oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - HistoireRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearChristophe Bouton & Barbara Stiegler (dir.), L’Expérience du passé, L’Éclat 2018, lu par Paul Sereniurn:md5:fc9f818ef0f4d3a7c824e83f68c8a4d92019-01-14T06:00:00+01:002019-04-20T10:20:11+02:00Romain CoudercPhilosophie généraleHistoireMémoireOubliPasséRuse de la raison<div style="border:none black 1.0pt; padding:0cm 0cm 0cm 0cm">
<div style="border:none black 1.0pt; padding:0cm 0cm 0cm 0cm">
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><strong><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.615xhcHTvHL_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Christophe Bouton & Barbara Stiegler (dir.), <em>L’Expérience du passé. Histoire, philosophie, politique</em>, collection Philosophie imaginaire, éditions de l’Éclat, Paris, 2018 (245 pages). Lu par Paul Sereni.</strong></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><br />
Ce recueil de onze contributions, issu d’un colloque interdisciplinaire tenu à l’Université Bordeaux-Montaigne en mars 2016, cherche à répondre à la question : « la connaissance du passé - que ce soit sous la forme d’une expérience déterminée ou du savoir des historiens - fournit-elle des enseignements » ou bien faut-il penser au contraire, pour toute une série de raisons, qu’une « telle conception du passé est vaine » (p.9) ? Il s’agit donc de savoir comment, et jusqu’à quel point, on peut rendre le passé, y compris lointain, pour ainsi dire, présent.</p>
</div>
</div> <div style="border:none black 1.0pt; padding:0cm 0cm 0cm 0cm">
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’introduction, rédigée par les deux co-directeurs, dissipe l’apparent paradoxe de l’expression « expérience du passé », en s’appuyant sur la mise au point de R. Koselleck dans <i>L’expérience de l’histoire </i>(1997 pour la publication en français) : l’histoire de ce concept montre que « expérience » a un sens qu’il faut rapprocher de celui d’exploration et d’enquête. Koselleck en avait lui-même tiré le concept, repris ici, de « champ d’expérience », qui signifie aussi « une connaissance pratique fondée sur des évènements passés », et c’est bien la possibilité de cette connaissance pratique, au sens technique autant qu’au sens large et courant de l’adjectif, qui est l’objet de l’étude. Les travaux de Koselleck et sa méthode, l’étude des origines et de l’évolution des concepts et des couples de concepts sur la longue durée, forment ainsi un des fils de lecture méthodiques de l’ensemble de l’ouvrage.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">En parcourant les différentes contributions, on voit que la question initiale : « quel passé faut-il connaître ? » ou « que faut-il retenir du passé ? » contient en fait deux problèmes, évidemment interdépendants et qui sont tous deux traités. D’un côté, comment convient-il de chercher à connaître le passé ? De l’autre, y a-t-il en somme une utilité de cette connaissance, à supposer qu’on puisse l’obtenir, pour le présent ou pour la période la plus récente ?</span></span></span></span></span></span></p>
<p align="center" class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:center; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">°°°</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Les différents aspects de ces deux problèmes sont abordés de façon tantôt plus historique, tantôt plus philosophique (ce qui inclut les questions d’épistémologie de l’Histoire). Dans le cadre d’un compte-rendu adressé à des philosophes et dans la mesure où, pour des raisons de taille, un choix s’imposait, on n’a retenu que ce qui pouvait d’abord intéresser ces derniers (ce qui ne préjuge naturellement en rien de la qualité des autres articles). Ainsi, la quatrième contribution étudie la question d’ensemble du recueil à travers l’<i>Histoire de la Grande-Bretagne</i>, de David Hume, maintenant relativement peu connue, du moins en France, mais immédiatement considérée comme très importante en son temps ; la cinquième revient sur la téléologie de l’Histoire hégélienne ; les sixième et septième reviennent sur les rôles respectifs de l’Histoire, de la mémoire et de l’oubli chez Nietzsche, d’un côté par un parallèle entre enquête et généalogie chez Nietzsche et chez Dewey, de l’autre, par une comparaison brève entre la mémoire et l’oubli chez Nietzsche et dans certains écrits de Marx, notamment <i>Le dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon</i>. Les huitième, neuvième et dixième contributions sont consacrés aux thèses de Walter Benjamin sur « le concept d’Histoire », dont la lecture est incontestablement difficile et méritait ces trois développements. La onzième, épistémologique, revient sur la façon dont nous pouvons espérer rendre le passé présent.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le simple énoncé de ce qui précède fait voir l’unité des contributions, prises dans la totalité de leur enchaînement ou par sous-groupes, ce qui suffit largement à dissiper la crainte que l’on peut non sans raison avoir devant ce type de recueil, celle de se trouver face à une addition d’articles d’intérêt inégal et plus ou moins bien reliés entre eux ; ici, au contraire, l’ensemble est très cohérent (quelles que soient par ailleurs les réserves que l’on peut avoir sur tel ou tel point). Dans un ordre d’idées un peu différent, mais qui va dans un sens semblable, on appréciera l’unité de style de l’ensemble, ainsi que la précision et la clarté de la totalité des contributions. </span></span></span></span></span></span></p>
<p align="center" class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:center; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">°°°</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Si l’on passe aux intérêts spécifiques des différentes contributions, celle de Norbert Waszek sur l’<i>Histoire</i> … de Hume (p.69-85), a, outre celui de restituer le contexte de réception de l’ouvrage, l’intérêt de montrer que la manière dont Hume envisage l’histoire singulière de son pays peut être rapprochée de la notion d’effet pervers, <i>id est</i> les effets non désirés, non intentionnels des actions, qui peuvent être positifs ou négatifs (à la différence de l’emploi courant de l’expression). Ainsi, les Puritains ont produit involontairement la tolérance et une certaine liberté d’expression, alors que ce n’était évidemment pas leur objectif. Dans le même ordre d’idées, la tolérance, en Angleterre, n’a pas été obtenue par la raison. Comme le signale l’auteur, ce schéma de pensée rappelle, sans s’y identifier, d’une part, celui de Ferguson dans son <i>Essai sur l’histoire de la société civile</i> et, de l’autre, l’image de « la main invisible » qu’emploie Smith dans <i>La richesse des nations</i>.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">On peut aussi souligner l’originalité de l’argument de Hume concernant les libertés acquises par les Anglais : la liberté doit être protégée, non pas seulement parce qu’elle a été un bien chèrement acquis, mais aussi parce que sa possession n’avait rien de nécessaire, ni même de très probable. Si on ne la protège pas, ce bien, né de circonstances singulières, pourrait tout aussi bien disparaître avec un changement de circonstances.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La cinquième contribution, due à Myriam Bienenstock, (p. 86-104), dissipe de manière précise les confusions et les malentendus fréquents sur le sens de l’expression hégélienne « ruse de la raison ». En effet, selon «l’interprétation la plus souvent mise en avant », la notion « signifierait que selon Hegel la raison se réalise dans l’Histoire par le moyen des hommes » mais sans que ceux-ci « aient consciemment pris cette raison comme fin » (p.95). Or, d’une part, Hegel dans sa philosophie de l’Histoire, n’employa que fort rarement l’expression elle-même, tandis que d’autre part, dès 1803, il l’employait, mais pour signifier la manière dont les hommes forcent la nature à travailler pour eux en travaillant avec les outils qu’ils inventent. La thèse de la « ruse de la raison » signifie donc que, justement, les humains sont tout à fait capables de réaliser leurs intentions : il s’agit de rendre compte de leur ingéniosité. On peut noter que ces conclusions contredisent celle de la précédente contribution qui voyait dans l’analyse humienne d’une histoire singulière une préfiguration de la ruse de la raison. </span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La sixième contribution, due à B. Stiegler, (p. 105-123) a d’abord l’intérêt d’éclairer la complexité des rapports entre oubli et mémoire chez Nietzsche, une fois acquis ce que l’on sait d’ordinaire déjà, à savoir que l’oubli n’est pas une force d’inertie et que la mémoire peut être pathologique. Il faut certainement distinguer entre au moins deux formes d’oubli et deux formes de mémoire, ce qui permet à l’auteur de voir un contresens dans la vision de Nietzsche comme philosophe de l’oubli, contresens qu’elle repère chez les meilleurs commentateurs, comme Deleuze. Le deuxième intérêt de l’article est de poser un lien fort entre la remémoration et le concept - toujours un peu énigmatique – de l’éternel retour : celui-ci implique – c’est la thèse – le retour de « toutes les incarnations du ressentiment comme tout le poids négatif de notre propre passé » (p.109).</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La question de la mémoire et de l’oubli chez Nietzsche est reprise dans la septième contribution, due à C. Bouton (p.124-149), à propos cette fois de la seconde des <i>Considérations</i> <i>inactuelles.</i> Elle confirme l’analyse précédente : « il n’y a pas chez Nietzsche un rejet global du motif de l’histoire maîtresse de vie, pas plus qu’il ne préconise un oubli complet du passé » (p.137). </span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La huitième contribution (p.150-175), qui ouvre la série des trois consacrées aux « thèses sur l’Histoire » de Benjamin (soit en tout 89 pages, plus du tiers du texte courant) a déjà le mérite d’expliquer précisément les raisons pour lesquelles ce texte est difficile. Jeanne-Marie Gagnebin montre que, dans le cas précis, interpréter un texte engagé du passé oblige à en faire une lecture elle-même engagée pour le présent de l’interprète, une « lecture qui prend le risque de penser son propre présent » (p.152).</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La dixième contribution, due à Michèle Riot-Sarcey (p.195-209) applique les thèses de Benjamin à une période historique plus précise (que lui-même a par ailleurs aussi commenté). Elle fait donc une lecture, avec Benjamin, des traces du dix-neuvième siècle vu comme creuset d’un idéal de liberté, illustre précisément le propos de Benjamin : il « a lu les écrits et les évènements du passé, en sélectionnant des fragments dissonants, jugés sans importance ou secondaires par les contemporains et leur postérité. Les petits romantiques, par exemple, malmenés par le cercle « hugolien » sont de ceux-là » (p.208).</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Reprenant le problème de la connaissance du passé, la dernière contribution, de Ethan Keinberg, examine la validité de la conception, qualifiée de néo-positiviste, qui est « je pense (…), dans l’ensemble (…) celle de la plupart des historiens conventionnels » (p. 219), qu’on peut résumer ainsi : « en supposant que l’on dispose des bons outils méthodologiques, on peut maîtriser le passé et le raconter sous la forme d’un récit réaliste » (p.219). Or, selon l’auteur, qui se réclame du déconstructivisme, il s’agit d’une illusion, animée du souci de « faire de l’Histoire une science dure » (p.212).</span></span></span></span></span></span></p>
<p align="center" class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:center; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">°°°</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Sans entrer dans un bilan critique, on peut émettre quelques réserves, dues aux limites infranchissables posées d’avance à ce genre d’ouvrage, mais surtout suggérer un prolongement. D’un point de vue didactique, on aurait pu apprécier un court éclaircissement, ne serait ce qu'en note, de « histoire conceptuelle », dans la mesure où un lecteur peu familiarisé avec ce programme de recherches ou simplement curieux peut après tout se demander pour quoi on emploie histoire des « concepts » et non pas simplement histoire des mots (sachant que Koselleck a explicité ce point dans <i>Le futur passé</i>, p. 109 de la traduction française de 1990). Le parallèle Nietzsche/Dewey est probablement trop riche pour un article et on trouve aussi cette phrase curieuse à propos de l’éternel retour, posée sans autre argument : « Nietzsche lui-même [en] a incarné, en chair et en os, à travers son propre effondrement psychique en 1889, l’impossibilité pratique » (p.107). Peut-on ainsi mettre l’effondrement de Nietzsche sur le compte d’une conception trop pénible pour être tenue ?</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ces quelques remarques portant sur des points très mineurs n’entament évidemment pas la qualité de l’ouvrage. En revanche, un lecteur pourrait aussi sentir un manque en refermant le recueil. On aurait en effet aimé trouver au moins une ouverture sur les questions d'identité et les questions identitaires contemporaines, dans la mesure où, souvent, ce qui fonde l'identité commune qu'on revendique est, précisément, une histoire ou une mémoire commune. Sans doute, la dimension identitaire constitue un sujet distinct, qui mérite un traitement ample et séparé ; cependant, on peut regretter son absence dans le volume, étant donné la présence massive de l’identité mémorielle dans le passé récent et dans le présent.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border: none; margin: 0cm 0cm 10pt; padding: 0cm; text-align: right;"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Paul Sereni</span></span></span></span></span></span></p>
</div>Patrick Boucheron, Ce que peut l'histoire, Fayard, 2016, lu par Pascal Chantierurn:md5:494b30e92eeb3439a82694a44d04833c2017-07-24T06:00:00+02:002018-05-10T17:45:51+02:00Romain CoudercÉpistémologieHistoirehistoriographiemodernitépouvoir<p><strong>Patrick Boucheron, <em>Ce que peut l'histoire</em>, Leçon inaugurale du Collège de France, n°259, éd. Fayard, 2016</strong></p>
<p> </p>
<p><img alt="http://www.fayard.fr/sites/default/files/styles/actu-detail/public/field/image/ce_que_peut_lhistoire.jpeg?itok=Wbkkibix" src="http://www.fayard.fr/sites/default/files/styles/actu-detail/public/field/image/ce_que_peut_lhistoire.jpeg?itok=Wbkkibix" style="float: left; margin: 5px 8px; border-width: 1px; border-style: solid;" /></p>
<p style="text-align: justify;">« Le bon historien n'est-t-il pas, au fond, sans cesse en train de <em>contredire </em>? </p>
<p style="text-align: justify;">Nietzsche, <em>Aurore</em>, livre 1, 1.</p>
<p style="text-align: justify;">Depuis le 4 janvier 2016, Patrick Boucheron, nommé professeur au Collège de France à la chaire d'Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle, dispense ses cours intitulés « Souvenirs, fictions, croyances. Le long Moyen Âge d'Ambroise de Milan ». Sous le titre « Les effets de la modernité, expériences historiographiques », ses séminaires ont débuté depuis le 16 avril. Ceux-ci ont été traditionnellement introduits par une leçon inaugurale. Prononcée le 17 décembre 2015, elle partage cette interrogation : « Que peut l'histoire aujourd'hui ? Que doit-elle tenter pour persister et rester fidèle à elle-même ?» Que lui est-il donc possible, mais aussi qu'est-elle en puissance (au sens spinoziste de ce que peut un corps) ? Que peut l'histoire face à la violence du moment présent ? Face à l'effroi suscité par le terrorisme, quelles sont donc ses ressources ?</p> <p style="text-align: justify;">Avec le double et traditionnel objectif de « remercier ses protecteurs » et de « présenter ses intentions », l'historien nous livre le fruit de ses réflexions. Il se condense en une formule : « Demeurer en mouvement ». Il ne s'agit pas d'une simple solution au problème que pose notre monde instable, au danger qu'il suscite, à la tourmente dans laquelle il nous plonge, mais bien une véritable réponse en terme d'action. Elle mobilise la conscience des historiens, celle de la jeunesse et au-delà celle de chacun (p.22 et p.71). « Nous sommes au cœur de la tourmente, affirme P. Boucheron, car qui ne voit aujourd'hui qu'elle prend deux formes également assourdissantes : celle des bavardages incessants et celle du grand silence apeuré ». Dès lors, que faire dans cette histoire sans commencement ni fin ? L'historien, spectateur engagé, répond tout à la fois : faire collectivement de l'histoire, avec érudition pour ne pas liquider le réel et imagination pour stimuler l'inventivité et accueillir l'altérité, avec réalisme méthodologique et souci « scientifique » de la vérité ; mais aussi, contre tout fatalisme, oser faire l'histoire, librement et sans certitude sur l'avenir, sans hâte ni précipitation non plus, mais au contraire avec cette « douceur inflexible », dont parle Nietzsche, de celui qui sait « se tenir à l'écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent ». </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">En partant de l'évocation des attentats de 2015, des hommages rendus aux pieds de la statue de Marianne, place de la République, à Paris, P. Boucheron retrouve d'abord ces mots de Victor Hugo déposés sur « une page arrachée à un cahier d'écolier », mots dont la leçon inaugurale est la méditation :</p>
<p style="text-align: justify;">« Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. » Victor Hugo, <em>Les Misérables.</em></p>
<p style="text-align: justify;">Puis, parce « lire, c'est s'exercer à la gratitude » (p.28) et que cette intervention s'inscrit dans la longue tradition des leçons inaugurales du Collège de France, l'historien tout en saluant ses pairs et ses anciens professeurs (notamment Jean-Louis Biget et Yvon Thébert), revisite quelques célèbres leçons : de la première d'entre elles, celle de Barthélémy Masson, dit Latomus, prononcée en 1534, jusqu'aux plus récentes, celles de M. Foucault, P. Bourdieu, R. Chartier, P. Toubert, F. Braudel, G. Duby, en passant par celle de Pierre de la Ramée prononcée en 1551. Quatre ans après la fondation du Collège de France par François 1er, Latomus, pratiquant « cette grande rhétorique de la séparation des temps », invente ces deux périodes du Moyen Âge et de la Renaissance, cette « coupure humaniste » dont la fondation du Collège est tributaire. Or, P. Boucheron le rappelle, il s'agit justement « d'enjamber » cette coupure, de récuser par une histoire des pouvoirs cet imaginaire de la Renaissance qui fait croire à un commencement. En réalité, la chronique est heurtée, la « fondation fragile et hésitante », le cours de cette période, « une suite incertaine de recommencements s'attardant jusque dans les années soixante du XVIe siècle ». L'histoire, comme « discours savant et engagé », doit ici nous alerter contre le grand mensonge, cette création poétique qui invente et réinvente la Renaissance (Jules Michelet). Il s'agit bien en l'occurrence de contredire. L'histoire est « un art des discontinuités » et ce que l'on nomme une « période » n'est jamais que ce « temps que l'on se donne ». Nulle hésitation dès lors à bousculer l'historiographie traditionnelle, les représentations convenues qui sont comme des obstacles épistémologiques ; et nul scrupule à abandonner les anciens chrononymes de Moyen Âge et de Renaissance pour leur préférer l'appellation « XIIIe-XVIe siècle ». « [...] 1'histoire peut aussi être un art des discontinuités. En déjouant l'ordre imposé des chronologies, elle sait se faire proprement déconcertante. Elle trouble les généalogies, inquiète les identités et ouvre un espacement du temps où le devenir historique retrouve son droit à l'incertitude, se faisant accueillant à l'intelligibilité du présent » (p.36).</p>
<p style="text-align: justify;">La description de cette période de l'histoire des pouvoirs fera ainsi le choix de débuter au-delà de la « coupure grégorienne » occupant le XIIe siècle, moment de « réagencement global de tous les pouvoirs », d'« ordonnancement du monde autour du <em>dominium</em> ecclésiastique ». Elle examinera la double séparation (chrétiens et non chrétiens ; clercs et laïcs) constituant l'<em>ecclesia</em> en « institution totale », le christianisme en « structure anthropologique englobante » et le gouvernement de l'Église en « réalité coextensive à la société tout entière. » En se concentrant sur cette « coupure théologico-politique occidentale » dont « nous sommes encore redevables » et qui a fait du « sacrement eucharistique la métaphore active de toute organisation sociale », l'historien mettra à jour la « généalogie du <em>regimen</em>, l'art de gouverner les hommes » et la théorie de la représentation, au sens figuratif comme politique, qui le sous-tend. Toutefois, le « grand chantier collectif » futur des historiens consistera à repérer et analyser ses autres « flexures » autour du pli central nommé « grégorien » et à relever « cette promesse d'histoire totale » qu'accomplissait Pierre Toubert en étudiant l'Occident méditerranéen. L'étude historique de la réalité des sociétés européennes et la tentative de compréhension de la généalogie de la gouvernementalité moderne doivent être attentives à l'échec du programme grégorien et à la capture du pouvoir symbolique de l'Église par les laïcs. La compréhension des pouvoirs symboliques et des effets réels de cet « imaginaire » au XIIe siècle telle que la promeut Jean-Philippe Genet parait décisive. A ce moment émerge entre <em>sacerdotium</em> et <em>regnum </em>le troisième pouvoir du <em>studium</em>. Moment clé dans l'histoire de l'Europe occidentale, ce XIIIe siècle naissant correspond conjointement à l'entre-temps des expériences politiques possibles. Le champ symbolique d'un pouvoir qui crée du réel, met en récit et recourt à l'efficace du signe, voilà ce qu'il faut scruter jusqu'au dernier tiers du XVIe siècle. On rencontre alors cette autre flexure, cette guerre civile qui s'étend aux dimensions de l'Europe, donne naissance à la raison d'État et, en passant par l'élargissement du monde au XVe siècle, rend compte de notre intranquillité de Modernes. Ignorer cette cicatrice de l'histoire, ce mal d'Europe, c'est méconnaître notre identité collective et la fragiliser. Montaigne nous a appris à nous déprendre de nous-mêmes, à contester l'évidence de notre point de vue en accueillant l'autre. C'est ce geste humaniste par excellence que le Collège de France s'est efforcé de réarmer et cela doit encore être le geste qu'une histoire comparative des pouvoirs peut et doit assumer. Si le cadre de l'Italie urbaine constitue ainsi le point de départ du travail de P. Boucheron, l'auteur de <em>Léonard et Machiavel</em> revendique néanmoins un dépaysement, une histoire globale qui s'ouvre du Nouveau Monde à la Chine en passant par l'Afrique. Dépayser l'Europe, c'est-à-dire la ramener à son étrangeté, la penser du dehors à la façon d'Idrîsî au XIIe siècle ou d'Ibn Khaldûn au XIVe siècle, c'est aussi se donner les moyens d'en saisir les potentialités inabouties, comme cette possibilité d'un devenir impérial qui ne se réalise pas et fait ainsi entre le XIIe et le XVIe siècle la singularité déviante de l'Europe.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Le philosophe écossais David Hume affirmait dans son <em>Essai sur l'étude de l'histoire </em>: « elle charme l'esprit, elle perfectionne le jugement, elle nourrit la vertu ». Citant Foucault, P. Boucheron convient de cet aspect divertissant des études historiques. Dans une lettre de 1967, le philosophe français constatait en effet : « L'histoire, c'est tout de même prodigieusement amusant. On est moins solitaire et tout aussi libre. » Pour autant, si l'histoire peut quelque chose, c'est aussi et surtout, en tant qu' « art de la pensée », de conduire à l'exercice du jugement et à l'action. Avec cette ambition de repenser notre modernité et de répondre aux exigences de notre temps, aux « appels du présent », avec cette responsabilité de l'enseignant qui par la transmission se montre « redevable de la jeunesse », le travail de P. Boucheron en est l'illustration. Et celui-ci de conclure : « Il y a certainement quelque chose à tenter. Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l'horizon, sinon la menace de la continuation? Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu'il faudra, pour le percevoir et 1'accueillir, être calme, divers et exagérément libre » (p.72).</p>
<p style="text-align: justify;">On l'aura compris, cette leçon inaugurale invite le lecteur à découvrir et à suivre le travail passionnant et stimulant de l'historien français. Travail, amitié, invention, courage, bienveillance et générosité sont assurément des qualités nécessaires à l'historien. La tradition humaniste du Collège de France n'est pas dénigrée. Contre le danger qui nous menace, contre les pessimistes en tout genre, P. Boucheron fait le pari d'une « conjuration d'intelligences » (p.28) et risque comme Victor Hugo « la rage d'espérer » et « [...] cette vieille idée humaniste, toujours démentie par l'expérience, jamais récusée pourtant, qui consiste à croire qu'un assaut de beautés et de grandeurs saura braver la méchanceté du monde » (p.22). Pour autant, Patrick Boucheron, qui sait aussi se montrer philosophe, ne néglige jamais l'indispensable esprit critique, n'hésitant pas à « casser l'ambiance » : « Un historien, dit-il, ne sachant pas se montrer horripilant pratiquerait une discipline aimable et savante, plaisante sans doute pour les curieux et les lettrés, mais inefficace en termes d'émancipation critique. Ceux qui se risqueraient à ne rien risquer, s'abandonnant confortablement à la certitude muette des institutions, ceux qui entreraient dans le jeu sans volonté d'y jouer un peu eux-mêmes, ceux-là prendraient sans doute tous les atours de l'esprit de sérieux, mais c'est leur discipline qu'ils ne prendraient pas au sérieux. »</p>
<p style="text-align: justify;">Que peut donc l'histoire ? En s'assumant résolument comme une pratique théorique critique, non seulement elle sauve le passé et nous en offre la compréhension mais permet aussi de penser ce qui advient en toute inquiétude et incertitude. Elle refuse ainsi le devenir sans surprise, la menace de la continuation, un cours des choses que l'on pourrait être tenté de croire fatal. Elle nous maintient vivant, conscient et libre pour « demeurer en mouvement ». Elle nourrit notre passion du possible.</p>
<p style="text-align: justify;">Laissons encore parler l'historien :</p>
<p style="text-align: justify;">« Nous avons besoin d'histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d'une conscience - non pas seulement le siège d'une pensée, mais d'une raison pratique, donnant toute latitude d'agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s'y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s'affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l'expérience et méprise l'enfance. « Étonner la catastrophe ››, disait Victor Hugo, ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture. Voici pourquoi cette histoire n'a, par définition, ni commencement ni fin. Il faut sans se lasser et sans faiblir opposer une fin de non-recevoir à tous ceux qui attendent des historiens qu'ils les rassurent sur leurs certitudes, cultivant sagement le petit lopin des continuités. L'accomplissement du rêve des origines est la fin de l'histoire - elle rejoindrait ainsi ce qu'elle était, ou devait être, depuis ces commencements qui n'ont jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d'en stopper le cours. Car la fin de l'histoire, on le sait bien, a fait long feu. Aussi devons-nous du même élan revendiquer une histoire sans fin - parce que toujours ouverte à ce qui la déborde et la transporte - et sans finalités. Une histoire que l'on pourrait traverser de part en part, librement, gaiement, visiter en tous ses lieux possibles, désirer, comme un corps offert aux caresses, pour ainsi, oui, demeurer en mouvement » (p.70-71).</p>
<p align="right">Pascal Chantier</p>Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l'Egalité?, 2015, lu par Eric Zanettourn:md5:cc7010a0a2d2fa3235295a68e69eb2142017-04-21T06:00:00+02:002017-04-21T06:00:00+02:00Romain CoudercPhilosophie politiquedémocratieHistoireinégalitésoligarchiesolidaritéégalité<p><img 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style="float: left; height: 217px; width: 140px; margin-left: 3px; margin-right: 3px;" /> <strong>Patrick Savidan, <em>Voulons-nous vraiment l'Egalité</em>, Albin Michel, 2015</strong></p>
<p style="text-align: justify;"> L'ouvrage de Patrick Savidan s'en prend à un irritant paradoxe : nous voulons tous l'égalité, considérons que le pays réel est par trop inégal, et pourtant l'inégalité élève par degrés sa tête hideuse, pour paraphraser Rousseau parlant de la tyrannie. Tocqueville déjà remarque cette passion de l'égalité: « Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l'égalité prenait chaque jour une place de plus en plus grande dans le cœur humain ». Non seulement cette passion se développe, mais elle suit la loi d'un feed-back positif ; plus elle en a, plus elle en veut. S'agissant de l'amour de l'égalité, « en le satisfaisant, on le développe », remarque encore Tocqueville. Voilà qui rappelle Freud et son narcissisme des petites différences, croissant avec la petitesse des différences entre individus ; sauf que c'est l'inverse, allez comprendre. Ce constat psycho-politique étant posé, il s'agit d'expliquer pourquoi cette passion trouve de moins en moins à s'inscrire dans les faits.</p> <p> Avant de tenter de résoudre cette énigme, l'auteur va en dévoiler toute la difficulté. Le paradoxe s'accroit d'une inégalité croissante ; « dans les années 1980, le revenu moyen des 10% les plus riches était 7 fois plus élevé que celui des 10 % les moins riches. Aujourd'hui, il est près de 10 fois plus élevé.» Patrick Savidan est bien placé pour visualiser cette augmentation des disparités, puisqu'il a contribué à créer, nous rappelle-t-il, l'«Observatoire des inégalités» en France, et que les diverses séries statistiques que ce dernier a collectées vont dans le même sens. Ces inégalités croissent dans les domaines les plus divers : aux inégalités strictes de revenus « s'ajoutent évidemment les écarts sociaux croissants, aisément vérifiables, sur le plan scolaire, celui de la santé, du logement, des patrimoines, etc. » S'agissant des patrimoines, on se rappelle de la démonstration de Thomas Piketty dans <em>Le Capital au 21e siècle </em>dont la conclusion était notamment que pour s'enrichir en ce siècle, il faut davantage compter sur le capital que sur le travail, sur l'héritage familial que sur des salaires âprement accumulés. Bref, après des décennies de réduction des inégalités, après les conquêtes du Conseil national de la résistance, on assiste à un « renversement de tendance très significatif ». Mais le problème a aussi son pendant épistémologique : après des décennies de constats sur les inégalités, celles-ci repartent à la hausse. Ce qui donne l'occasion à l'auteur d'un élan rousseauiste ; aujourd'hui encore, il n'est pas clair que le progrès des sciences et des arts, sous espèce de séries statistiques, contribue à épurer les mœurs.</p>
<p> Ce constat étant posé, l'ouvrage va consister en une série de tentatives de réponses, précisant peu à peu une anthropologie de l'homme contemporain.</p>
<p> Celui-ci apparaît dans un premier temps sous les traits de l'hypocrite. Cachez cette inégalité que je ne saurais voir, semble-t-il nous dire. S'il n'est hypocrite, il est inconséquent, ce qui peut être pire en politique. Hypocrite : disons plutôt plutôt dissocié. Notre attitude reviendrait à « ignorer l'injustice dont on bénéficie, tout en dénonçant celle dont on pâtit ». Savidan prend l'exemple de la promotion Senghor de l'ENA, qui dénonce à juste titre le caractère artificiel des épreuves de sortie influant sur le classement décidant de la trajectoire ultérieure, alors que la présence dans l'école est déjà l'effet d'une ségrégation affectant tout le système éducatif français. Si naguère l'éducation nationale pouvait promouvoir la mobilité sociale vers le haut ), aujourd'hui nombre d'enfants issus de CSP modestes ont toutes les chances de finir dans la même catégorie ; le vol de l'école républicaine est horizontal. L'<em>homo œconomicus </em>contemporain semble opter pour une justice teintée de pragmatisme : sachant l'ordre injuste, et ne pouvant être facilement réformé, le mérite consiste à rejoindre quand même les bonnes places, tirant le meilleur parti d'un état calamiteux du système... Peu glorieux.</p>
<p> Un homme inconséquent : si l'on opte pour une humanité moins cynique, ou désabusée, il reste à expliquer pourquoi nous ne tirons pas les conséquences de ce que nous savons... La petite musique de cette problématique nous rappelle le Jean-Pierre Dupuy de <em>Pour un catastrophisme éclairé</em> , qui montrait que s'agissant des périls écologiques, tout se passe comme si nous ne croyions pas ce que nous savons. Là il s'agit de ne pas en tirer les conséquences, alors qu'on le croit bel et bien. Savidan consulte les réponses disponibles sur ce problème, ainsi la mauvaise foi sartrienne : agir selon ce que l'on sait supposerait une trop grande dépense de volonté et de liberté. Jacques Bouveresse est également consulté, qui affirme : « il ne faut pas seulement vouloir savoir, il faut aussi vouloir tirer des conclusions de ce que l'on sait et, quand les conclusions à tirer sont des conclusions pratiques, on entre dans un domaine sur lequel l'intellect n'a malheureusement plus guère de prise et qu'on ne maîtrise pas mieux qu'autrefois ». On aimerait suggérer à l'auteur que le problème est sans doute du côté de cette personne morale qu' est le peuple et qui tarde à s'incarner. Il va envisager cet aspect de la question en fin d'ouvrage pour montrer que chacun, au moment de décider - de glisser un bulletin dans l'urne - songe justement à ce que sont censés penser tous les autres et contrarie sa propre décision. Le peuple hante les esprits, qui lui prêtent un discours qui reste indécidable.</p>
<p> En attendant, l'enquête va s'attacher à montrer que nous ne sommes ni irrationnels, ni déraisonnables... Non, il s'agit d'une décision (de maintenir les inégalités) dûment voulue. En un sens, le raisonnement à tenir se présente comme un syllogisme : « Si l'on doit lutter contre toutes les inégalités illégitimes et que ceci est une inégalité illégitime, (…) il faut nécessairement que le sujet qui en est capable agisse de la façon la mieux appropriée pour égaliser le rapport inégal constaté ».</p>
<p> Hélas, le problème du syllogisme pratique, c'est la <em>praxis</em>, qui décidément n'est pas une idée comme les autres. On l'a appris avec Kant, l'existence n'est pas un concept... Si l'intellectualisme n'en peut mais, attaquons le versant moral du problème : « Vraiment, ce que je fais, je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux mais je fais ce que je hais ». Ces paroles sont de Saint-Paul. On songe à Spinoza qui peut-être songe à celui-ci quand il dit que les hommes, voyant le meilleur, font le pire... L’inconscient, mobile trop commode pour Alain, n'est pas loin. On nous laisse sur cette interrogation, après avoir remarqué à juste titre que ce n'est pas la première fois que les hommes sont affectés d'une double ou trouble volonté. On sait bien qu'il ne faut pas succomber (au goût de l'inégalité s'entend), mais voilà, on succombe, hélas. Savidan revient alors sur le terrain de la logique : et si le problème de notre syllogisme était que la prémisse n'est pas un désir ? Seuls les raisonnements pratiques fondés sur le désir comme <em>primum movens</em> ont la chance d'aboutir...Encore Spinoza . Que faire ?</p>
<p> C'est bien sûr au raisonnable que l'analyse doit désormais se consacrer. Si rationnellement l'affaire a été perdue, faute d'un syllogisme formellement satisfaisant, il faut alors songer que les citoyens ne trouvent pas raisonnable de voter pour un programme réduisant autant les inégalités que leur cœur et leur raison raisonnante l'exigent. Bref, on a beau faire, beau dire, beau penser, on n'y croit pas. C'est ce domaine qui cause cette « discordance troublante entre ce que nous croyons, ce que nous désirons et ce que nous faisons ». On songe aussi à ce vieux réflexe qui fait que les réponses sont plus proches de la vertu dans les questionnaires que dans la vie, ce qui a fait du métier de sondeur un enfer.</p>
<p> L'auteur se fait alors historien pour chercher d'autres réponses. Empruntant le concept de « régime d'historicité » à l'historien François Hartog, l'auteur en distingue trois dans notre question : « ancien régime, régime moderne et régime contemporain de l'injustice ». Notre mal vient de loin : au néolithique, les problèmes commencent, la propriété privée de la terre s'avérant bien plus inégalitaire que la communauté des chasseurs-cueilleurs. Le monde dont rêve Rousseau, c'est Néanderthal. Puis vient l'analyse de Tocqueville : après l'ancien régime, très néolithique à sa façon, vient le monde de la démocratie en Amérique, où la passion de l'égalité s'apprête à faire des ravages, causés lointainement par le christianisme... Ravages dont la mesure est restée modeste, raisonnable faudrait-il dire. Ici comme ailleurs, la véritable foi dans l'égalité qu'a l'auteur se heurte à un réel qui toujours rebondit vers l'inégalité. Rappelons que le livre a commencé par un tableau de l'essor actuel des inégalités, avec floraison des milliardaires et de laissés pour compte à la clé.</p>
<p> Ce qui fait que la marche à l'égalité n'a pas été jusqu'au bout, c'est notamment que « l'égalitarisme moderne est un égalitarisme des libertés, un égalitarisme des pouvoirs de faire, qui se définit d'abord par le souci d'en finir avec l'arbitraire ». Mieux encore : des aristocraties nouvelles se forment sans cesse, avec des petits rusés qui ont compris les leçons du <em>Guépard </em>de Leopardi, porté à l'écran par Visconti, « si nous voulons que tout reste tel, il faut que tout change », des rusés qui dissimulent les turpitudes de l'esprit de domination sous la fumée du réformisme invétéré. En cause également, un « régime d'historicité contemporain », et un régime de justice, dont l'essence est d'exister dans un horizon « dépolitiqué » ( sic). On ne croit plus en l'avenir de l'action politique, et moins encore en des lendemains qui chantent. L'adieu aux illusions du modernisme se paie de ce prix. D'autant plus qu'interviennent des cofacteurs (la Chine, l'islamisme) qui rendent moins assurée la poursuite d'un sentier glorieux vers la suite de l'histoire. Après une réflexion sur le problème de la démocratie locale - Savidan rappelle que pour Tocqueville c'est la coupure entre l'aristocratie locale et ses administrés qui a causé sa perte, à l'inverse de l'Angleterre où la « gentry » était territorialisée -, l'étude envisage les nouvelles formes de solidarité - il y en a quand même : elles sont hélas « électives ». On veut bien être garant... des égaux. Pour les outsiders, et ces outsiders parfaits que seraient les migrants, il faudra repasser. On préfère la « solidarité chaude » à la « solidarité froide » pour reprendre la distinction de Rosavallon dans <em>La Crise de l'Etat providence</em><strong>. </strong>L'époque est au <em>charity business</em>, aux mutuelles électives, et non plus à l'Etat providence, trop froid et paternaliste, se désengageant sans cesse, avec de moins en moins à donner .</p>
<p> On pourrait objecter que si les particuliers privatisent l'assurance sociale, c'est qu'ils ne peuvent décidément plus se contenter des aides publiques. Disons qu'un air du temps nimbe tout cela, sans qu'il soit facile de distinguer quelle fut la cause première. L'économie de partage est associée par l'auteur à cette évolulion. Mais le problème de ce temps « dépolitiqué », de cette politique dé-temporalisée, c'est bien que l'avenir est illisible ; Savidan convoque la Juliette de Sade, qui doit en être bien étonnée : « le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir » ; c'est tout à fait ça, sauf que c'est le contraire.</p>
<p> Les derniers chapitres de l'ouvrage s'intéressent au retour des oligarchies comme de l'esprit d'oligarchie. L'auteur discerne là une démocratisation de l'esprit d'oligarchie, et on a bien envie de lui donner raison. Ah, comme le mot « privatif » a aujourd’hui de riches consonances, pourrait-on abonder ! Le bien ( souverain) est privé, mais surtout exclusif des autres. Les plages privées tentant de privatiser jusqu'au bord de mer en sont une belle métaphore, l'un des marronniers médiatiques dénotant l'empire des vanités. Plus concrètement, on rêve dans les chaumières en restant à sa place - rappelons le tableau scolaire de la France. Stéphane Bern, notre dernière part de rêve. Ailleurs, pas une vinasse qui ne se rêve en grand cru – adieu le Préfontaine et autre Carré de vigne. Hélas, confirme Savidan en citant Thierry Pech, membre fondateur de Terra Nova : « C’est bien la société, qui, ayant accepté de manière plus ou moins assumée cette assimilation de la vie bonne à la vie des privilégiés, autorise l'actuelle sécession des riches, quand elle ne l'encourage pas ». Un certain candidat aux futures présidentielles va bien dans le sens de l'histoire. Reste à savoir si le peuple sera masochiste jusqu'au bout, en rêvant châteaux et minigolfs. L'auteur rappelle un passage d' <em>A l'Ombre des jeunes Filles en Fleur</em>, où le petit peuple de Bolbec se masse devant « l'immense aquarium lumineux que devenait le soir le restaurant du Grand Hôtel, pour apercevoir , lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour des pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges. »</p>
<p> Et la question revient : pourquoi le peuple prendrait-il plaisir à voir les étalons super-riches gagner la course alors qu'il n'ont pas bougé - cette situation a nom « walkover » dans l'hippisme, nous apprend Savidan. Celui-ci rappelle alors Tocqueville, qui montre que « ce qui entraine le cœur humain, c'est bien moins la certitude d'un petit succès que le possibilité d'une haute fortune. » La réponse est bien que la tentation oligarchique s'est démocratisée, que l'on vit par procuration en attendant un éventuel retournement de fortune.</p>
<p> Savidan va donner en dernier lieu une réponse qui lui semble plus satisfaisante : c'est parce que nous n'y croyons pas vraiment que la chose ne se fait pas. Plus précisément, du fait que nous ne croyons pas que d'autres que nous seraient capables de faire ce choix vertueux. « Nous raisonnons sous condition d'incertitude, sous régime d'injustice. » Mais aussi : « Nous raisonnons avec le sentiment que tout le monde quasiment raisonne sur ce mode. Or, pas plus qu'on ne peut faire le socialisme dans un seul pays, nous ne parviendrons à nous résoudre à faire, seuls, le choix de nos raisons les plus fortes. » Nous avons peur d'être vertueux seuls et faisons alors le choix d'un système vicieux en préservant quelques affinités électives. Si l'on lit bien, il est temps que le peuple devienne sujet et croie en son pouvoir de décider de l'avenir. Pour cela, il faudra des instances permettant de repérer ce que sont les « problèmes publics », que tout un chacun constate et pour lesquels il s'agirait d'œuvrer collectivement. Il faut que le peuple trouve la volonté de former une image de ce qu'il est, de la faire évoluer au besoin. Cela peut s'appeler la Volonté générale ; elle doit devenir consciente d'elle-même bien avant les urnes. Il sera temps alors de repolitiser le temps.</p>
<p> Merci à Patrick Savidan d'avoir lié ces divers questionnements ayant en commun l'inquiétude démocratique et citoyenne contemporaine, en nous montrant dans quel ordre peuvent s'échelonner ces échéances. Il semble que des états généraux de nos ressentis seraient un judicieux premier pas, non ?</p>
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<p style="text-align: right;"> Eric Zanetto</p>Guillaume Carnino L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil « L’univers historique » 2015 Lu par Alexandre Kleinurn:md5:44a0ebb23c5aca87b6ede8d66c4c8cf82016-10-14T19:40:00+02:002016-10-18T17:10:27+02:00Florence BenamouÉpistémologieHistoireidéologiescienceTechnoscience<p><strong>Guillaume Carnino L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Seuil « L’univers historique » 2015 Lu par Alexandre Klein</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Quand et comment « la science » s’est-elle imposée, en France, comme l’unique garant du vrai et par là même comme une référence sociale et culturelle centrale, voire même sacrée ? C’est à cette question que l’historien Guillaume Carnino tente de répondre dans son dernier ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011 sous la direction de Dominique Pestre. Il ne s’agit pas là d’une énième histoire des sciences modernes, retrouvant dans les travaux de Bacon, Descartes ou Galilée l’apparition d’un nouvel esprit scientifique et des fondements de notre <img alt="http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQ756EmF3VeTkQBLidUexdOZxLqCn_W1HBjGTUShfatJAbpjrZqaRv_FvNg" src="http://t0.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQ756EmF3VeTkQBLidUexdOZxLqCn_W1HBjGTUShfatJAbpjrZqaRv_FvNg" style="float: left; margin: 4px;" />modernité. L’auteur préfère ici retourner l’interrogation sur les origines de la science moderne en analysant « les origines modernes de la science », et ce afin d’identifier le « moment précis où des pratiques préexistantes […] en viennent à être subsumées sous le vocable de science au singulier » (p. 12). Autrement dit, il se demande quand on a commencé à parler de « la science » et de quelle manière cette expression est devenue synonyme de vérité ? Pour mener à bien son enquête, il sollicite des sources diverses, allant des fonds d’archives d’institutions scientifiques françaises de renom aux correspondances de savants, en passant par des revues et des publications populaires. Son étude se divise en quatre grandes parties abordant respectivement l’avènement de « la science », son rôle de nouvelle autorité publique, ses rapports avec l’industrie et enfin son implication politique dans l’avènement de la III<sup>e</sup> République.</p> <p style="text-align: justify;">Afin de mettre en évidence la manière dont l’idée de science s’est progressivement solidifiée au cours du premier XIX<sup>e</sup> siècle, l’auteur s’attache tout d’abord à montrer comment le sens du mot « science » a basculé en France entre 1800 et 1860, passant d’un terme commun renvoyant au savoir en général à l’idée d’une connaissance certaine car rationnelle et expérimentale apparaissant alors de plus en plus dans les titres des publications imprimées. La transformation de l’image de Galilée, de génie romantique à véritable fondateur et incarnation de la science moderne, qu’il retrace ensuite, semble confirmer cette invention sémantique. À l’aune de l’historiographie galiléenne se fait en effet jour le changement de statut de la notion de science, ainsi que sa progressive généralisation, après 1840, comme à la fois une activité renvoyant à des pratiques, une vision du monde et une épistémologie. </p>
<p style="text-align: justify;">Mais cet avènement de l’idée de science au singulier, dont témoignent les titres des publications du premier XIX<sup>e</sup> siècle autant que les débats autour de la figure de du savant italien, relève aussi de dynamiques propres à l’époque et notamment de la nécessité d’une nouvelle autorité publique pour arbitrer les débats nombreux qui agitent une société française en proie à des tensions et des bouleversements politiques récurrents. La cristallisation qui s’opère autour de « la science » s’inscrit en effet dans un contexte où les enjeux savants deviennent un lieu d’opposition entre politique et religion. Les débats autour de la pensée de Darwin, de l’invention de la préhistoire ou de la génération spontanée témoignent du rôle nouveau qui va être accordé à la science pour dépasser des querelles politiques et sociales aux enjeux théologiques forts. En s’opposant radicalement à la religion, la science acquiert une force nouvelle, mais surtout une aura sans égal qui ne va pas tarder à gagner l’ensemble de la société. Il faut dire que l’émergence de la science populaire - ancêtre de la vulgarisation scientifique -, l’appropriation de la science par les arts - dont les récits de Jules Verne sont les plus célèbres exemples-, ou encore les expositions universelles vont permettre de vulgariser et de populariser cette science à qui on prête désormais toutes les vertus. On voit d’ailleurs grandir, dans la seconde moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, le nombre d’étudiants dans les universités qui, notamment après la défaite de 1870, trouvent dans le modèle de la science « pure » la justification de leur autonomie, de leur croissance, ainsi que de leur importance sociale et politique. Il faut de la recherche fondamentale pour mieux développer des applications qui serviront ensuite à toute la société. C’est à ce titre et dans ces circonstances que la science va devenir l’allié et le support de l’industrie. </p>
<p style="text-align: justify;">La valorisation de la science n’est en effet pas sans rapport avec la forte croissance industrielle que connaît la France au cours du Second Empire. L’investissement de l’État dans la formation des ingénieurs, notamment dans la seconde moitié du siècle, va favoriser à la fois le dynamisme de l’industrie et l’affirmation de la science comme moteur de l’invention et de la production. Deux personnages seront au cœur de cette évolution : Jean-Baptiste Dumas, créateur de l’École centrale et Louis Pasteur qui consacra une grande partie de sa carrière à résoudre les problèmes des industriels qu’ils soient brasseurs ou agronomes. Cette alliance nouvelle de la science et de l’industrie, visible dans le milieu brassicole ou l’invention de la pisciculture, va engager une transformation de la notion de technologie. Elle fait en effet poindre l’idée contemporaine de la technoscience où la <em>techno-logie</em> n’est plus dissertation sur les arts, mais science au service de la production, et où science, industrie et pouvoirs politiques sont irrémédiablement liés. Ainsi, si l’industrialisation qui marque la France du XIX<sup>e</sup> siècle repose en grande partie sur le déploiement de la science, elle ne manque pas d’assurer en retour la valorisation et la reconnaissance sociales et politiques de l’immense pouvoir de cette dernière. Peu à peu, la science va même s’imposer comme une véritable religion au sein de la société et de l’État français. </p>
<p style="text-align: justify;">Après 1860, on voit en effet se développer la dimension religieuse de la science qui est désormais considérée comme l’unique moteur du progrès. « À la fois héritière et concurrente du christianisme, la science apparaît comme une <em>nouvelle foi</em> » (p. 207). Ce nouveau discours eschatologique se construit notamment autour de la figure de l’ingénieur martyr, mort pour le progrès de la science et donc le bien de tous. On crée même en 1857 une Société de secours des amis des sciences qui « visent à aider les veuves et les orphelins d’inventeurs et scientifiques trop passionnés par leur noble mission pour se préoccuper de leurs proches » (p. 219). La puissance de ces nouvelles représentations mythologiques relatives à la science et à l’idéologie du progrès est si forte dans la France du second XIX<sup>e</sup> siècle que toute résistance apparaît alors, comme dans le cas du débat sur des déversements de Gennevilliers étudiés par l’auteur, comme « une crispation futile engendrée par l’aveuglement obscurantiste de privilégiés jaloux de leurs prérogatives » (p. 220). La science est devenue l’argument de toutes les batailles, qu’elles soient scientifiques et environnementales ou sociales et politiques. La III<sup>e</sup> République qui voit le jour en 1870 ne va d’ailleurs pas manquer de s’appuyer sur ce dogme nouveau qui fait de la science le socle spirituel des sociétés ainsi que le moteur du mouvement naturel de l’humanité. Dans la lignée du positivisme comtien, Émile Littré ou Jules Ferry vont être de ceux qui valorisent la science comme fondement sur lequel la stabilité sociale et l’égalité républicaine peuvent et doivent se déployer, accordant définitivement à la science un rôle politique de premier choix.</p>
<p style="text-align: justify;">Mais si l’avènement, au cours du XIX<sup>e</sup> siècle, de la science comme unique garant de la vérité et principal moteur de transformation du réel a conduit à la création d’une mythologie scientifique puissante, cette dernière a, comme le précise Carnino en conclusion, des conséquences contradictoires. En devenant un outil politique de choix, notamment grâce à sa dimension religieuse, la science s’est, de manière paradoxale, exclue du champ politique. À mesure qu’il s’imposait comme un acteur incontournable des affaires publiques, garant de l’objectivité et de la neutralité du jugement, l’expert scientifique validait en effet la sortie de son champ d’expertise de la sphère démocratique. La science n’est pas objet de débat politique. En utilisant la science pour fonder légitimement leur pouvoir, les nouveaux gouvernants du XIX<sup>e</sup> siècle ont paradoxalement réduit le champ de leur propre action politique et donc affaibli leur pouvoir. C’est cette conception contradictoire de la science, tout à la fois fondement de l’ordre et de la liberté, dont nous avons, sans véritablement nous en rendre compte, hérité.</p>
<p style="text-align: justify;">Ainsi, en voulant étudier l’historicité de la notion de science, Guillaume Carnino est finalement parvenu à mettre en évidence les ressorts historiques et grandement idéologiques sur lesquels repose la puissance symbolique et sociopolitique majeure qui est aujourd’hui celle de la science. Sa recherche de l’invention moderne de la science l’a conduit à produire une véritable anthropologie historique de notre rapport au scientifique. Car c’est finalement un état d’esprit, une attitude, une mentalité que Carnino met en évidence : celle qui liait les Français à la science au cours du XIX<sup>e</sup> siècle et qui caractérise toujours le rapport de l’Occident au domaine scientifique. Ce sujet aussi essentiel qu’il est difficile à cerner l’a contraint à multiplier les points de vue, à varier les objets d’études, au point que le lecteur ait parfois le sentiment d’une diversité le faisant sauter sans préavis d’une thématique à une autre, d’un objet à un autre. Pour autant, on est très loin de la collection désunie d’études diverses. En effet, au milieu de la variété des objets se dessine une unité certaine que l’auteur parvient aisément à faire émerger et à travailler en tant qu’objet propre. De même, s’il est contraint de parcourir certains sujets à grands pas, Carnino évite toujours les excès de la simplification. Sa démonstration du « jeu de dupes ayant accouché de la science » (p. 269) se fait avec une justesse et une prudence qui lui évitent de tomber dans la caricature comme c’est trop souvent le cas dans les études sur les ressorts idéologiques de la puissance scientifique. <em>In fine</em>, Carnino nous offre ici une étude intéressante, habile et pertinente qui témoigne une fois encore de la richesse des interactions entre l’histoire des sciences et l’histoire sociale et culturelle. </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"> Alexandre Klein</p>Judith Revel, Foucault avec Merleau-Ponty. Ontologie politique, présentisme et histoire, Vrin, 2015urn:md5:a2685610b806deb4f8d4b512740574af2015-07-10T06:00:00+02:002015-09-01T21:23:26+02:00Karim OukaciPhilosophie politiqueFoucaultHistoireMerleau-PontyÉvénement<p class="MsoNormal" style="margin-bottom:0cm;margin-bottom:.0001pt;text-align:
justify;mso-pagination:none;mso-layout-grid-align:none;text-autospace:none"><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"><img title="judith revel, juil. 2015" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/juin/.Judith-Revel_6101_t.jpg" />Judith Revel publie deux études remarquables sur la
pensée de l'événementialité chez Maurice Merleau-Ponty et chez Michel Foucault
- des études passionnantes par la précision de leurs démonstrations, la clarté
de leur exposition et l'originalité de leur méthode, l'auteure s'y saisissant
de concepts issus des recherches historiques et de leurs formalisations les
plus contemporaines (R. Koselleck, Fr. Hartog, <em>etc.</em>) pour mettre en
évidence (même si celle-ci fut longtemps contestée) la dimension politique du
dernier état de leur système respectif.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="font-size:
10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR">L'introduction (p. 7-17) articule les questions de la place de
l'histoire dans l'œuvre de Foucault et, presque inversement, de la place de
Foucault dans l'histoire de l'<em style="mso-bidi-font-style:normal">épistémè</em>
générale de son époque. Disons, afin de rendre un compte plus exact du propos, que, partant d'une contradiction
manifeste dès l'<em style="mso-bidi-font-style:normal">Histoire de la folie </em>(</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">une volonté d'historicisation radicale de la pensée</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> qui laisse l'histoire elle-même comme </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">une sorte de point aveugle</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">, p. 8-9), l'auteure interroge l'action réciproque
de la philosophie et de l'histoire l'une sur l'autre sous les formes successives
de l'archéologie, de la généalogie et de la pensée de l'actualité. Ainsi
caractérise-t-elle de façon très judicieuse cette manière singulière de penser
l'histoire comme un chiasme (p. 12-13) qui joindrait </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">la passion du dehors</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> (comme l'appelle Blanchot) à </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">ce <em style="mso-bidi-font-style:normal">dedans
sans dehors</em></span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:
12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> que serait l'histoire (p. 14), la subjectivité à
l'assujettissement, la possibilité de l'événement au monde clos des existences historiques.
</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;
font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR">Appliqu[ant] à Foucault ses propres procédures de recherche</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> (p. 13), l'auteure se propose alors d'esquisser la
généalogie de cette singularité, de montrer comment, en rapport avec d'autres
pensées, telle celle de Merleau-Ponty, elle s'inscrit dans </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">un réseau de différences tendues comme un arc
autour du même problème</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:
12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">, celui de l'événementialité (p. 16), à propos duquel
pourrait s'écrire </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:
12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">une petite contre-histoire de la pensée française</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> du XXème siècle (p. 17) - une contre-histoire dont
le lecteur, à la fin de cette entame brillante, ne peut que ressentir le désir impatient
de voir l'achèvement.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="font-size:
10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR">La première étude (p. 21-109) pourra le contenter en partie, puisqu'elle
est un chapitre de cette </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">autre histoire</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> et porte sur le dernier Foucault. Elle consiste tout
entière en une explication de la fameuse phrase de Deleuze (1986) sur la méthode
foucaldienne : </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:
12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">La pensée pense sa propre histoire (passé), mais
pour se libérer de ce qu'elle pense (présent), et pouvoir enfin "penser
autrement" (futur)</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:
12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">. Comme indices de cette résistance au présent, Judith
Revel note des anachronismes, des digressions, d'étonnantes innovations de
méthode dans le corpus des dernières années, que ce soit dans les cours donnés
au Collège de France ou dans les commentaires que Foucault publia (1984) à l'occasion
du bicentenaire d'un opuscule de Kant : penser l'actualité reviendrait en fait
à penser </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;
font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR">l'idée d'une différence, (...) d'une discontinuité possible au cœur du
présent</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;
font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR"> (p. 42). C'est là ce qui correspond très expressément à une attitude éthique
et politique (p. 64) qui, sans revenir sur le principe de l'historicisation, parviendrait
à maintenir l'exigence de cette </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">différence possible</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> (p. 109) ou de ce que nous pourrions nommer avec
certains historiens et de façon peut-être plus immédiatement limpide un </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">horizon d'attente</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">. - Notons que la lecture des textes de Foucault
toujours claire, toujours stimulante, est sans cesse enrichie par la
présentation de leurs contextes, avec des renvois détaillés aux interventions ou
aux critiques de Derrida, de Paul Veyne, de Michel de Certeau, de Habermas et
de ses élèves.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="font-size:
10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR"><img title="f avec mp, juil. 2015" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;" alt="" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/juin/2711626253.jpg" />La seconde étude (p. 113-206) fait l'histoire de la rupture entre Sartre
et Merleau-Ponty. Judith Revel montre que 1953 n'est que </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">le point d'aboutissement</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> (p. 126) d'un processus de séparation dont elle
pose les jalons importants, des conférences et articles de la fin des années
1940 jusqu'aux lettres de l'été 1953 et aux réponses finales de Merleau-Ponty
dans <em style="mso-bidi-font-style:normal">Les Aventures de la dialectique</em>
(1955) et dans l'ouvrage inachevé du <em style="mso-bidi-font-style:normal">Visible
et l'invisible</em>. Là encore, dans la controverse sur le rapport entre
histoire et philosophie, existentialisme et marxisme, actualité(s) et présent, intellectuel
et esthète, dialectique et hyperdialectique, négativité et ambiguïté, <em style="mso-bidi-font-style:normal">etc</em>., il est question d'événementialité :
comment un système de pensée propre à cette périodisation, selon toute une
diversité de dispositifs conceptuels et de stratégies discursives, à effets très
variés, peut-il rendre compossible et compatible avec le matérialisme la pensée
d'une pratique qui se fonde sur </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">une ouverture de monde, une ouverture dans le monde</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> (p. 206) ? - Mentionnons au passage que l'auteure
trouve que la réponse que Merleau-Ponty apporta à cette question ne méritait pas
le blâme si sévère que Sartre lui infligea, bien que sur
ce point le lecteur ait quelque peine à s'empêcher de prendre plaisir au génie du
polémiste (l'expression de </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">rats visqueux</span><span style="font-size:
10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> » en 1952
désignait ainsi, sans que l'insulte ne vise encore Merleau-Ponty à cette date, </span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">cette catégorie d'individus - hélas très répandus
dans notre société : le coupable à qui l'on ne peut rien reprocher</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »).</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="font-size:
10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR">La conclusion (p. 207-214) revient sur la figure du </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">chiasme de l'histoire</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> »</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR"> et élargit le problème aux questions d'historiographie
de cette période, en particulier sur les limites de cette dernière en amont et
en aval, son extension à des domaines d'études autres que français, son
contenu, ses outils conceptuels, la relation entre philosophie, sociologie et
anthropologie que ce régime d'historicité implique. Le résultat est assez
admirable pour que nous puissions souhaiter vivement que se poursuive cette
contre-histoire de l'événement, et que des penseurs comme Walter Benjamin, Blanchot, Lacan, <em style="mso-bidi-font-style:normal">etc</em>., ne lui échappent beaucoup
plus longtemps. </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify"><span style="font-size:
10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:
Times" lang="FR">L'auteure a donc eu le projet de produire, par son travail, </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR">« </span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">une autre manière, en somme, de pratiquer la
"différence possible"</span><span style="font-size:10.0pt;
mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande"" lang="FR"> » (p. 214)</span><span style="font-size:10.0pt;mso-bidi-font-size:12.0pt;font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:Times" lang="FR">. Telle est la grande réussite de ce livre. <br /></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify">K. Oukaci</p>