oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - acrasieRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearLaetitia Monteils-Laeng, Agir sans vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne, Garnier, 2014, lu par Jonathan Racine.urn:md5:a908b4b011b44c00d789e1fb48bf3bbd2015-12-10T06:00:00+01:002015-12-10T06:00:00+01:00Baptiste KlockenbringÉthiqueacrasiearistoteintellectualisme moralphilosophie antiqueplatonsocratisme<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><strong>Laetitia Monteils-Laeng, <em>Agir sans
vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne</em>,
Garnier, 2014, lu par Jonathan Racine.</strong></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><br /> <em>Video meliora proboque,
deteriora sequor</em> » : cette formule souvent citée est au cœur du
problème abordé par cet ouvrage : peut-on vraiment faire le mal en
connaissance de cause ? Cela ne signifie-t-il pas que l’on veut le mal ?
Mais précisément, comment peut-on vouloir le mal ?
</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">Cet ouvrage
est consacré à une thèse qui constitue bien une solution à ce problème, mais
qui figure parmi les plus contre-intuitives que l’on puisse défendre en matière
de philosophie morale, à savoir que ‘nul ne fait le mal volontairement’ –<span style="mso-spacerun:yes"> </span>ce qu’on appelle encore intellectualisme
moral. L’action immorale, la faute morale, ne résulterait pas d’une volonté mauvaise,
ou d’une volonté faible, mais d’un défaut de connaissance, d’une erreur de jugement.
</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">L’auteur, en
introduction, montre l’importance qu’a prise dans la philosophie contemporaine
la discussion de ce problème en termes de ‘faiblesse de la volonté’ (à partir,
notamment, de Davidson), et elle relève deux difficultés : premièrement, une
forme de volontarisme, qui institue la volonté comme instance surplombante
susceptible de pencher vers tel ou tel objet de désir… et dont il faudrait
postuler la faiblesse épisodique ; deuxièmement, une telle approche
désinvestit « le problème de tout aspect cognitif ».</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>C’est
ce qui justifierait un retour à un examen précis du problème sur une autre
base, à savoir celle développée dans la philosophie antique. Ainsi, à travers l’examen
successif des positions de Platon, Aristote et les stoïciens, il s’agit de suivre
le cheminement d’un modèle d’intelligibilité de l’agir, qui doit être réévalué.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Tel
est le plan de l’ouvrage : cette approche chronologique permet d’étudier
la forme de ce qu’on a appelé le paradoxe socratique dans les premiers
dialogues de Platon, ainsi que l’aménagement de cette thèse dans les dialogues
ultérieurs (première partie). Puis d’accorder une place essentielle à la
critique aristotélicienne, basée précisément sur cette notion de faiblesse de
la volonté qui est au cœur de l’approche contemporaine (deuxième partie). Et
enfin, d’examiner la difficile position stoïcienne – difficile dans la mesure
où elle doit penser le phénomène du conflit intérieur sur la base de ce qui
semble être un « monisme rationnel » (troisième partie).</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Cette
approche très ambitieuse semble extrêmement prometteuse : on est à l’opposé
d’une démarche qui isolerait un thème chez un auteur (par exemple le thème de
la faiblesse de la volonté chez Aristote). Au contraire, on prétend redonner
tout son sens à une thèse particulièrement délicate à saisir, en la resituant
dans une discussion longue et complexe. </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Approche
ambitieuse, disions-nous, car elle implique de prendre position dans de
nombreux débats historiographiques. Je renonce à tenter de résumer, dans le
cadre d’une recension, l’ensemble des analyses proposées. Je me propose plutôt
d’indiquer la thèse générale, ses enjeux, et les difficultés auxquelles elle se
confronte.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Une
lecture rapide de cette séquence historique mentionnerait un simple mouvement
de balancier : la thèse intellectualiste est énoncée par Socrate ;
elle fait l’objet d’une critique virulente de la part d’Aristote, tandis que le
stoïcisme marquerait un retour à la position socratique.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>A
peine énoncée, une telle lecture soulève des problèmes bien connus, auxquels
l’auteur tente d’apporter sa solution. Un des plus évidents concerne la
position platonicienne : la critique de la thèse socratique ne se
trouve-t-elle pas chez Platon lui-même ? La psychologie morale n’est-il
pas un de ces lieux où l’on trouve dans le texte platonicien des positions si
diamétralement opposées que G. Vlastos disait, à propos du Socrate des
dialogues, qu’ « on le voit pratiquer des philosophies si différentes
qu’il est impossible qu’on les ait décrites en cohabitation constante dans le
même cerveau à moins que ce ne fût le cerveau d’un schizophrène »
(Vlastos, <em>Socrate</em>, Aubier, p. 70) ?</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>A
cette difficulté massive s’en ajoutent de nombreuses autres. Ainsi, la
faiblesse de la volonté aristotélicienne est-elle dépourvue de toute référence
à un élément cognitif ? On a pu parler d’un « retour d’Aristote à
Socrate dans la question de l’acrasie » (M. Zingano, <em>in</em> Lefebvre
et Tordesillas, <em>Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi</em>, PUR, 2009),
dans le sens où il se pourrait bien que le sujet agissant de façon acratique
cesse de savoir au sens strict qu’il ne doit pas faire ce qu’il fait.
Mentionnons enfin, à propos du stoïcisme, la tension entre un intellectualisme
qui serait le fait de Chrysippe, par exemple, et l’émergence de la notion de
volonté, en particulier chez les auteurs latins.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>Ces
difficultés nous permettent de saisir tout l’intérêt de la thèse de
l’auteur : les analyses très détaillées qu’elle nous propose visent toutes
à montrer une certaine continuité au sein des positions examinées : malgré
les « aménagements » (aménagements plutôt que ruptures – l’auteur
employant le terme à propos de l’évolution que l’on décèle chez Platon), un
même cadre conceptuel subsisterait. Tel me semble le point essentiel du propos.
On comprend ici pourquoi je parlais d’approche ambitieuse : l’auteur
entend montrer l’unité globale de la pensée platonicienne, malgré des
infléchissements ; elle propose une interprétation d’Aristote qui insiste
sur la distance avec les analyses modernes de la faiblesse de la volonté ;
et enfin, elle s’astreint à suivre les délicats problèmes soulevés par le
passage du stoïcisme grec au stoïcisme latin, passage qui marque l’émergence de
la ‘<em>voluntas’</em>, là où le grec parle de ‘<em>boulésis’.</em></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">Comment
caractériser ce cadre conceptuel de la psychologie morale antique dont l’auteur
cherche à établir la solidité et la relative unité ? L’auteur met en avant
deux éléments (qui sont évidemment complémentaires) : l’absence de la
notion de volonté d’une part, et l’idée d’une « force inhérente au
savoir » d’autre part. Deux citations de la conclusion permettent
d’éclairer ces points : « il n’y a pas de ‘faiblesse de la volonté’,
car il n’y a pas de volonté autonome et principielle. Il n’en demeure pas moins
que Platon, Aristote et les Stoïciens ont su penser les conflits internes à la
vie psychique. Mais entre la notion d’âme et la volonté, il y a tout l’écart
entre la pensée antique et la modernité » (p. 483-484). Et selon l’auteur,
ce n’est pas le christianisme de saint Augustin qui marque la rupture dans la
mesure où selon ce dernier, mal agir, c’est perdre son libre arbitre, et dans
cette mesure, le choix du mal apparaît comme une déficience. </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">La volonté
n’est pas une instance autonome, pouvant s’orienter indifféremment vers le bien
ou vers le mal, indépendamment de ce que je sais être bien ou mal. Il y a en
effet une « force inhérente au savoir qui, chez les Stoïciens se fait <em>eutonia</em>
du sage au jugement droit et ferme, chez Aristote impossibilité pour un désir
ou un <em>pathos</em> de mettre en échec la science en acte, et chez Platon,
soumission de l’irrationnel à l’estimation d’une raison droite possédant la
connaissance du bien » (p. 484). C’est un des mérites de l’auteur que
d’avoir su nous montrer les différentes facettes de cette force du savoir qui,
seule, rend compréhensible l’intellectualisme moral.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;text-indent:35.4pt">Aussi, on ne
peut que recommander la lecture de cet ouvrage qui nous permet de prendre au
sérieux cette thèse intellectualiste qui reste, sans cela, au niveau du pur paradoxe.
On pouvait craindre, étant donné l’ampleur du champ d’investigation, de n’avoir
affaire qu’à une succession de résumés ; or, il s’agit bien, pour
l’ensemble des auteurs, d’analyses précises et convaincantes se confrontant
véritablement aux difficultés d’interprétation.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:1"> </span>On
peut aussi considérer cet ouvrage comme une invitation à une réflexion plus
large : une réflexion qui porterait sur l’idée que les concepts de la
philosophie antique sont foncièrement différents des nôtres. Que l’on ne doit
pas seulement aborder la philosophie antique comme un champ de thèses que l’on
pourrait directement soumettre à la discussion, mais que l’examen de ces thèses
implique de prendre conscience que des concepts aussi fondamentaux que celui de
volonté – concept qui se trouve au cœur de la description de notre vie morale –
pourraient être en un sens absents de la pensée antique. Cette idée n’est
certes pas nouvelle, mais elle me semble toujours devoir être soumise à examen
sur des concepts précis. C’est aussi ce que permet cet ouvrage.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"> </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="mso-tab-count:9"> </span>Jonathan
Racine.</p>