme expression
d'un système de domination sont systématiquement accusées d'être
politiquement rétrogrades, via la confiscation du discours sur la
libération sexuelle par le point de vue masculin. Dans « Pornographie et
liberté », Stoltenberg s'appuye sur une riche documentation pour
montrer comment la littérature pornographique, loin de promouvoir la
liberté sexuelle, fait en réalité la promotion du pouvoir masculin sur
le corps des femmes et de l'objectification violente de celui-ci.
L'érotisation des valeurs la domination masculine « rend le sexisme sexy
». Le très important chapitre « Affronter la pornographie comme enjeu
de droits civiques », enfin, propose une rétrospective très détaillée de
la lutte engagée par Andrea Dworkin et d'autres féministes contre le
cinéma pornographique sur le terrain du droit, sous l'argument que la
pornographie serait en soi une pratique violente et l'exercice d'une
discrimination sexuelle. Ainsi, pour la première fois, la pornographie
n'est donc pas attaquée pour son obscénité, mais pour le préjudice
qu'elle inflige. Ce chapitre permet de mettre en question le rôle de la
loi comme instrument de perpétuation des injustices. <img title="Stoltenberg, juin 2015" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/419_nuWgt5L.jpg" /></p>
<p>La
quatrième partie, « Militantisme et identité morale », questionne le
devenir de l'identité masculine au regard d'une dynamique pro-féministe.
Le très percutant chapitre « Militantisme féministe et identité
sexuelle masculine » propose des textes de différentes natures – poèmes,
aphorismes, questions – mettant en scène le discours de l'identité
sexuelle masculine et la mauvaise foi des hommes conscientisés.
Stoltenberg y analyse l'insistance sur l'expression « en tant qu'homme »
comme obstacle épistémologique à la réflexion sur l'égalité des droits,
cherchant à confirmer l'identité sexuelle masculine jusque dans le
militantisme féministe. Selon lui, il est impossible de lutter pour
l'égalité des droits si l'on place son genre au cœur de son identité. «
Les autres hommes » développe la pression mise par l'entourage masculin
pour faire « rentrer dans le rang » les hommes pro-féministes, perçus
comme des traîtres. Stoltenberg montre que la nécessité de renoncer à
son identité masculine pour adhérer à des idéaux de justice est en
réalité une illusion perverse issue du discours de la domination ; et
qu'il est possible pour un homme d'être soi-même tout en luttant pour
des idéaux de justice, en plaçant son identité dans une identité morale
(l'empathie) plutôt que dans une identité de classe de sexe. « Violence
conjugale et désir de liberté » montre que la conception américaine de
la liberté limite en réalité celle-ci à la liberté des hommes blancs, et
la présente comme en concurrence notamment avec celle des femmes.
Ainsi, l'affirmation de la liberté féminine est perçue comme mettant en
péril la liberté masculine ; et les violences aux femmes servent à
réaffirmer cette liberté par l'aliénation d'autrui. Le véritable travail
révolutionnaire qu'ont à accomplir les hommes selon Stoltenberg est
donc la création d'une subjectivité nouvelle, un sentiment d'identité
personnelle qui a le courage de souhaiter la liberté d'autrui. </p>
<p>L'ouvrage
de Stoltenberg est une lecture intelelctuellement stimulante, aussi
bien par l'originalité et la qualité de ses analyses que par les
perspectives qu'il ouvre. La phénoménologie de l'identité sexuelle
masculine vue par un homme montre avec une précision remarquable les
rouages d'un système d'oppression et la manière dont celle-ci se
perpétue bien davantage encore dans les discours et les symboles que par
les actions qui en sont les conséquences. </p>
<p>Au-delà même des enjeux de la lutte pour l'égalité des droits, où son propos est fort et pertinent, </p>
<p>c'est
une réflexion globale sur ce qu'est et comment se constitue une
identité que propose Refuser d'être un homme, de façon aussi concrète et
vivante que philosophiquement précise. Stoltenberg développe ici une
véritable philosophie du sujet, mettant en perspective l'inscription de
celui-ci dans des dynamiques sociales globales tout en proposant des
clés pour une réappropriation par le sujet lui-même de son identité. Le
propos d'ensemble est servi par des analyses de détail d'une grande
richesse. </p>
<p>L'auteur ne se borne pas à développer un raisonnement
sur le plan rationnel. Stoltenberg est écrivain et dramaturge, et fait
fréquemment appel à des ressources oratoires ou poétiques pour ajouter à
son propos un dimension émotionnelle. Certains passages ou expressions
peuvent être volontairement provocateurs ou choquants, faisant ainsi
écho à l'importance de la violence sociale qu'il dénonce. Néanmoins,
cela ne vient jamais se substituer à la solidité de l'argumentation, ni
rompre la cohérence de celle-ci. De fait, il apparaît parfaitement
cohérent d'intégrer un ton véhément, parfois violemment émotionnel au
traitement d'un sujet qui engage de façon profonde la place des émotions
au regard de l'identité. En outre, Stoltenberg ne prétend jamais avoir
un point de vue neutre : son écriture est une écriture militante, une
écriture de combat, dont la vocation de provoquer à l'action n'est
jamais masquée. Il réussit de fait le pari audacieux de poser dans ces
textes, y compris par la matière même de leur écriture, les bases d'une
érotique de la justice et du respect. </p>
<p>Il faut également saluer la
qualité remarquable de la traduction de Martin Dufresne, Yeun L-Y et
Mickaël Merlet, qui restitue avec une grande précision la force et les
nuances de cette œuvre singulière, et contribue à en faire une lecture
agréable autant qu'intellectuellement enrichissante. </p>
<p>Capucine Lebreton</p>