oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Mot-clé - êtreRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearMichel Blay, La Déchirure du penser, Belles Lettres 2020, lu par Cristina Stoianoviciurn:md5:87de2a9b39b874a836c420d2258f315e2020-10-19T16:31:00+02:002021-02-12T22:08:40+01:00Florence BenamouPhilosophie généraleinfiniouverturesciencestotalitéêtre<p style="margin: 0cm 0cm 0.0001pt; text-align: justify;"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Michel Blay, <i>La Déchirure du penser. Essai sur l’Effacement du Logos,</i> éditions Les Belles Lettres, collection « Encre marine », 2020 (92 pages). Lu par Cristina Stoianovici</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.blay_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Ancien Directeur de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, Michel Blay est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’idée d’infini et aux transformations de l’idée de nature. </span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Son dernier ouvrage, <i>La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos</i>, montre que l’explicitation mathématique de la nature survenue au XVII<sup>e </sup>siècle s’appuie sur une approche technicienne du monde et implique de renoncer à certaines questions qui se trouvent ainsi exclues du champ de la rationalité. Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de son précédent travail, <i>Critique de l’histoire des sciences</i>, publié en 2017, dans lequel Michel Blay montrait que la conception de la nature a considérablement changé au cours de l’histoire. Chez les anciens, le naturel faisait sens par opposition avec l’artificiel et l’idée de nature renvoyait au monde sublunaire, soumis à la génération et à la corruption, distinct du monde supralunaire, aussi appelé sphère des fixes. Pour les modernes, la nature est tout autre : la frontière entre monde sublunaire et monde supralunaire a disparu, et la distinction entre naturel et artificiel s’estompe également, ces deux types d’être obéissant aux mêmes lois physiques. La nature des modernes est « une nature pour les mathématiques » et s’inscrit dans « l’ordre technique », ordre dans lequel un même procédé peut être mis en œuvre dans tous les domaines et dans lequel le scientifique porte un regard d’ingénieur sur la nature, ce dont Galilée est le parfait exemple. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">C’est l’envers de cette histoire que <i>La déchirure du penser</i> retrace, montrant que d’autres formes de pensée ont existé et existent encore, pensées qui consistent à « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Cette expression, qui rythme l’ouvrage, nous indique que penser le monde n’implique pas de s’en retirer pour mieux en construire un modèle théorique. Il y a ouverture parce qu’un être fini ne peut embrasser une totalité traversée par un infini immanent, et c’est pourquoi le questionnement résiste. Certaines questions auxquelles il est impossible de répondre n’en sont pas moins légitimes et font même le propre de l’humanité ; on a trop vite fait de rejeter la question de l’être, de l’origine du monde et de l’infini dans le champ de l’irrationnel, au prétexte qu’elles égarent la pensée humaine. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">En l’introduction, Michel Blay montre que c’est Fontenelle qui explicite pour la première fois la déchirure du penser, dans ses <i>Eléments de la géométrie de l’infini</i>, publiés en 1727, en distinguant deux infinis. L’infini géométrique, d’une part, désigne une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur, ce qui implique qu’il puisse y avoir des infinis plus ou moins grands. Cet infini géométrique est utile et ne doit pas être confondu avec l’autre infini, que Fontenelle appelle métaphysique, qui est un pur être de raison et ne peut que nous égarer. Fontenelle le définit comme « une grandeur sans bornes en tous sens, qui comprend tout, hors de laquelle il n’y a rien », l’infini métaphysique se rapproche donc de l’idée de totalité sans se confondre avec elle et se trouve rejeté hors de la sphère de la rationalité, laquelle se résout en une rationalité géométrique. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Si l’effacement du Logos est acté au XVIII<sup>e</sup> siècle, il faut remonter à l’Antiquité pour comprendre ce qu’il était originairement ; c’est l’objet du premier chapitre de l’ouvrage, consacré au Logos et à son effacement, chapitre qui nous mène d’Héraclite à Giordano Bruno. Le deuxième chapitre explique l’avènement de l’Ego, c’est-à-dire de la subjectivité objectivante consubstantielle de la physique moderne. Enfin, un troisième et dernier chapitre est dédié à la déchirure de cette rationalité positiviste : une brèche entame l’ordre technique et ouvre vers l’exister. Cette déchirure salvatrice permet de renouer avec les questions fondamentales de l’humanité, dont la poésie offre le témoignage. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le Logos</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le premier chapitre présente les trois moments de l’histoire du Logos : le moment héraclitéen, qui fait du Logos un concept fondamental d’intelligibilité du monde, le moment johannique, qui voit le Logos s’incarner, mais aussi paradoxalement se retirer et disparaître en tant que principe d’intelligibilité, et enfin le moment brunien, celui de l’effacement, le Logos étant devenu un intermédiaire superflu du fait même de son retrait.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chez Héraclite d’abord, le Logos n'est ni discours, ni parole ni raison, il est à la fois ce qui lie les phénomènes entre eux et ce qui les rend compréhensibles à l’homme. Le Logos se confond alors avec Dieu, le feu et le cosmos, sans néanmoins s’y identifier. Dieu réalise l’union des contraires, tandis que le feu est l’équivalent universel, comme le rappelle le fragment 90 : « De toutes choses, il y a échange contre du feu et du feu contre toutes choses, comme des marchandises contre de l’or et de l’or contre des marchandises. » S’il est difficile au lecteur contemporain de donner du sens à ces mots, Michel Blay rappelle qu’ils ne sont pas que des mots. Nous peinons à y voir autre chose parce que le Logos d’Héraclite s’est effacé et que la rationalité contemporaine est bornée par le constructivisme et le positivisme. Le Logos d’Héraclite est ouvert sur la totalité, dans un jeu dialectique complexe où immanence et transcendance sont pensés ensemble : « le transcendant – ce qui transcende chaque être – est immanent à tous, tout en demeurant lui-même en étant toutes choses. »</span></span></span><a name="_ftnref1"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></sup></a></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Ce cadre conceptuel se complexifie avec Platon, sans pour autant changer radicalement. La scission de l’intelligible et du sensible pose le redoutable problème de la participation, c’est-à-dire le problème de leur articulation. Dans ce cadre conceptuel, Héraclite fait figure de penseur du changement qui caractérise le sensible, par opposition à la fixité des Idées qui permettent de le penser. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chez Plotin, intervient un troisième terme, l’Un, apparenté au Bien platonicien en ce qu’il précède et cause toute existence, sans être lui-même engendré et tout en étant ineffable. Vient ensuite l’Intellect, qui est être et vie, et enfin l’Âme, qui assure la jointure du sensible et de l’intelligible en informant le monde sensible d’après le monde intelligible au moyen des raisons (<i>logoi</i>), qui sont projetées sur la matière et qui sont des images des formes intelligibles que l’Âme reçoit. D’Héraclite à Plotin, le Logos demeure un principe d’ordonnancement et d’intelligibilité du monde.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Dans l’<em>Évangile selon Jean</em>, le cadre conceptuel change radicalement, c’est là que s’ouvre le deuxième moment de l’histoire du Logos. « Au commencement était le Logos et le Logos était auprès de Dieu et le Logos était Dieu », peut-on lire dans le premier verset. Loin d'être un principe d’intelligibilité, le Logos est rejeté dans un commencement inaccessible à l'homme, car ce premier commencement précède celui de la <i>Genèse, </i>seul commencement dont un récit nous est livré. Le Logos devient un transcendant complet, dont l’existence a précédé le monde. Dans la pensée grecque, le Logos permettait à l'homme de contempler l’intelligible, il l’ouvrait sur cette totalité qu’était le monde. Avec le christianisme, le Logos s’incarne dans une chair individuelle, celle du Christ, et cette incarnation contribue à la clôture du monde ; le salut passe désormais par le corps putrescible dont la résurrection est affirmée. « L’assujetti, le réduit et le fini caractérisent dorénavant le lieu, le monde de la vie des hommes. Là où tout se jouait entre l'homme et le cosmos, un homme dont les sens captaient les signes, où sa raison assurait leur validité et où sa parole tout comme son discours les ordonnaient, tout va dès lors se résorber et se fonder, dans la genèse biblique, sur la médiation et la révélation »</span></span></span><a name="_ftnref2"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. La déchirure du penser vient de l’impossibilité pour l’homme de connaître l’origine et l’infini. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’incarnation du Logos dans un corps individuel constitue une focalisation sur l’individuel, préfigure l’avènement de l’intériorité chez Augustin et l’élaboration conceptuelle de la notion de personne à l’époque médiévale, mais elle annonce aussi la subjectivité cartésienne, subjectivité objectivante constitutive des sciences du XVII<sup>e</sup> et de l’ordre technique. Cette inaccessibilité du transcendant ouvrira aussi, d’après Michel Blay, la voie au nihilisme, car l’explication des origines, de la vie et de la vérité ne peut être qu’objet de croyance, et partant, de non-croyance.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Enfin, survient le moment où le Logos s’efface, effacement que l’auteur propose de situer dans la pensée de Giordano Bruno et en particulier dans les documents de son procès</span></span></span><a name="_ftnref3"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. Bruno soutient l’infinité du monde et distingue différents infinis, dont deux peuvent être qualifiés d’infinis mathématiques (infinité de grandeur de l’univers et infinité de la multitude des mondes) et deux autres d’infinis selon la présence (Bruno distingue une providence universelle en vertu de laquelle tout vit, qui est présente partout, semblablement à l'âme dans le corps et Dieu qui est « en tout et au-dessus de tout, non pas comme partie, non pas comme âme, mais d’une manière inexplicable. »</span></span></span><a name="_ftnref4"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">). Les êtres et les choses sont dans une infinité immanente selon le nombre et la grandeur (le monde), mais ils existent aussi dans une infinité immanente selon la présence. L’infini divin étant immanent au monde, le Christ, qui assure l’unification des natures céleste et terrestre, devient inutile. Avec Bruno prend fin le monde clos du Logos johannique, et le monde nouveau, infini, n’a plus besoin de médiateur. C’est ainsi que Galilée peut se présenter, quelques années plus tard, comme « le messager des étoiles » dans le<i> Sidereus nuncius, </i>ouvrage qui marque le triomphe de l’infini mathématique. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’Ego</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">C’est ainsi qu’advient l’Ego, qui occupe le deuxième chapitre de l’ouvrage. Michel Blay montre que la perte de l’ouverture à la totalité est étroitement liée à la distinction cartésienne entre infini et indéfini, distinction qui annonce le règne de la subjectivité objectivante sur une nature mécanisée. Cette distinction est au cœur de l’argumentation cartésienne concernant l’existence de Dieu (que Michel Blay prend soin de ne pas appeler démonstration). En effet, son existence est établie en s’appuyant sur le moi, qui se connaît fini : l’idée d’infini ainsi élaborée permet de prouver que Dieu existe car elle se présente analytiquement comme le propre d’un être transcendant qui surplombe l’indéfini du monde. Cette dichotomie de l’infini et de l’indéfini équivaut à une fermeture à la totalité, notre espace de vie relevant de l’indéfini. L’idée de nature s’est radicalement transformée et se prête désormais à une explicitation mathématique, comme le montre le discrédit jeté sur les fameuses qualités secondes, qu’on peut lire chez Galilée, Descartes et Locke. Dans la continuité de ses précédents travaux, Michel Blay nous rappelle que les lois, les théories, les expériences scientifiques ne viennent pas expliquer une nature qui serait toujours identique à elle-même et se prêterait à diverses approches scientifiques. La démarche scientifique a toujours affaire à une idée de nature historiquement construite et qui est première, qui ne découle donc pas de l’approche scientifique qui en est faite mais la conditionne. Ainsi au XVII<sup>e</sup> siècle, les artifices des Anciens, les procédés techniques, deviennent la nature, celle-ci étant conçue, notamment par Galilée, comme un ensemble de mécanismes et de problèmes techniques à résoudre. La <i>res extensa</i>cartésienne est ce qui vient supporter ontologiquement le mécanisme, donnant ainsi naissance à une nature mécanico-géométrique. Et c’est ainsi qu’on peut comprendre que Descartes ait besoin d’une « fable » pour présenter sa physique dans <i>Le Monde</i>. Cette fable rejoint le fameux « comme » du<i>Discours de la méthode,</i> où l'homme est dit être «<i> comme</i> maître et possesseur de la nature ». Descartes paraît conscient de l’écart qui subsiste entre le monde réel et le monde saisi par la subjectivité objectivante, celui mécanico-géométrique de la <i>res extensa, </i>de l’étendue indéfinie. Tout le problème, c’est que pour celui qui ignore Dieu, le monde devient un néant d’être, car l’étant se dissout dans l’objet et le monde dans son ensemble se chosifie, la pensée sombrant pour sa part dans le nihilisme. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Une déchirure vers l’exister ?</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Fort heureusement, le troisième et dernier chapitre esquisse une alternative, en montrant qu’il est encore possible de penser hors de la pensée technicienne et de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Il serait vain d’espérer renouer avec le Logos héraclitéen, car cette pensée est à proprement parler trop ancienne pour qu’on puisse la faire nôtre aujourd’hui. C’est par un retour à Giordano Bruno et à l’infini selon la présence, qui est une transcendance dans l’immanence, que l’on peut peut-être introduire une faille dans le monde clos de la subjectivité objectivante, une déchirure salvatrice vers l’exister et l’ouverture à la totalité. Le Christ et le mystère de l’incarnation ne sont plus nécessaires pour s’ouvrir à l’infini, puisque l’infini est là, immanent au monde et à l’exister. C’est le poète qui sera désormais le médiateur entre l’homme et l’infini, et en particulier André Frénaud, qui explique dans sa « Note sur l’expérience poétique », publiée dans <i>Il n’y a pas de paradis, </i>que la poésie ne peut se résumer à exprimer des émotions, des sentiments, aussi bien formulés soient-ils. Elle consiste plutôt à rendre compte d’une expérience de l'être pour laquelle André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitation ». L’infini-là déchire le monde clos de l’indéfini et laisse surgir la possibilité d’une ouverture vers l’exister, ouverture dont la poésie s’efforce de témoigner, comme on peut le lire dans le poème intitulé <i>« </i>Sans avancer<i> » :</i></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">« L’être patiemment se meut à travers tout.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Il éveille il s’ignore il est caché</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">De l’une à l’autre forme il ne passe pas,</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">hors quand se défont assez toutes mes prises</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">pour que remonte et sourde soudain</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">au travers du silence un éclat</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’en garde-t-elle ma parole transformée ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’en reste-t-il dans ma vie qui a repris ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La faveur n’était pas durable</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le passage s’est obstrué ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le livre s’achève donc sur une lueur d’espoir : l’homme n'est pas condamné au nihilisme, car, comme Michel Blay n’a de cesse de le répéter par ailleurs et pour d’autres raisons, il ne faut pas confondre science et connaissance. La science suppose la démonstration, et celle-ci ne se réduit pas à de l’argumentation. Toute connaissance n'est donc pas scientifique et la science n’a pas l’exclusivité de la connaissance. On pourrait sans doute ajouter que toute pensée n'est pas connaissance et c’est peut-être ainsi qu’on peut comprendre le désir sans cesse répété de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La déchirure du penser</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> constitue une stimulante réflexion sur l’histoire des sciences et sur la subtile dialectique qui la lie à celle de la pensée chrétienne. Pour revenir un moment sur le titre de l’ouvrage, il convient de préciser qu’il y a, non pas une, mais deux déchirures du penser. Une déchirure est un dommage qui vient altérer la constitution originelle d’un matériau, la plupart du temps un tissu ou un papier. Elle met à mal et détruit parfois irrémédiablement ce qui se trouve ainsi déchiré. C’est <i>le penser</i>humain qui a été abîmé, l’acte même de penser, et non la faculté ou le résultat (<i>la pensée</i>) et cette déchirure apparaît dans la distinction des deux infinis et le rejet de l’infini dit métaphysique. Elle est une scission de la rationalité humaine amenant à disqualifier les questionnements qui échappent à la raison calculante et à l’explicitation mathématique. Ainsi l’énigme de l’exister, de l’origine du monde ou de son infinité sont rejetées aux rangs de questions vaines, condamnées à l’antinomie, qui sont irrationnelles parce qu’elles échappent à la raison calculante et à son efficacité. Mais une seconde déchirure existe et elle est, elle, salvatrice, elle met à mal le monde clos et indéfini de la <i>res extensa </i>construit par la subjectivité objectivante, monde dans lequel tout risque de sombrer dans la chosification. La première déchirure était une rupture, elle marquait le divorce de l'homme et du monde, de l'homme avec lui-même, avec le mystère de son exister. La seconde déchirure est une ouverture, un frémissement de l'être dont seul le poète peut être le témoin, incertain. Reste à savoir si le fait de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité » échappe au mysticisme autant que l’auteur l’affirme, sans toujours réussir à le manifester. Cette formule scande l’ouvrage et prend parfois des allures incantatoires. Il se peut que cette remarque soit un appel de la raison calculante et résulte du même ordre d’incompréhension que celle suscitée par la pensée héraclitéenne. Mais il n’empêche que ce n'est pas un hasard si André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitat<span style="background:white">ion » pour désigner l’événement dont la poésie est le témoignage et si nous sommes tentés, à notre tour, de convoquer l’image du salut pour désigner l’optimisme final qui clôt l’ouvrage. </span></span></span></span></span></span></p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Christina Stoianovici</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<div style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt">
<hr align="left" size="1" width="33%" /></div>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn1"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos,</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Michel Blay, édition Les Belles Lettres, 2020, p.28.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn2"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ibid. </span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">p.32.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn3"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Giordano Bruno, <i>Documents I. Le Procès,</i> Paris, Les Belles Lettres, 2000.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn4"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ibid.</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">, p.66.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>Enrico Donaggio, Karl Löwith et la philosophie. Une sobre inquiétude, Paris, Payot, 2013, lu par Frédéric Porcherurn:md5:64d48664c39074a962becf8e8b8178b42014-10-17T06:00:00+02:002014-10-17T06:00:00+02:00hmullerHistoire de la philosophieanthropologiephénoménologiescepticismeêtre<p style="margin-bottom: 0cm; font-style: normal; font-weight: normal" align="JUSTIFY">
<img src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/octobre_2014/.Donaggio_t.jpg" alt="" title="Donaggio.jpg, sept. 2014" style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;" />Le
philosophe Karl Löwith (1897-1973) demeure fort mal connu en France
alors qu’il est, en Allemagne, une personnalité philosophique
incontournable. Cela tient sans nul doute à l’histoire des
« transferts culturels » franco-allemands - pour parler
comme M. Espagne -, et, dans le cas de Löwith, à la forte réception
française de la philosophie de Heidegger. En effet, après avoir été
l’un de ses disciples les plus remarqués, Löwith est devenu
outre-Rhin une figure de l’anti-heideggérianisme, et c’est
probablement une des raisons pour lesquelles son œuvre souffre
jusqu’à présent d’un déficit de traduction.</p> <p style="margin-bottom: 0cm"><img title="Donaggio.jpg, sept. 2014" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" alt="" src="http://blog.crdp-versailles.fr/oeildeminerve/public/octobre_2014/Donaggio.jpg" />
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Partant
de là, on mesure l’intérêt de la traduction de l’italien de
</span></span><em><span style="font-weight: normal">Karl
Löwith et la philosophie</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">
qui est de combler en partie cette lacune. Pour la première fois à
notre connaissance, Enrico Donaggio a en effet su prendre en compte
la totalité des écrits de Löwith, y compris de nombreux textes
inédits, dans le but de restituer le parcours d’une vie
philosophique. Pratiquant l’art d’entremêler la grande et la
petite histoire, le biographique et le philosophique, Donaggio rend
ainsi compte des évolutions voire des infléchissements d’une
pensée, dont le sens apparaît rétrospectivement dans sa capacité
à interroger son propre rapport à la philosophie. Ainsi, loin de
faire de Löwith un épigone du penseur de l’être, Donaggio
montre, au contraire, que sa pensée s’est très vite affirmée de
façon autonome, pratiquant un type de scepticisme actif visant la
bonne distance ou encore le juste équilibre entre la philosophie et
la vie. D’où le sous-titre « une sobre inquiétude »
qui qualifie cette forme spécifique de scepticisme, laquelle, loin
de sombrer dans un doute désespérant, repose sur la décision
d’inscrire la pensée dans une totalité qui la dépasse (la vie,
l’éternité, le cosmos).</span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; font-style: normal; font-weight: normal" align="JUSTIFY">
Si
Donaggio choisit de suivre l’itinéraire chronologique du
philosophe, il joue aussi sur les avantages de la rétrospectivité,
et c’est pourquoi il n’est pas toujours facile au lecteur de
suivre les allers retours qu’il effectue entre les écrits
théoriques et les divers témoignages formant la trame de ce livre,
composé de cinq parties, et dont nous proposons une lecture
synoptique.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">La
première section « La philosophie comme profession »
retrace le parcours du jeune Löwith, depuis son engagement dans la
première guerre mondiale à l’âge de 17 ans jusqu’à
l’obtention du doctorat à Fribourg sous la direction de Heidegger
en 1923. Mais dès les premières pages, Donaggio formule son
hypothèse d’interprétation de Löwith, laquelle réside dans une
« conquête de soi complexe et tourmentée » (p. 19).
Cette attitude existentielle, Donaggio la décèle à l’état pur
dans le personnage autobiographique de Hugo Fiala, « un fugitif
né » (p. 13), et, de manière plus indirecte, dans la
conjugaison de trois facteurs : sa formation scientifique en
biologie, la forte impression qu’il eût de la conférence donnée
à Munich par le sociologue Max Weber sur « le métier et la
vocation de savant », et sa prise de distance, assez étonnante
au vu de sa « personnalité esthético-spirituelle » (p.
24), vis-à-vis du cercle avant-gardiste autour de l’écrivain
Stephan George (le </span></span><em><span style="font-weight: normal">Georgekreis</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">).
</span></span>
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Ces
trois éléments contribuent à le faire opter pour la philosophie
et, plus précisément, pour la phénoménologie, en suivant à
Fribourg les cours de Husserl et surtout ceux de Heidegger. Devenant
très vite le « premier élève de Heidegger », c’est
avec lui qu’il soutient son doctorat (1923) portant sur Nietzsche
et la notion d’interprétation de soi. Ce choix de thèse marquant
à la fois son intérêt inaugural pour Nietzsche – il lui a
consacré un commentaire devenu un classique sous le titre </span></span><em><span style="font-weight: normal">Nietzsche,
la philosophie de l’éternel retour du même</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">
(1935) -, ainsi que la très forte influence du « petit
magicien de Messkirch » (p. 32) comme il se plaît à surnommer
Heidegger. C’est en effet en partant de l’herméneutique
heideggérienne qu’il voit dans la philosophie nietzschéenne une
tension non résolue entre la quête de sens et le nihilisme de
l’éternel retour. On regrette qu’ici Donaggio ne se concentre
que sur la thèse de doctorat sans la comparer au commentaire de
1935, puisque entre-temps, les rapports entre Nietzsche et Heidegger
se sont pour ainsi dire inversés.</span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">La
seconde section « La voie de la simplicité » couvre la
période qui va jusqu’à l’obtention de l’habilitation
(1923-1928) et qui consiste pour Löwith à trouver sa propre voie
philosophique, s’écartant, même si c’est de manière
« prudente » (p. 66 </span></span><em><span style="font-weight: normal">sq</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">.),
de son maître Heidegger. </span></span>
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Relisant
le roman autobiographique inédit « Fiala : l’histoire
d’une tentation » et la thèse d’habilitation « L’individu
dans le rôle de l’autre. Une contribution anthropologique des
problèmes éthiques », Donaggio y aperçoit deux thèmes
communs : la tentation du suicide et l’altérité. Or ces deux
notions visent un point aveugle de l’ontologie heideggérienne du
</span></span><em><span style="font-weight: normal">Dasein</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">,
à savoir qu’elle est encore trop centrée sur l’individu et son
propre pouvoir de maîtrise sur l’existence jusqu’à sa propre
mort. À l’inverse, Löwith montre que la pensée suicidaire ainsi
que le rapport à l’autre homme (</span></span><em><span style="font-weight: normal">Mitmensch</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">)
présupposent une « ambiguïté ontologique de l’homme »
(p.69), qui ne peut conquérir son ipséité qu’à la condition
d’en éprouver les limites tant internes qu’externes. De sorte
que le point de rupture avec Heidegger autour duquel s’organisera
l’ensemble des écrits de Marbourg jusqu’à l’exil, consiste à
subordonner l’ontologie (l’existential) à l’anthropologie ou
l’existentiel (p. 70), et penser la primauté des rapports
inter-humains dans la constitution du rapport à soi. </span></span>
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Ce
privilège accordé à l’anthropologie détermine la
« première philosophie » (1928 -1934) de Löwith que
Donaggio définit comme « Une anthropologie de la modernité »
(troisième section). Contrairement à « l’anthropologie
philosophique » défendue au même moment par Max Scheler et
Helmuth Plessner (p. 88), il ne s’agit pas, pour Löwith, de faire
de l’anthropologie un nouveau champ du savoir mais le produit
essentiel de la modernité philosophique émergeant après Hegel. Dit
autrement, Löwith identifie la modernité post-hégelienne à une
« humanisation » sans précédent de la théorie, où
l’homme n’est pas tant interprété comme une nouvelle positivité
que comme une « césure » ou encore une « fracture
révolutionnaire » (p. 90) pour la pensée du XIXème siècle.
Mais, et ce point est très important pour la suite donnée à ce
diagnostic, cette fracture n’est pas encore vue comme un déclin.
Elle constitue, au contraire, une réponse aux « défis de la
modernité » (</span></span><em><span style="font-weight: normal">Ibid</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">.).</span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; font-style: normal; font-weight: normal" align="JUSTIFY">
En
outre, contre l’idéal hégélien de l’homme auteur et acteur de
l’histoire, Löwith fait valoir les acquis anthropologiques de
l’historien bâlois J. Burckhardt pour qui la « méditation
sur l’histoire » vise à orienter la vie individuelle, et non
l’histoire collective avec tous les risques que cela suppose en
termes politiques (survalorisation de la vie de l’Etat contre celle
des individus, déclin de la responsabilité…).
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Ce
diagnostic portant sur les limites inhérentes à l’historicisme se
trouve renforcé par la lecture croisée du jeune Marx et de la
sociologie wéberienne. Comparant le désenchantement wébérien à
l’aliénation marxienne, Löwith remonte aux « sources
anthropologiques de la modernité occidentale » où c’est
« l’absence positive de croyance » (p. 111) qui définit
le mieux l’image et le sens de l’homme moderne. Aussi, par ces
références assez hétérodoxes pour l’époque (Marx surtout) et
par « l’empathie stratégique » qui caractérise ses
lectures, Löwith parvient à défendre une position originale, ni
wéberienne ni marxiste. Pour la faire apparaître, Donaggio s’appuie
sur un moment de la correspondance avec Léo Strauss (1931-1932) où
le nihilisme fait figure de bilan rétrospectif de ces années de
grande « créativité intellectuelle » (p.114). Alors que
ce dernier adopte la perspective d’un dépassement du nihilisme en
prenant pour modèle les anciens Grecs, Löwith insiste, au
contraire, sur la « productivité du nihilisme »
pour « l’homme </span></span><em><span style="font-weight: normal">en
tant qu’homme</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal"> »
(p. 123), consolidant ainsi son anthropologie de la modernité par
l’ambivalence de l’homme et du nihilisme inhérent à son être
moderne. </span></span>
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">La
quatrième section s’attache à montrer, dans la trajectoire de
Löwith, une rupture, tant sur le plan biographique que philosophique
- son titre « La responsabilité de la philosophie »
devant s’entendre comme la responsabilité de la philosophie
occidentale dans le mal du XXe siècle qu’est le nazisme. Car
Löwith ne fut pas simplement un témoin mais une victime du nazisme,
sa demi-judéité l’ayant chassé de l’université de Marbourg en
1934. Donaggio s’appuie ici sur l’autre autobiographie –
traduite en français sous le titre </span></span><em><span style="font-weight: normal">Ma
vie en Allemagne avant et après 1933, </span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Paris,
Hachette,1988</span></span><em><span style="font-weight: normal">-,</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">
que Löwith a écrite à chaud (1940) et qui témoigne de cette
« mise au pas » de l’université par les nazis.</span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Cet
événement, que Löwith comme beaucoup d’autres intellectuels
allemands n’avaient pas vu venir, occasionne « un virage »
(p. 138) dans sa réflexion philosophique. Cet infléchissement se
trouve exposé à deux niveaux : au niveau des implications
politiques de la philosophie de M. Heidegger et de K. Schmitt et à
celui des alternatives philosophiques (chez Burckhardt et Nietzsche)
au nazisme ; la leçon qu’il en tire étant que la politisation de
la pensée heideggérienne et schmittienne n’implique « aucun
saut » mais découle de leurs pensées qui, à ses yeux,
s’avèrent de part en part nihilistes. De sorte que le diagnostic
du nihilisme des écrits précédents s’en trouve radicalement
modifié, ce dernier n’étant plus jugé productif mais destructeur
pour l’humain, et ce en raison de son ancrage dans l’historicisme
et de son accomplissement dans le national-socialisme. Le problème
anthropologique d’avant 1933 cède ainsi la place au problème de
savoir comment trouver la bonne distance par rapport aux faits
historiques et plus globalement au temps historique. Ce qui aboutit à
la publication, pendant son exil au Japon, de l’ouvrage </span></span><em><span style="font-weight: normal">De
Hegel à Nietzsche</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">
(1941), lequel deviendra une référence incontournable pour tous les
penseurs allemands de la rééducation qui, comme J. Habermas ou R.
Koselleck (élève de Löwith), se sont interrogés sur la collusion
entre nazisme et philosophie.</span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">De
nouveau contraint par la persécution nazie à quitter le Japon,
Löwith s’installe à Hartford, puis à New York (</span></span><em><span style="font-weight: normal">New
School for Social Research</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">),
avant de revenir en Allemagne en 1952. La dernière partie (« De
combien d’histoire l’homme a-t-il besoin ? ») retrace
ces deux moments. Le moment (américain) remet en cause les
philosophies de l’histoire, quitte à s’éloigner de partisans de
la modernité comme H. Blumenberg ou E. Bloch. Dans </span></span><em><span style="font-weight: normal">Meaning
in History</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">
(traduit en français sous le titre : </span></span><em><span style="font-weight: normal">Histoire
et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de
l’histoire, </span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Paris,
Gallimard, 2002), Löwith montre que la notion de progrès
(fondatrice de la modernité) résulte de la sécularisation de la
pensée eschatologique et biblique et qu’elle est en grande partie
responsable des pires politiques qu’aient connues l’Allemagne et
la Russie au XXème siècle.</span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm" align="JUSTIFY"><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">Le
second moment, celui de son retour en Europe (1950) et de sa
réintégration dans l’université prestigieuse de Heidelberg
(1952), se trouve d’abord marqué par la publication d’essais
critiques d’une rare violence (p. 199) à l’encontre de la
philosophie de Heidegger, Réunis dans l’ouvrage non traduit
</span></span><em><span style="font-weight: normal">Heidegger</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">,
</span></span><em><span style="font-weight: normal">Denker
in dürftiger Zeit</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">
(Heidegger, penseur d’une époque de pauvreté), ces essais
interprètent « l’histoire de l’être » comme historicité
aveugle où le hasard érigé en destin finit par l’adhésion
de Heidegger au troisième Reich (p. 205). En outre, c’est aussi
contre la fascination des étudiants pour Heidegger que Löwith croit
bon devoir démystifier cette « pensée pseudo-religieuse »
(</span></span><em><span style="font-weight: normal">Ibid</span></em><span style="font-style: normal"><span style="font-weight: normal">.).
Reste que cette critique a pu être perçue comme étant encore
animée du ressentiment d’un disciple envers son maître (K.
Jaspers, Heidegger lui-même), voire, en parodiant une formule
proustienne, comme « un bal masqué des années vingt »
(p. 199). Mais si l’on suit l’interprétation d’ensemble de
Donaggio, on se rend compte que l’anti-heideggérianisme de Löwith
a commencé bien avant son retour en Allemagne de sorte qu’il
s’inscrit bien plutôt dans un scepticisme global nourri par la
critique radicale de l’homme, de l’histoire et de la modernité.
En cela, la pensée de Löwith n’est pas sans affinité avec celle
de son ami Strauss, à ceci près qu’elle demeure davantage
sceptique et donc sensible à ce qui excède la pensée. D’où son
intérêt pour le thème du cosmos, ainsi que pour Spinoza et Valéry,
où il s’agit, avec le premier, de penser l’arrière-plan de
l’homme (la nature, le cosmos) et, avec le second, les bords de
l’esprit (hasard, fragilité). Aussi Löwith, à travers ses
écrits, a-t-il défendu un renoncement lucide à la « confiance
excessive de la philosophie » et opté pour un « scepticisme
tempéré » (p. 225). </span></span>
</p>
<p style="margin-bottom: 0cm; font-style: normal; font-weight: normal" align="JUSTIFY">
Ce
livre fournit au lecteur français une interprétation d’ensemble,
assortie d’une documentation solide (voir la bibliographie très
fournie en fin d’ouvrage), lui permettant de pénétrer dans
l’œuvre complète de K. Löwith. Adoptant sur sa vie et son œuvre
un regard englobant et rétrospectif, Donaggio nous permet également
de jeter un regard en creux sur tout un pan de la culture allemande,
marquée par des cataclysmes dont Löwith fût à la fois le témoin,
la victime, mais aussi un penseur critique d’une extrême lucidité.
Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons que saluer ce beau livre en
souhaitant qu’il inaugure une période nouvelle dans la réception
française de Karl Löwith.</p>
<p style="margin-bottom: 0cm; font-style: normal; font-weight: normal" align="RIGHT">
Frédéric
Porcher</p>