oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - LévinasRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearFrançois-David Sebbah, L’Éthique du survivant, Levinas, une philosophie de la débâcle, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2018, lu par Caroline Forgit.urn:md5:10d2c2b649c725416a95e224c609698b2018-11-13T06:00:00+01:002018-11-13T06:00:00+01:00Baptiste KlockenbringHistoire de la philosophieautruiethiqueLévinas<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman"">François-David Sebbah est Professeur à l’université Paris Nanterre et membre de l’Institut de recherches philosophiques. Il propose dans cet ouvrage une nouvelle lecture de l’œuvre de Levinas en en soulignant deux moments : le début (textes de la période de guerre, les <i>Carnets</i> <i>de captivité</i>, les romans inachevés, <i>De l’existence à l’existant</i>) et la fin (cours et conférences des années 1970 et 1980). L’auteur tente de dégager la cohérence de l’ensemble, en partant d’un épisode vécu par Levinas : la débâcle, l’exode de 1940. Cette scène inaugurale permet de comprendre pourquoi l’éthique devient, dans la philosophie de Levinas, une éthique du survivant et une éthique impitoyable. </span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""><b>Chapitre I : La débâcle ou le réel sous réduction. La « scène d’Alençon »</b></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""><b> </b></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""><b> </b>À propos de Proust, Levinas forge la notion de « pensée-situation » : certaines situations nous permettent d’accéder concrètement à une pensée. Tel pourrait être le statut de cette « scène d’Alençon » qui est tout à la fois une situation vécue par Levinas, évoquée dans ses <i>Carnets de captivité</i>, une scène fictive de son roman inachevé (intitulé <i>Tristes Opulences</i> puis <i>Éros</i>), et une scène présente dans des textes authentiquement philosophiques. Cette scène relate l’étrange événement de la débâcle. De quoi s’agit-il ? Du calme avant la tempête : la routine du monde continue tout en étant comme suspendue (au bord du gouffre). Nous sommes dans l’imminence du bouleversement qui n’a pas encore eu lieu. Il ne se passe encore rien, avant la panique, la fuite, les pillages. Quel est cet événement qui n’en est pas encore un ? Ce non-événement a pourtant une portée transcendantale ou métaphysique : « quelque chose arrive alors que presque rien n’arrive encore objectivement : l’ordinaire de la vie est, <i>d’un coup</i>, pris dans la lumière crue de la défaite. Que se passe-t-il ? <i>Tout se passe comme si se produisait dans le monde (c’est la situation) l’opération de la suspension de la thèse du</i> <i>monde</i> » (p. 21). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></span></p>
<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="26981.jpg" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.26981_m.jpg" style="float: left;" />
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<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></span></p>
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<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman"">La « pensée-situation » de la débâcle, incarnée dans la « scène d’Alençon », opère comme <i>réduction</i> phénoménologique. Quelle est la spécificité de cette réduction lévinassienne ? Elle s’exprime dans une image récurrente : les « draperies qui brûlent ou qui tombent » (p. 23). La défaite a pour résultat d’écarter le voile, de dévoiler. Les apparences, les illusions tombent, et en un sens c’est bien l’être qui est dévoilé (comme l’être s’oppose à l’illusion) mais un être non pas massif ou dense, tout au contraire : un être qui n’est <i>pas assez</i> ou <i>pas vraiment</i>. Cette défaillance de l’être est son insignifiance : « Si l’être dans la débâcle, l’être sous débâcle ou sous défaite pourrait-on dire, se voit privé de quelque chose, ce n’est pas d’une apparence trompeuse qui l’aurait tout à la fois caché et habillé : c’est de son sens. <i>L’être en son fond, révélé pour ce qu’il « est », peine à être et, du même mouvement, « est » insensé </i>» (p. 23). Sous réduction, en situation de débâcle, les existants ont deux caractéristiques qui ne sont contradictoires qu’en apparence. La lumière froide de la défaite les fige, fige leurs contours et les englue dans l’être de telle sorte qu’ils ne peuvent se dégager ou s’évader : telles ces foules pathétiques et dérisoires qui prennent la route encombrées de bagages, et qui sont dans l’incapacité de sortir hors du monde ou de l’être. Or cet enfermement dans l’être paradoxalement les déréalise : ils sont des fantômes ou des pantins qui existent à peine, qui peinent à exister, comme des caricatures d’eux-mêmes. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> Cette pensée-situation de la débâcle rayonne dans l’œuvre tout entière de Levinas : dans <i>De l’existence à l’existant</i> (description de l’<i>il y a</i> ou d’un « monde cassé »), dans les descriptions phénoménologiques de l’être présentes au début de <i>Totalité et Infini</i>, ainsi que dans <i>Autrement qu’être ou au-delà de l’essence</i>. Il s’agit à chaque fois de comprendre comment un monde peut s’effondrer : celui dans lequel il existe des théâtres, de la justice, des tribunaux, le monde de la civilisation et des civilités, le monde du <i>legein </i>(le rassemblement harmonieux de toutes choses). Or la réduction lévinassienne révèle que ce monde ordinaire n’est qu’un vernis, une fine pellicule qui peut se déchirer. Sous la fine pellicule, l’être se révèle comme guerre, comme affrontement des êtres entre eux et persévérance dans l’être ; cet affrontement ne s’oppose pas à l’indétermination et à la « fantomalité » de l’<i>il y a</i> mais en provient et menace tout autant d’y renvoyer. La débâcle comme réduction révèle donc l’être sous l’apparence de l’ordre harmonieux, elle montre que cet ordre n’est qu’une comédie ou un cirque, la comédie de l’ordre, de la paix ou du sens. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> François-David Sebbah examine deux occurrences en particulier de cette « scène d’Alençon ». La première apparaît dans le texte qui a pour titre « Sans nom » (1966), repris plus tard dans <i>Noms propres</i> (1976). Ce texte s’adresse explicitement à la communauté juive. Il évoque le « délaissement » qui eut lieu entre 1940 et 1945. Ce délaissement est radical. Il ne s’agit pas simplement de dire que je suis seul au monde, séparé d’autrui, subissant l’injustice. Il n’y a même plus de monde, même plus de justice : « La situation de désolation radicale est telle que l’idée même de Justice s’est effondrée » (p. 29). Plus encore, une fois ce gouffre ouvert sous nos pieds, rien ne peut vraiment le combler, la désolation ne cessera jamais totalement : « la débâcle continue, la désolation est là – rien de la vie qui reprend (comme inauthenticité légitime !) ne peut vraiment recouvrir le gouffre. Lorsque les draperies ont une fois brûlé, le tissage d’un nouveau manteau de décorum, d’autorité et de civilité, ne peut que porter la marque indélébile de la rupture et laisser entrevoir ce qu’il s’efforce de recouvrir » (p. 29). Cette suspension du monde laisse pourtant subsister un espoir, car il y a quelque chose qui ne relève pas du monde ni de l’être et qui comme tel échappe à la réduction : le fait de croire dans le retour des valeurs, de se sentir responsable des valeurs. Même au fond de la désolation, l’espoir et la responsabilité résistent. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> La deuxième occurrence étudiée par François-David Sebbah se trouve dans le texte de Levinas consacré à Derrida, « Tout autrement », repris également dans <i>Noms propres</i>. Tout se passe comme si la déconstruction derridienne était, non pas simplement comparée à la débâcle de 1940, mais lui était identifiée. Lorsque Levinas étudie cette déconstruction, il fait appel à tous les traits de la débâcle, mais cette fois-ci circonscrite au domaine de la pensée et non plus référée au monde : la désolation, l’absence de paysage, le <i>no man’s land</i>, la perte du sens, l’effondrement d’un monde. François-David Sebbah montre comment la réduction lévinassienne, incarnée dans la pensée-situation de la débâcle, se trouve en étroite affinité avec la déconstruction derridienne, malgré quelques divergences qui d’ailleurs s’atténueront avec le temps. </span></span></span></p>
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<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> <b>Chapitre II : L’éthique comme culpabilité du survivant </b></span></span></span></p>
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<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""><b> </b>François-David Sebbah part d’un constat : on ne trouve guère chez Levinas de méditation ou de réflexion sur ce qu’il est convenu d’appeler le « devoir de mémoire ». On y trouve au contraire une réticence, une méfiance envers les souvenirs et les « fantômes survivants ». Pourquoi cette réticence ? Les souvenirs des disparus appartiennent à l’horizon du monde, ce sont des traces gelées ou figées, des documents ou des vestiges. Or le rapport authentique à autrui est la rencontre de son visage 1) en tant que « vie vivante » et vulnérable et 2) en tant qu’ouverture sur l’au-delà de l’horizon du monde et de l’être. C’est pourquoi « conserver les traces sans vie (sans visage vivant), qui plus est en les « enfermant » dans l’horizon du Monde, ustensiles parmi les ustensiles (« souvenir » comme on rapporte un « souvenir » d’un pays étranger), ou encore en les enfermant dans la re-présentation par la mémoire, cela revient au fond à mettre en péril deux fois l’authentique rapport à autrui. Une première fois en n’étant plus établi dans le rapport au visage vivant et vulnérable, une seconde fois en tentant de conserver dans le Monde, et plus radicalement dans l’être, ce qui au contraire exige l’ouverture au-delà de l’être » (p. 41). Mais il n’y a pas plus à attendre de l’histoire. Le « temps du survivant » - le temps de l’histoire ou de l’historien – est un temps impersonnel, objectif, dans lequel les disparus se dissolvent ou s’effacent, paradoxalement. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> Or il existe une autre conception du <i>survivant </i>: non pas celui qui survit à la mort d’autrui (l’historien) mais celui qui, en un sens, survit à sa propre mort (le fantôme). La survie est conçue comme une impossibilité de mourir, comme un mourir qui n’en finit pas de mourir. La « vraie » mort est une interruption de la vie, qui consacre rétrospectivement l’absoluité de cette vie, comme intervalle séparé entre la naissance et la mort. Dès lors, « seul ce qui a le pouvoir de mourir vraiment, de s’interrompre radicalement, aura été vivant vraiment, absolument, d’une vie qui, rétrospectivement, est « triomphe sur la mort » ; inversement, ne pas parvenir à mourir, à s’interrompre vraiment, implique et signifie rétrospectivement n’avoir jamais été vraiment, authentiquement, absolument, vivant ; c’est pourquoi la mort en tant qu’expérience terrifiante est précisément impossibilité de mourir, un « vivre sa mort », une agonie indéfinie » (p. 45). Aider les survivants, les spectres, ce n’est donc pas les maintenir en vie ou plutôt en survie mais au contraire les aider à mourir vraiment, définitivement. D’autant que la figure du spectre est associée à l’<i>il y a</i>, un mode d’exister brut, neutre, anonyme. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> Cependant, dans sa dernière période, Levinas propose une nouvelle acception de ce terme de <i>survivant</i> : l’épreuve éthique est conçue comme un « mourir pour autrui » et le « sujet » de cette épreuve devient « survivant » à la mort d’autrui. En effet, à partir d’ <i> Autrement qu’être ou au-delà de l’essence</i> (1974) et plus encore dans les textes postérieurs, la <i>vulnérabilité </i>et la <i>nudité</i> qui se lisent dans le visage d’autrui se précisent comme <i>mortalité</i>. La responsabilité pour autrui se fait alors injonction de le préserver de la mort, de le soustraire à la mort. Il s’agit de prendre sur soi la mort d’autrui, de se <i>substituer </i>à lui. Qu’est-ce à dire ? Ce « mourir pour autrui » signifie un mouvement de dés-intér-essement radical qui témoigne d’un arrachement à soi : je peux me sacrifier pour autrui, je peux mourir à sa place en telle ou telle occasion. Mais ce mouvement, en même temps, échoue nécessairement du point de vue d’autrui : je ne peux supprimer la mortalité d’autrui, annuler son mourir. De fait, « du point de vue d’autrui, mon sacrifice sera toujours, structurellement, insuffisant ; je manquerai nécessairement et inéluctablement à préserver autrui absolument – à le préserver de la mortalité elle-même. Et qualifier le « sujet » de l’éthique comme <i>survivant</i> (c’est-à-dire survivant à la mort d’autrui), revient précisément à formuler cet échec nécessaire et structurel » (p. 49). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> Cela conduit le dernier Levinas à redéfinir l’éthique comme une « culpabilité de survivant » (voir le cours « La mort et le temps » (1975-1976), in <i>Dieu, la mort, et le</i> <i>temps</i>). En effet, vivre, exister, se tenir dans l’être, c’est toujours déjà, d’une certaine façon, faire tort à autrui, puisque c’est <i>ne pas</i> se dés-intér-esser, c’est occuper une place qu’autrui pourrait occuper, c’est même occuper <i>sa </i>place si tant est qu’autrui a toujours la préséance sur moi. C’est pourquoi « la <i>responsabilité</i> est, en rigueur de termes, toujours déjà indiscernable, chez Levinas, de la <i>culpabilité</i> » (p. 52). Et d’ailleurs, lorsque Levinas cite – très fréquemment – la phrase de Dostoïevski dans <i>Les Frères Karamazov</i> (« Nous sommes tous <i>coupables</i> de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres »), il traduit le russe indifféremment par « responsable » ou par « coupable ». Pour François-David Sebbah, il n’y a pas là un flottement, ni une imprécision conceptuelle, encore moins une difficulté particulière de traduction, mais l’indice que « la philosophie de Levinas convertit toujours déjà la responsabilité en culpabilité » (p. 53). Au-delà de l’expérience psychologique et biographique (« Sans nom » mentionne « l’injustifié privilège d’avoir survécu à six millions de morts », in <i>Noms propres</i>), la culpabilité du survivant est inscrite dans la chair du « sujet » dès lors qu’il se tourne vers autrui. </span></span></span></p>
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<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> <b>Chapitre III : Une éthique impitoyable</b></span></span></span></p>
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<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""><b> </b>François-David Sebbah s’interroge ici sur la signification de la notion de <i>compassion</i> dans la philosophie de Levinas. Il mentionne l’essai récemment paru : <i>L’Empire de la</i> <i>compassion</i>, de Paul Audi (2011), dans lequel celui-ci cite Levinas dans un texte tardif : « C’est l’amour de l’autre ou la compassion. Le fait qu’autrui puisse compatir à la souffrance de l’autre est le grand événement humain, le grand événement ontologique » ( « Une éthique de la souffrance », in <i>Autrement</i>, février 1994). Paul Audi s’étonne de l’usage de ce terme de compassion pour décrire la relation à l’autre qui est déjà, pour Levinas, désintéressement de soi et responsabilité pour autrui. François-David Sebbah comprend cet étonnement et en un sens le partage : on sait combien l’éthique lévinassienne n’a rien à voir avec la bienveillance et la sympathie, ou la pitié ressentie pour autrui, elle serait bien plutôt <i>impitoyable.</i> Pourtant, François-David Sebbah souhaite formuler une hypothèse, celle qui consisterait à « prendre Levinas au mot » : « on peut aussi faire l’hypothèse que Levinas veut subvertir ce que l’on entend le plus souvent par « compassion », « exaspérer » la notion de « compassion », la bouleverser jusqu’à en inverser le sens peut-être » (p. 62). On aurait là une illustration de la méthode lévinassienne de « déformalisation » ou d’ « exaspération » des notions. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> Quel sens peut alors prendre le terme de « compassion » chez Levinas ? Il ne s’agit pas de partager la souffrance d’autrui, un tel partage manifestant tout à la fois un pouvoir du sujet et une solidarité avec autrui sur le fond d’une communauté partagée. Il ne s’agit pas plus de se mettre à la place d’autrui, comme un sujet pourrait décider de prendre sur soi la souffrance de l’autre. La notion de substitution chez Levinas fait vaciller le sujet et son assise, elle « est l’épreuve que toujours déjà l’autre est dans la place, que l’autre est à ma place, m’accusant depuis ma place même » (p. 62). Levinas renouvelle radicalement la notion de compassion lorsqu’il la décrit ainsi : « Certes je ne souffre pas la souffrance de l’autre, je souffre <i>de</i> la souffrance de l’autre. Cela dit, importe plus encore que sa souffrance me fait souffrir, mais sans « moi », sans « ipséité » préalable à cette souffrance. Je ne suis rien que cette souffrance, sans moi préalable : je suis cette souffrance qui n’est pas même <i>ma</i> souffrance » (p. 64). Alors même que la compassion se présente usuellement comme une attention bienveillante à autrui, capable de partager sa souffrance tout en s’en distanciant, elle n’est, dans le texte de Levinas, que souffrance pure, souffrance qui n’est en un sens, ni la mienne, ni celle d’autrui, solitude sans partage. La compassion lévinassienne semble donc être le contraire de ce qu’on appelle habituellement compassion. On l’a vu (chapitre II), la vulnérabilité d’autrui se précise comme mortalité. Or « <i>je ne peux me substituer à lui dans l’épreuve de la mortalité comme telle</i> : autrui mourra et je n’y peux rien. Sa souffrance (<i>où s’annonce toujours sa mort</i>) est de ce point de vue impartageable, mais elle me <i>hante</i> radicalement, toujours déjà » (p. 65). Ce pour quoi la compassion se retourne sur elle-même et s’éprouve dans la souffrance, la solitude et l’impuissance. Mais cette souffrance se convertit elle-même en « amour sans concupiscence », un amour qui ouvre à l’au-delà de l’être, qui ouvre la dimension du futur : un à venir. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> La compassion est donc pour Levinas, non pas un principe premier, mais un <i>moment</i> dans l’intrigue éthique. La question demeure de savoir jusqu’à quel point ce moment est privilégié. François-David Sebbah énonce deux orientations possibles : « Soit l’on tient bon sur l’idée que la compassion n’est qu’une manifestation mondaine de la « substitution », la « substitution » qui serait comme son « transcendantal », soit, suivant les indications des textes tardifs et périphériques, on tient que la « compassion », dans la description renouvelée à laquelle nous parvenons ici en suivant Levinas, est comme le moment le plus intense, le moment d’accomplissement de l’éthique » (note 11 p. 68). Toujours est-il que l’éthique de Levinas s’oppose totalement à une éthique de la compassion et de la sympathie telle qu’on l’entend usuellement : elle suppose une asymétrie qui exclut la possibilité de se mettre à la place d’autrui pour reconnaître et partager son point de vue, et construire un monde commun avec lui, elle ne repose pas sur un pouvoir ou une faculté du sujet, et enfin elle est <i>sans pitié</i>. Cette éthique n’épargne rien ni personne, elle n’est pas partage de la souffrance, ce qui serait une manière de la soulager, au contraire elle accuse : le moi est responsable c’est-à-dire déjà coupable puisque impuissant à soulager autrui de la mortalité même. La compassion est donc « <i>deux fois</i> impitoyable – parce qu’elle ne se laisse pas émouvoir par le semblable, le frère ; parce qu’elle est terrifiante pour le « sujet » qui l’éprouve et qu’elle suscite » (p. 69). </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> François-David Sebbah montre donc de manière très convaincante comment l’éthique lévinassienne est tout à la fois une éthique de la compassion – dont le sens a été profondément renouvelé – et une éthique <i>impitoyable</i>, littéralement <i>insupportable</i>. Comment peut-on être lévinassien ? Que signifie être lévinassien aujourd’hui ? Être lévinassien, c’est rester attaché, envers et contre tout, à ce que cette éthique peut avoir de <i>trop difficile</i>, d’<i>excessif</i>, à rebours de toutes nos tendances naturelles. Être lévinassien, c’est se souvenir que le temps de la débâcle n’est jamais refermé. Le monde, son sens et ses valeurs se sont effondrés, et peuvent s’effondrer à nouveau, et s’effondrent déjà (génocides, guerres, réfugiés mourant sur les mers ou errant sur les routes). Être lévinassien, c’est pourtant ne pas désespérer, car une ouverture au-delà de l’être se laisse entrevoir, dans nos gestes infimes de « petite bonté », lorsque nous prêtons attention à autrui, lorsque nous nous désintéressons de nous-mêmes. </span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> François-David Sebbah propose dans cet ouvrage une lecture renouvelée de Levinas en nous introduisant à des textes moins connus, publiés récemment : les <i>Carnets de captivité</i>, les romans inachevés. Cet ouvrage est passionnant tant il nous rend Levinas <i>vivant</i> : nous comprenons comment sa pensée a évolué dans le temps, avec des périodes de latence, de réticence ou d’hésitation, comment cette pensée a absorbé certains concepts en les tordant ou en les retournant : nous accédons à une pensée <i>en acte. </i></span></span></span></p>
<p style="margin-left:247.8pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:12pt"><span style="line-height:150%"><span style="font-family:"Times New Roman""> Caroline Forgit.</span></span></span></p>François-David Sebbah, Aurore Mréjen, Bernard Devauchelle, Sophie Crémades, Faire face, faire visage, Éditions Les Belles Lettres, collection « encre marine », 2018, lu par Caroline Forgiturn:md5:1e259f6515f4c1003f224710df4832592018-05-23T11:00:00+02:002018-05-23T11:00:00+02:00Michel CardinÉthiqueautruiLévinasregardvulnérabilitééthiqueéthique médicale<p>En 2005, le professeur Bernard Devauchelle procéda à la première greffe de visage dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital d’Amiens. Ce livre mêle plusieurs voix : celles de deux chercheurs en philosophie, du chirurgien, de la psychiatre et d’une patiente. L’ouvrage a été élaboré dans le cadre du programme de recherche TTH (Technologies et Traces de l’Homme) de l’Université de Technologie de Compiègne.</p> <p><strong><em>Le visage existe-t-il ? </em></strong></p>
<p> Sophie Crémades est psychiatre au CHU d’Amiens. Elle intervient notamment auprès de patients bénéficiant d’une greffe de visage. Elle propose ici une réflexion sur le passé, la mémoire et l’identité.</p>
<p> Le passé existe-t-il ? Lorsqu’un patient souffre, il perçoit son passé d’une manière univoque, comme origine de son malheur actuel. Le patient peine à se rappeler des moments heureux. Puis, lorsqu’il va mieux, le récit change. Les mauvais souvenirs disparaissent ou du moins se mêlent à d’autres, plus heureux. Des personnages du passé, positifs, reviennent au premier plan. Tout se passe comme si le présent, coloré différemment, venait modifier le passé ou du moins l’éclairer autrement. Le passé n’existe que dans le récit que nous en faisons et qui peut constamment se modifier. Le passé n’est jamais figé ni conservé tel quel, mais toujours réajusté à l’aune de notre présent. Bien loin que notre passé nous détermine, c’est nous qui déterminons notre passé, par nos souvenirs mais aussi nos oublis : « L’oubli est aussi déterminant dans l’appréciation de ce que nous sommes que les souvenirs » (p. 22). Le patient, lorsqu’il souffre, pense que son passé est immuable, et qu’il conduit fatalement au présent. Mais le psychiatre, lui, « sait qu’il n’y a pas une vérité (qu’il pourrait chercher à mettre en lumière) mais autant de vérités qu’il y a de récits possibles d’une même vie » (p. 23). La tâche du psychiatre consiste à introduire du possible dans l’esprit et la vie de son patient.</p>
<p> Si le passé est multiple, la réalité l’est tout autant. Il n’y a pas <em>une</em> réalité. Nous éprouvons des émotions qui façonnent nos perceptions. Lorsque nous sommes tristes ou dépressifs, nous voyons tout « en noir ». Nous ne retenons, dans les images qui nous entourent, que celles qui s’accordent avec notre tristesse. « Nous sélectionnons dans notre environnement relationnel ce qui s’accorde avec l’émotion dans laquelle nous nous trouvons » (p. 26). Nous cherchons dans la réalité extérieure les éléments qui résonnent avec nos émotions. Celles-ci sont un filtre qui conditionne notre vision du monde en influençant nos perceptions. Elles sont multiples et parfois contradictoires, toujours changeantes. Notre identité personnelle est donc elle-même mouvante : « Nous n’avons pas un passé, une réalité, une pensée, une émotion ; nous sommes riches d’une mémoire qui nous reconstruit en permanence, de réalités qui se superposent, de pensées qui se contredisent […] » (p. 30).</p>
<p> Notre identité est plurielle, notre visage aussi. Nous pensons parfois que notre visage est unique. C’est en partie vrai, il nous distingue des autres. Et pourtant il contient en filigrane tous nos visages passés (d’enfant, d’adolescent, de jeune adulte ...) qui peuvent réapparaître fugitivement sous le coup d’une émotion, d’une surprise : « Notre visage n’est pas un mais multiple » (p.35). Nous formons une image de nous-mêmes qui peut être idéalisée ou enlaidie, ce visage est un de nos visages, celui qui existe pour nous : « Notre visage, celui que l’on peut prendre dans nos mains, est un écran sur lequel nous projetons tous nos visages » (p. 32). Mais cette projection vient aussi de l’extérieur. Les autres nous regardent et projettent sur nous des images associatives. Nous sommes parfois réconfortés lorsque nous percevons dans le regard de l’autre une image de nous que nous pensions disparue : « Nous nous incorporons les uns les autres, ce qui nous permet d’avoir des réserves de nous bien gardées par ceux qui nous aiment » (p. 43). </p>
<p> La personne défigurée a perdu son visage et toutes ses fonctions : elle ne parle plus ou difficilement, ne mange plus mais s’alimente par sonde, n’exprime plus visuellement ses émotions. Elle a perdu son visage mais aussi ses visages, son expressivité. Cette perte est tellement violente qu’elle conduit souvent à l’acceptation d’une greffe et d’un nouveau visage : « Greffer un visage, c’est redonner le visage au sujet, pour qu’aussitôt il devienne pluriel » (p. 35).</p>
<p><strong><em>La greffe de visage, dix ans après.</em></strong></p>
<p> Le professeur Bernard Devauchelle s’entretient avec Aurore Mréjen. </p>
<p> Qu’est-ce qu’un visage ? Le visage est à la fois ce qui donne à voir et ce qui est vu, ce qui suppose un regard. Mais pour le chirurgien, le visage est aussi un organe, un tissu : le tissu composite de la face. Quelle différence entre la face et le visage ?</p>
<p> Le professeur Devauchelle commence par rappeler l’Avis très restrictif du Comité Consultatif National d’Éthique (Avis 82 du 19 février 2002). Le Comité préconisait de privilégier l’autotransplantation à l’allotransplantation, en raison des risques liés au traitement immunosuppresseur. A l’heure actuelle, l’indication de la greffe se pose pour les défigurations pour lesquelles les autres techniques ne conviennent pas (elles n’apporteraient pas un résultat fonctionnel et esthétique satisfaisant). C’est donc plutôt par défaut qu’une telle indication est proposée.</p>
<p> Que signifie l’identité pour un patient greffé du visage ? En quoi notre visage exprime-t-il notre identité ? Tout d’abord, mon visage, c’est ce qui me permet de me reconnaître dans le miroir, même s’il change avec le temps. C’est l’image de soi, qui suppose une certaine permanence malgré les changements. Mais le visage, c’est aussi ce qui me rend semblable aux autres membres de mon espèce, anonyme dans le groupe. Enfin, mon visage, c’est ce qui fait qu’on ne peut me confondre avec personne d’autre, je suis unique. Il est illusoire de penser qu’une transplantation pourrait restaurer le visage dans ces trois dimensions, tant les contraintes techniques sont importantes. La greffe du visage n’est donc pas une tentative de reproduction à l’identique de ce qui a été, mais « renaissance, page blanche offerte, palimpseste […] » (p. 60).</p>
<p> On peut distinguer trois types de défiguration qui peuvent donner lieu à une reconstruction ou une transplantation. Il y a tout d’abord les défigurations liées à une malformation congénitale, présente depuis la naissance. Celui qui en est porteur s’est toujours connu ainsi, il ne sait pas ce que serait son visage « normal », sans anomalie. Lorsqu’une intervention chirurgicale est réalisée, et même si elle est remarquablement réussie, on note que le patient est toujours à la recherche de son « vrai » visage, qu’il ne connaît pas, et qu’il a sans doute idéalisé : « le stigmate de la malformation est inscrit, même quand il est invisible » (p. 61). La deuxième défiguration est celle du traumatisme aigu, causé par un accident (brûlure, blessure par balle par exemple). Il y a un « avant » et un « après » l’accident. Le patient souhaite retrouver son ancien visage et a du mal à considérer que son nouveau visage est le sien. Or cet ancien visage aurait de toute façon évolué avec le temps. Enfin, le troisième cas de figure est celui de la défiguration tumorale, bénigne ou cancéreuse. Les tumeurs malignes sont la plupart du temps une contre-indication à la transplantation en raison des risques de récurrence du cancer liés au traitement immunosuppresseur. Dans le cas des tumeurs bénignes, les patients vivent très longtemps défigurés, depuis l’adolescence, et subissent une exclusion sociale violente, avant une éventuelle transplantation. Ces patients, comme Madame L., peuvent s’approprier assez facilement leur nouveau visage qui leur redonne une existence sociale. Dans tous les cas, « la greffe de visage ne vaut que si elle permet au sujet qui en bénéficie de « <em>faire le deuil du deuil </em>», pour reprendre l’expression de Catherine Malabou, c’est-à-dire prendre conscience du fait qu’être soi-même c’est perpétuellement changer et s’accepter comme changeant » (p. 64-65).</p>
<p> Qui peut donner son visage ? Sommes-nous tous donneurs potentiels ? La loi prévoit qu’en cas de mort cérébrale, nous puissions donner nos organes dès lors que nous n’avons pas exprimé expressément notre refus de notre vivant. Il existe un registre national des refus. En réalité, les choses sont plus compliquées, les équipes médicales interrogent toujours la famille du donneur potentiel et ne vont pas à l’encontre de l’avis de la famille.</p>
<p> Qui peut recevoir un visage ? Qui peut accepter, supporter, la greffe de visage ? La relation première entre le patient et le chirurgien est une relation entre la malformation, la défiguration et le regard analytique, disséquant du chirurgien : « Y a-t-il ou non indication ? Plus exactement, la transplantation s’impose-t-elle comme obligation éthique et morale ? » (p. 65). Lorsque l’équipe chirurgicale accepte l’idée de la transplantation, débute une longue période d’entretiens avec le patient et sa famille. Ces entretiens sont menés avec le ou la psychiatre. Il s’agit d’obtenir le consentement éclairé du patient. Celui-ci est encadré par des dispositions légales. Le patient doit être informé des différentes propositions thérapeutiques qui lui sont faites, et de leurs risques. Cette information a pour but de désamorcer tout contentieux possible. Mais indépendamment de ce cadre légal, une relation de confiance réciproque doit se nouer entre le patient et l’équipe : « Le contrat cède alors la place au pacte » (p. 78).</p>
<p><strong><em>Ethique lévinassienne et défiguration. </em></strong></p>
<p> Aurore Mréjen est Docteure en Philosophie et chargée de cours à l’Université Paris Diderot.</p>
<p> Le visage d’une personne défigurée est-il un visage au sens où Levinas l’entend ? Pourquoi suscite-t-il plus souvent l’effroi et le recul que la réponse éthique ?</p>
<p> Le visage dans l’éthique lévinassienne exprime la vulnérabilité d’autrui, il représente la partie du corps humain la plus nue et la plus exposée aux violences. Le visage est à la fois ce que je peux tuer et ce qui interdit le meurtre : « L’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir » (<em>Totalité et</em> <em>Infini</em>, p. 215, cité p. 91). Le visage exprime un Infini, une transcendance, quelque chose d’absolument autre qui échappe à mon pouvoir. Devant le visage, je me découvre responsable d’autrui et ne peux me dérober à son appel, je suis requis, assigné. Cette responsabilité précède toute liberté et toute décision. Le visage dans sa signification éthique excède toujours sa forme, il est au-delà de sa forme. Levinas insiste sur l’antériorité de l’Ethique par rapport à l’esthétique dans la rencontre d’autrui : avant d’être vu, le visage m’appelle. La première violence qui s’exerce sur autrui est donc celle d’un regard objectivant, totalisant, scrutateur, qui dévisage autrui et le nie dans sa transcendance.</p>
<p> Mais les personnes défigurées n’ont pas tant à subir ce regard objectivant, qu’un regard qui se détourne, qui fuit. La responsabilité éthique s’exprime dans le visage et s’impose par-delà la forme du visage, elle provient d’un au-delà de la forme. En toute rigueur, un visage difforme ne devrait donc pas mettre en défaut l’éthique selon Levinas, bien au contraire : le visage défiguré n’est-il pas par excellence l’expression de la nudité, de la vulnérabilité la plus crue et la plus cruelle ? Et pourtant, les témoignages des personnes défigurées sont unanimes : leurs visages suscitent d’abord le recul et l’effroi. Pour oublier la forme du visage et entendre ce qui se dit au-delà de cette forme, faut-il que celle-ci ne fasse pas obstacle en elle-même, et qu’elle corresponde implicitement à un archétype ?</p>
<p> Y a-t-il une limite à l’éthique lévinassienne ? Peut-on maintenir l’antériorité de l’Ethique par rapport à l’esthétique quand les regards se détournent ? Quel rôle joue la vue dans la rencontre d’autrui ? Levinas, sans surprise, critique la vue comme modalité de la rencontre d’autrui. La vue se limite à la forme, elle fige, réifie, elle rend possible la description d’objets clos et réductibles à leurs qualités. « La vision ne peut rendre compte de l’apparition du visage, par laquelle la totalité se brise » (p. 107). Le mode privilégié de la rencontre d’autrui n’est donc pas la vision mais l’écoute de sa parole, de son appel. La parole rend possible une relation dans laquelle l’autre reste infiniment autre, transcendant.</p>
<p> Aurore Mréjen émet une réserve sur cette analyse lévinassienne de la vision. Celle-ci semble réduite à la représentation des objets, donc à un processus essentiellement plat, frontal. Or Merleau-Ponty montre qu’il n’y a pas de séparation entre la vue et le visible. Il n’y a pas d’un côté des choses qui existeraient toutes faites et identiques à elles-mêmes et qui attendraient passivement, statiquement, d’être vues. Bien au contraire, il existe un entrelacement, une insertion réciproque de mon corps voyant et des corps visibles. D’autre part, on peut très bien imaginer que le regard puisse se travailler, s’éduquer, afin de dépasser la première vision, celle de la difformité, afin de devenir éthique. Même si l’éthique lévinassienne suppose une certaine passivité – le sujet est assigné, requis, appelé -, elle n’exclut pas un travail individuel pour surmonter la réaction première de surprise ou d’effroi. Les soignants savent qu’il faut apprendre à voir autrement, en convoquant tous les sens, en prêtant attention aux émotions qui ne se laissent pas lire uniquement sur le visage, mais sur tout le corps, qui lui-même par métonymie peut se « faire » visage. L’apparence finit par devenir secondaire et ne fait plus obstacle à la rencontre d’autrui. Alors, à ce moment-là, selon la belle formule de Paul Claudel, « l’œil écoute » (p. 116) et peut recevoir l’appel d’autrui.</p>
<p><strong><em>Elle </em>était<em> survivante. Paroles de Madame L. </em></strong></p>
<p> François-David Sebbah est Professeur de Philosophie morale contemporaine à l’Université Paris Nanterre. Il s’est entretenu à trois reprises avec Madame L. qui a bénéficié en 2012 d’une greffe de visage, suite à une maladie qui l’a laissée longtemps défigurée.</p>
<p> Madame L. évoque sa vie d’avant la greffe : « Avant, j’avais un visage que je ne voyais pas. […] J’avais un visage mort, déformé, il n’existait pas. […] Lorsque j’essayais une robe, lorsque je me regardais dans le miroir, je me voyais jusqu’ici (geste de la main au niveau du cou, qui exclut la tête, et donc le visage) » (p. 124 et 126). Madame L. se vivait donc comme sans visage : non pas tant comme ayant un visage monstrueux, que comme dépourvue de visage : « elle subit un <em>effacement</em> du visage » (p. 128).</p>
<p> Que signifie cette absence de visage ? François-David Sebbah décèle une « intrigue sous l’intrigue » (p. 127). La première intrigue, la plus évidente, c’est celle de l’empathie, de l’humanité partagée, mises en défaut ici par l’apparence monstrueuse : je ne reconnais plus l’autre comme mon semblable. La deuxième intrigue, sous-jacente, est proprement lévinassienne. Le visage est la vulnérabilité même : « C’est comme visage que la vie portant sur elle sa mortalité se montre » (p. 119). Le visage exprime à la fois la possibilité de la mort et l’interdit du meurtre. Avoir un visage, c’est être pour autrui, vivant et mortel. Sans visage, Madame L. n’accède plus à cette dimension : « <em>Elle manque à l’appel parmi les vivants humains parce qu’elle n’appelle plus. Elle survit </em>» (p. 128). Elle ne « fait » plus autrui pour autrui.</p>
<p> Avoir un nouveau visage, avoir à nouveau un visage. Tout d’abord, se pose la question de l’identité personnelle : est-ce mon visage ? Est-ce celui du donneur ? « Mon visage est le visage de la donneuse. Avant j’en avais un qui n’existait pas. Maintenant j’ai un visage mais j’ai deux visages ; j’ai une partie à moi et une partie à la donneuse. […] Ce serait malhonnête de dire que c’est mon visage et c’est tout. Il y a eu quelqu’un. [...] Mon visage est un mélange de moi et de cette personne. Maintenant il y en a un, mais quelqu’un d’autre est en jeu » (p. 132-134). Madame L. explique que sa spiritualité lui a permis d’accepter ce don. Elle souhaitait que la donneuse ait les mêmes croyances qu’elle. Elle ne sait pas si c’est le cas, mais elle le suppose : le don d’organes, et plus particulièrement du visage, n’est pas neutre, et suppose un engagement humaniste, sinon spirituel. Cette conviction d’une connexion spirituelle entre la donneuse et elle lui a permis d’accepter ce don. Pendant la première année qui a suivi la greffe, elle a senti une présence, indéterminée, bienveillante, puis cette présence est partie. Cette étape est dépassée, elle ne pense plus à la donneuse.</p>
<p> Mais en deçà de cette question de l’identité personnelle, se pose une autre question, plus originaire. Ce qui importe encore plus que d’avoir « figure humaine » (être reconnu comme semblable parmi les hommes), ce qui importe encore plus que d’avoir <em>mon</em> visage (être reconnu comme moi et pas un autre), c’est le fait d’avoir <em>un</em> visage : « Ici l’article indéfini marque l’entrée dans l’éthique » (p. 133). Madame L. le pressent : « Avant je n’avais pas de visage, maintenant j’ai <strong>un </strong>visage » (p. 137). Ce visage qui permet de « faire visage » pour autrui.</p>
<p> Les médecins ne parlent pas de visage mais de face. La face est un objet, un organe qui peut être manipulé, découpé, incisé, greffé. Il n’y a rien de sacré dans la face : elle est comme tout objet, manipulable, disponible. Le visage est inextricablement lié à la face tout en lui étant irréductible : autrui est un être vivant menacé dans sa chair, dans sa peau : « C’est pourquoi travailler à même la face pour rendre ou donner un visage ressortit à l’éthique même, est, en un sens l’éthique même […]. Greffer un visage, cela aura été, les paroles de Madame L. nous l’enseignent, redonner la puissance de faire visage, <em>la puissance de la vulnérabilité</em> même ; cela aura été redonner l’« être autrui », et, du même mouvement, un rapport à la mort et à la vie vraiment » (p. 141).</p>
<p> C’est pourquoi Madame L. <em>n’est plus</em> une survivante. Elle l’était <em>avant, </em>quand elle était sans visage. François-David Sebbah conclut en soulignant la puissance paradoxale de la techno-médecine, puissance « de restaurer la vulnérabilité, le « pouvoir-être-affecté » comme rapport à la mort vraiment qui ne se fera que dans le rapport à l’autre » (p. 142-143). Loin de la puissance fantasmée du transhumanisme.</p>
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<p> Cet ouvrage très original offre de nombreuses pistes de réflexion dans le domaine de l’éthique médicale et de la philosophie morale. Très clair et accessible, il s’adresse à un large public. Pour des lecteurs plus spécialistes, il permet de confronter la philosophie de Levinas à un cas particulier, celui de la défiguration. Cette philosophie est présentée ici d’une fort belle manière, sensible et incarnée.</p>