oeil de minerve ISSN 2267-9243 - Philosophie généraleRecensions philosophiques2023-12-27T09:56:23+01:00Académie de Versaillesurn:md5:b5151268a8c1e471830557044d755c66DotclearDenis Moreau, Résurrections. Traverser les nuits de nos vies, Seuil 2022urn:md5:a5ab3c660e72c67d34d58b5a29a597702022-07-07T17:18:00+02:002022-07-08T22:44:26+02:00Karim OukaciPhilosophie généralechristianismemort<p><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.0B09V71C6CK.01._SCLZZZZZZZ_SX500__s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Le Professeur Denis Moreau vient de faire paraître un essai passionnant sur la fonction de l'espérance et sur le paradigme chrétien de la résurrection face aux drames de l'existence.</p>
<p>Il a bien voulu accorder un entretien à <i>L’Œil de Minerve</i>.</p>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=ohn2I5R4zKw">Denis Moreau (1) The Road to Philosophy - YouTube</a></p> <p> </p>
<p>Extrait :</p>
<p><strong>Jeanne Szpirglas</strong> - Denis Moreau, vous êtes philosophe. Vous enseignez la philosophie de la religion à l'Université de Nantes. Vous êtes spécialiste de Descartes, sur lequel vous avez fait paraître plusieurs ouvrages : <em>Je pense, donc je suis</em> (Pleins Feux 2004), <em>La Philosophie de Descartes</em> (Vrin 2016) pour en citer quelques-uns, puisque vous avez en fait beaucoup publié dans ce domaine. Vous travaillez aussi sur le rationalisme classique avec notamment un ouvrage sur Malebranche en 2004, un autre sur Arnauld ; et vous avez contribué à la réédition d'un certain nombre de grands textes, notamment <em>Les Principes de la philosophie</em> de Descartes, puis proposé de nouvelles traductions. Vous avez co-dirigé le<em> Dictionnaire des monothéismes</em> en 2013. Votre activité se partage entre cette recherche universitaire et des essais philosophiques qui portent généralement sur le christianisme et sur une vision chrétienne de problèmes tout à fait contemporains. Parmi vos derniers ouvrages, je cite <em>Pour la vie ? Court traité du mariage et des séparations</em> (2014), <em>Comment peut-on être catholique ?</em> (2018), <em>Nul n'est prophète en son pays</em> (2019) ; et, dans cet entretien, il sera beaucoup question de votre dernier livre, paru en 2022, aux éditions du Seuil, <em>Résurrections. Traverser les nuits de nos vies</em>. Pour débuter cet entretien, est-ce que vous pourriez tout simplement en quelques mots nous retracer votre itinéraire philosophique.</p>
<p><strong>Denis Moreau</strong> - Oui, je ne suis pas sûr que la philosophie fût une vocation chez moi, pas plus que l'enseignement, d'ailleurs. Ce sont des choses qui sont venues avec (appelez cela comme vous voulez) le hasard, la Providence, le destin, la nécessité, le cours des choses, l'ordre du monde. S'il y eut une vocation, c'est une vocation littéraire, et très précoce : dès mes premières années, j'aimais beaucoup lire et écrire. J'ai eu des parents qui, sans être des intellectuels, eurent la grande intelligence d'apercevoir et de nourrir cette vocation. Je me souviens de ma mère qui m'emmenait deux fois par semaine faire le plein de livres à la bibliothèque de quartier, et cent choses comme ça. Certes, j'ai fait de la philosophie comme tout le monde en terminale : cela m'avait intéressé, mais sans que ce fût le coup de foudre... Oh ! Et tout cela se passait en province. On m'a dit : "Il faut que tu montes à Paris faire une classe préparatoire !" J'étais un bon élève. Je suis monté à la capitale faire une classe préparatoire. Première année, pareil : un petit intérêt pour la philo, mais rien d'extraordinaire. Et puis, deuxième année : la rencontre d'un grand enseignant. C'est quelqu'un qui est mort il y a un ou deux ans ; et cela me fait plaisir de prononcer son nom. C'était André Pessel, professeur de philosophie en khâgne à Louis-le-Grand, qui était vraiment un enseignant extraordinaire. Il a très peu écrit ; et ce qu'il a écrit n'est pas à la hauteur de son enseignement. Mais tous ceux qui sont passés entre ses mains en gardent un souvenir ébloui. Il se trouve que cela se passait en 1987. C'était le 350e anniversaire de la parution du <em>Discours de la méthode</em> de Descartes. Descartes figurait donc au programme du concours pour rentrer à l'Ecole Normale Supérieure en philosophie. En même temps que la rencontre avec cet enseignant (il nous a fait un cours fabuleux sur Descartes... c'était à tomber, tellement c'était bien !), coup double ! Un gros intérêt pour la philo et la découverte de Descartes et du cartésianisme (ce qui est resté ma philosophie de cœur). Après, j'ai eu la chance de rentrer à Normale Sup. Alors là, je me souviens très bien, durant la semaine de rentrée, avoir beaucoup hésité entre la philo et l'histoire... Je ne sais plus très bien pourquoi j'ai choisi la philo à vrai dire... Je me demande si ce n'était pas parce que les filles étaient plus jolies, ou quelque chose comme ça... Enfin, ce n'était pas un choix que j'ai fait avec une pleine lumière dans l'entendement... Puis, j'ai laissé filer : j'ai fait une licence de philo, une maîtrise de philo. J'ai passé l'agreg de philo... Là, après avoir passé l'agreg, comme un imbécile, j'ai fait une petite crise en me disant : "Mais est-ce que tu es vraiment sûr de vouloir enseigner ?" C'était bien le moment de se poser la question, parce qu'il était un peu tard ! J'ai pris l'aide-congé de Normale Sup. Dans l'insouciance de mes vingt ans, je pensais que j'allais pouvoir vivre... Au bout de deux mois, je n'avais plus un sou. Donc, il a bien fallu que je vive. Et tout ce que j'ai trouvé pour survivre, c'est de donner des cours particuliers, des cours dans des boîtes privées. Et je me suis rendu compte que j'adorais ça. La question de la vocation était réglée ! J'ai choisi de devenir enseignant. Depuis lors, mon parcours est très proche des standards de la sociologie. J'ai fait une thèse sur des auteurs cartésiens. Puis j'ai eu la chance d'obtenir assez rapidement un poste en université... Voyez, cela, c'est vraiment toute une suite de hasards ! Il y a une formule de Ricœur : "un hasard transformé en destin par un choix continu". Cela rend assez bien compte de mon parcours intellectuel. Ce que je voudrais dire, pour ne pas donner l'impression qu'il y a du regret dans tout ça, c'est que je ne regrette absolument pas d'avoir choisi la philosophie, l'enseignement de la philosophie, que je pratique dans des conditions privilégiées, parce que je suis à l'université (c'est quand même très facile par rapport aux conditions où se trouvent beaucoup d'autres collègues, philosophes ou non). J'adore ce métier. C'est vraiment un bonheur pour moi. Donc, pas de regret, vraiment, du tout !</p>
<p><strong>Jeanne Szpirglas</strong> - Est-ce que la philosophie est liée pour vous depuis le début au christianisme ? Ou bien est-ce que le lien que vous faites de plus en plus s'est instauré dans le temps et à la faveur d'un cheminement personnel ?</p>
<p><strong>Denis Moreau</strong> - Oui, on peut dire ça... Les deux ont toujours été présents... Vous ne l'avez pas précisé dans la présentation que vous avez faite de moi ; mais il vaut mieux le dire : je suis (ce n'est pas quelque chose que je cache, d'ailleurs) catholique. Si on veut me coller une étiquette (mais je n'aime pas beaucoup) catholique pratiquant. Même si c'est une catégorie dont je me méfie un peu. Et catholique, je suis tombé dedans quand j'étais petit, comme on dit : j'ai été éduqué à la foi chrétienne dès mon plus jeune âge. Il y a eu, je crois, quelques années de crise. Rien d'existentiellement dramatique, pas de grandes torsions internes, etc. Mais, quand j'ai commencé la philosophie, comme tout le monde, j'avais été catéchisé, mais j'avais dû arrêter aux alentours de douze ans ; mes représentations en matière de religion étaient alors assez naïves et s'accordaient mal avec la pensée plus mûre du jeune homme que j'étais en train de devenir. Il y a eu autour de 18 et 21 ans une mini-crise de foi, où j'ai vécu le rapport de la philosophie et de ce qu'était ma religion de façon un peu conflictuelle. Puis, vous savez, c'étaient les années 80. C'était l'époque de "la mort de Dieu". Les profs nous expliquaient que saint Thomas d'Aquin, c'était le dernier des ânes. Il y avait une espèce d'atmosphère qui n'est plus exactement la même aujourd'hui... Mais cela s'est assez rapidement rassemblé, en partie grâce à Descartes. Je sais bien : rien n'assure moins ma popularité que de dire ça : la plupart des cartésiens sont athées ou agnostiques, et la plupart des catholiques détestent Descartes. Dans le créneau catholique et cartésien, on se sent un peu isolé. Mais ce n'est pas grave, ça ! En lisant Descartes, je me suis dit : "Descartes est catholique. Il le dit. Il n'y a pas de raison de douter de sa bonne foi. Il donne de bons arguments en faveur de l'existence de Dieu, de bons arguments en faveur de l'immortalité de l'âme. Il y a chez lui une pensée des rapports entre foi et raison qui est assez articulée". Je pense que la lecture de Descartes paradoxalement, au regard de la réputation de cet auteur, m'a plutôt ramené à la foi. La lecture de Malebranche (et j'ai fait ma maîtrise sur Malebranche, aussi un cartésien chrétien) m'a aussi convaincu que foi et raison pouvaient cohabiter assez harmonieusement. Et ça, c'est quelque chose dont, plus ça va, plus je suis convaincu ; cela va en s'accentuant avec les années. C'est-à-dire que je suis très éloigné d'un christianisme qui verrait dans le paradoxe ou l'irrationalité le principal motif de la foi. Moi, j'ai une foi, et j'essaie d'avoir une foi rationnelle, c'est-à-dire argumentée : j'ai des raisons de croire ce que je crois, en m'inscrivant dans une tradition qui est celle du christianisme. Il se trouve que, des trois grands monothéismes, le christianisme est quand même la religion qui a le plus choisi un compagnonnage continué avec la philosophie depuis ses origines. Si on devait expliquer ce que c'est le christianisme à un extraterrestre, il faudrait lui dire assez rapidement : "c'est la religion qui a choisi de se dire et de se penser dans les catégories de la philosophie grecque". Il y a entre elles une forme de compagnonnage séculaire, dans lequel il est assez facile de s'inscrire. Vous connaissez la chanson des Beatles : "Michelle, ma belle, ce sont des mots qui vont très bien ensemble" ! Moi, je peux dire : "<em>Fido, Ratio</em>, ce sont des mots qui vont très bien ensemble"... A condition, évidemment, de se donner une définition de la rationalité un peu élargie. La raison, ce n'est pas seulement la raison sèche, étroite des positivistes : il y a peut-être d'autres champs que la rationalité peut investir. Je suis quand même profondément convaincu d'une connivence entre christianisme et rationalité. Cela se voit dès le prologue de l'<em>Evangile de Jean</em> : "Au commencement était le Verbe". En général, en français, on traduit par "Verbe". Si vous regardez le mot grec qui est traduit par Verbe, c'est <em>logos</em> ou la raison. Il y a beaucoup de lecteurs de ce texte, et pas des imbéciles, saint Augustin et Malebranche, qui ont dit qu'on pouvait traduire par : "Au commencement était la Raison". C'est cette idée que l'univers est principiellement rationnel. Et ça, c'est une idée assez forte qui à nouveau est philosophiquement accueillante !</p>
<p><strong>Jeanne Szpirglas</strong> - On s'est interrogés avec Karim sur la forme que prennent vos écrits désormais. C'est-à-dire qu'il y a vraiment la part des écrits universitaires dont nous avons parlé. Et quand vous êtes dans un mode plus personnel, vous écrivez dans le registre de l'essai. Pourquoi le choix de cette forme ?</p>
<p><strong>Denis Moreau</strong> - Mon épouse dit que c'est ma crise de la quarantaine ! Jusqu'à quarante ans, j'avais quand même essentiellement publié des travaux universitaires (je ne sais pas si je suis très savant, mais) savants, érudits et ennuyeux par là-même. Je ne veux surtout pas cracher dans la soupe universitaire : elle m'a nourri et me nourrit encore ; je l'apprécie beaucoup ; donc, ce n'est pas du tout un regret pour ce que j'ai pu faire. Mais, arrivé aux alentours de la quarantaine, j'écrivais des articles sur l'évolution de la théorie cartésienne de la substance entre 1641 et 1644, des choses de ce genre, etc. Mais j'étais, pendant quelques années, un peu de travaillé par... Alors par quoi ?... Je ne sais pas exactement... A nouveau, je suis philosophe, je suis chrétien, je suis catholique... en France, pas dans le monde... Il faut se garder d'une forme de franco-centrisme sur cette question. En France, le catholicisme s'effondre. Nous avons vécu depuis les années 1960 le krach du catholicisme français. Si vous regardez les chiffres, c'est terrifiant. La covid a encore un peu accentué les choses. Mais, pour s'en tenir aux chiffres de pratiquants, on en est à 1,6% de la population française, quand c'était 30 ou 40 % il y a une cinquantaine d'années. Donc, pour le catholicisme en France, ça ne va pas fort. Et je me suis dit : "quand même...!" Il y a un texte de la <em>première Lettre de Pierre</em> dans le <em>Nouveau Testament</em> : "Vous devez toujours être prêt à rendre raison de l'espérance qui est en vous". Si vous regardez le grec, "raison" là c'est encore <em>logos</em>... Tout ça fait système... Je me suis dit : "Ce n'est pas possible ! Pour moi le christianisme c'est le cœur de ma vie, je trouve que c'est une belle chose ; ça m'aide à vivre (on en reparlera sans doute)...Tu ne peux pas rester là, les bras ballants, pendant que le truc s'effondre, sans rien tenter !" Alors c'est sûrement pas moi qui vais sauver le christianisme français. Je n'ai pas cette prétention. "Mais le petit talent intellectuel que tu as reçu, il faudrait quand même peut-être songer à t'en servir pour défendre les idées que tu aimes bien et qui sont fortement menacées ou en voie de disparition". A partir de ce moment-là, c'est le genre de l'essai qui s'est imposé, parce que je pensais qu'écrire une défense et d'apologétique du christianisme, pour être lu par vingt collègues, ça manquait un peu d'intérêt. Il a fallu que je tombe mes oripeaux d'universitaire - ce qui fut compliqué. Si vous parcourez ma bibliographie, aux alentours des années 2010, il y a des livres un peu hybrides : ça louche du côté de l'essai ; mais c'est encore bourré de notes de bas de page dans toutes les langues de la terre ; ce sont des livres qui sont mal foutus, ça ne va pas. Il faut du temps pour faire sa mue. J'ai fini par la faire, je l'espère en tout cas. Depuis une petite dizaine d'années, j'écris des essais. C'est assez agréable. C'est beaucoup plus dur pour moi que d'écrire de la prose universitaire. Dans la prose universitaire, on jargonne tranquille ; on ne se préoccupe pas tellement de l'intelligibilité de ce qu'on raconte. L'écriture des essais, c'est tout un travail d'écriture. J'essaie quand même de faire passer des idées complexes... C'est un travail d'écriture qui me prend beaucoup de temps, de travail de polissage, etc. Mais c'est agréable. Et c'est ce qui est très agréable, c'est d'écrire des livres que les gens lisent ; ça alors c'est drôlement bien ! Par rapport aux livres et articles que j'ai pu commettre...! Alors je ne fais pas des triomphes de librairie. Je suis ni Luc Ferry ni Michel Onfray. Mais il arrive que cela se vende un peu. Et quand les gens lisent les livres, on se dit qu'on est content... Je ne regrette donc pas de m'être lancé dans ce genre de l'essai. Après, ce qui est un petit dur pour moi maintenant, c'est de toujours essayer de tenir les deux casquettes, donc d'alterner un livre savant universitaire et un livre grand public... Là, ça craque un peu de tous les côtés... C'est trop... J'ai du mal à mener les deux de front... Il ne faudrait pas trop m'engager pour l'avenir. Mais c'est quand même plus rigolo les essais ! J'ai 55 ans. Je crois que le temps est venu de me faire plaisir quand même. Je pense que je vais continuer dans cette veine-là.</p>Ph. Danino, Philosophie du problème, CNRS Editions, Paris, 2021, lu par Jérémy Girard-Robinurn:md5:8982551fed8423352a2e068a2e9a97382021-11-15T16:24:00+01:002021-11-27T11:02:01+01:00Jonathan RacinePhilosophie générale<p style="text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.51CivtxkRhL._AC_UL320__s.jpg" style="float:left; margin:0 1em 1em 0" />Lorsque le philosophe se donne l’idée de problème comme thème de réflexion, il peut avoir en tête la raison d’être de sa propre discipline, adossée à quelques grands noms de son histoire (Bergson, Deleuze …). En effet, que le problème soit l’objet d’une rencontre (le problème est ce qui nous « tombe dessus ») ou qu’il soit l’objet d’une position (la fameuse « problématique »), la philosophie, pour problématisante qu’elle soit, ne saurait faire du problème l’impensé de sa propre pratique. Certes, le problème en philosophie fait l’objet d’une réflexion, mais celle-ci est trop souvent méthodologique et rarement philosophique. Et pour cause : le problème est d’abord ce à quoi le professeur rend sensible et ce que l’apprenti philosophe, élève ou étudiant, apprend à construire -- il fait donc l’objet d’un discours spécifique (problématologie) énonçant les moyens principaux de présenter un problème et de le déployer. Ainsi, dans le champ philosophique, les différents ouvrages de méthodologie constituent le lieu essentiel où l’idée de problème se trouve thématisée, sans que cette idée ne fasse nécessairement l’objet d’une réflexion philosophique précise, c’est-à-dire <i>in fine</i> problématique. C’est donc l’objet du livre de Philippe Danino que de proposer une ample réflexion philosophique sur l’idée même de problème.</font></span></span></span></span></p> <p style="margin-bottom: 0.28cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif"> </font></span></span></span></span><br />
<span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Une approche problématique du problème, et non seulement méthodologique, consiste à partir de l’équivocité même de la notion pour interroger les conditions de possibilité du problème : celui-ci existe-t-il à même la réalité des choses ou est-il une pure construction intellectuelle ? Est-ce que l’on exhume des problèmes ou est-ce qu’on les fabrique ? Si ces questions concernent tout problème quel qu’il soit (politique, technique, mathématique …), force est de constater qu’elles engagent avec plus d’acuité le sens même de la philosophie qui, dans son rapport au problème, cherche à se définir elle-même en évitant un double écueil : d’une part celui d’un rapport immédiat à l’expérience brute – car alors tout serait potentiellement « problématique » dans l’expérience, selon l’inflation du substantif que remarque Philippe Danino dans le langage, de la « problématique » du chômage à la « problématique » de la clef restée coincée dans la serrure --, d’autre part celui de l’effet rhétorique – car alors la philosophie serait réduite à une simple glose ou à un jeu dialectique. </font></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Sous le premier aspect, celui de l’expérience, le chapitre I de l’ouvrage propose une élucidation du concept de « problème », qui ne saurait simplement être défini comme une difficulté : l’expérience donne à voir des « difficultés » qui ne sont pas des « problèmes », tels l’énigme ou le mystère. Le problème comporte une dimension spécifique de résistance et de souffrance, comme l’atteste l’étymologie que l’auteur expose de façon remarquable. Or si le problème se reconnaît à même la résistance que certaines expériences nous opposent, il n’est pas réductible à sa dimension d’obstacle : le problème nous arrête </font><font face="Garamond, serif"><i>et</i></font><font face="Garamond, serif"> nous fait commencer. La fin du chapitre I ouvre la voie, qui sera définitivement empruntée au chapitre III, à un dépassement de l’opposition apparente entre l’expérience du problème et sa formulation dans un discours. A ce titre, tout problème peut être défini par une mise à l’arrêt qui est en même temps féconde pour la pensée : en tant que le problème se rencontre, il déclenche du même coup une recherche qui met à l’épreuve l’intelligence de l’homme.</font></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Or c’est le deuxième aspect, celui de l’effet rhétorique, qui permet d’interroger la spécificité du problème philosophique dans une réflexion sur le problème en général. En effet, on a l’impression que les fontainiers de Florence n’ont pas à justifier la problématicité inhérente à leur observation (laquelle conduira Galilée à remettre en question l’idée reçue de l’impossibilité du vide), alors que le philosophe paraît devoir se justifier davantage de la pertinence des problèmes qui à la fois l’arrêtent et le font commencer à réfléchir. Cet écart s’explique-t-il seulement par une différence d’objets et de méthodes entre la science et la philosophie ? Une telle approche aurait pour conséquence de considérer le problème scientifique comme nécessairement « sérieux », au sens où le scientifique transposerait dans son discours un étonnement à l’égard de la nature même des choses tout en travaillant à son élucidation, tandis que le problème du philosophe pourrait être renvoyé au simple plaisir intellectuel pris à répéter, en les faisant toutefois varier, les mêmes questions. Ainsi réduit à un pur exercice de forme, le problème philosophique sortirait rabaissé de sa comparaison avec le problème scientifique. Si Philippe Danino ne thématise pas comme telle cette opposition entre science et philosophie, il développe toutefois une analyse originale visant à dégager la spécificité du problème philosophique : d’une part, réduire le problème philosophique à un pur exercice formel reviendrait à confondre </font><font face="Garamond, serif"><i>aporie</i></font><font face="Garamond, serif"> et </font><font face="Garamond, serif"><i>problème</i></font><font face="Garamond, serif">. A ce stade de sa réflexion, l’auteur aboutit à l’idée que l’aporie est davantage du côté de l’impasse, tandis que le problème est un obstacle ouvrant à une histoire et à un horizon -- le chapitre IV développera l’idée d’une historicité du problème philosophique là où les très belles pages de l’épilogue interrogeront l’idée d’une voie, d’un chemin ou d’une sortie hors du problème qui ne soit ni clôture ni dissolution. Mais, d’autre part (et plus radicalement), le problème philosophique ne se distingue pas de la science quant à son objet ou quant à sa forme, c’est plutôt qu’il n’y a véritablement de problématique « que » philosophique. Si la philosophie n’a pas le monopole des problèmes, elle a toutefois en propre de conduire un « questionnement problématique ». Le problème philosophique n’est pas n’importe quelle difficulté : « il est comme </font><font face="Garamond, serif"><i>la question de la question</i></font><font face="Garamond, serif">, que la question initiale suggère ou appelle ; non pas une difficulté ponctuelle ou provisoire, mais la difficulté cruciale que la question sous-tend et qui la rend précisément embarrassante » (p. 71). L’un des exemples canoniques présenté par l’auteur est la question de savoir si les apparences sont trompeuses, qui met en jeu l’idée de connaissance du vrai : à première vue, bien des apparences nous trompent (le Soleil nous apparaît changer de position : est-ce à dire qu’il se meut ?) et nous comblons cette « lacune » en apprenant à dépasser l’apparence. Pourtant, celle-ci fut bien la condition d’un dépassement : la question problématique apparaît (si l’on ose dire) dès que l’on se demande « comment il est possible que l’apparence puisse tout à la fois manifester et dissimuler (la vérité) » (p. 72). La spécificité des problèmes de la philosophie tient-elle à la nature paradoxale des problèmes qu’elle pose ? En tout cas, cette spécificité est d’abord « objective » : l’objet de la philosophie, à la différence de la science, c’est le problème lui-même et, plus fondamentalement, une manière de construire un problème. La suite du chapitre II l’établira dans le détail, en prenant appui sur des exemples éclairants : Platon problématise </font><font face="Garamond, serif"><i>à sa manière</i></font><font face="Garamond, serif"> l’inconnue que représente pour lui l’idée de justice, Rousseau problématise </font><font face="Garamond, serif"><i>à sa manière</i></font><font face="Garamond, serif"> la tension que représente pour lui l’idée d’un fondement de l’autorité politique légitime. Cette manière de problématiser n’est pas rhétorique, elle n’est pas le résultat d’un étonnement surjoué : le problème philosophique émerge de ce qui, dans la réalité, </font><font face="Garamond, serif"><i>fait problème</i></font><font face="Garamond, serif">. Le chapitre III procède à une analyse de ce qu’il faut entendre ici par « réalité » : une partie du travail philosophique consistera à se rendre attentif aux choses, afin de se rendre sensible à ce qu’il y a en elle de problématique. Le « sens des problèmes », selon l’expression de Bergson, pourrait être compris comme le développement d’une sensibilité attentive à ce que tout problème posé ne soit pas sans objet. C’est pourquoi la deuxième partie du chapitre est consacrée à une analyse fine du « faux problème » en philosophie.</font></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom: 0.28cm; text-align: justify;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:108%"><span style="orphans:2"><span style="widows:2"><font face="Garamond, serif">Le chapitre IV est sans aucun doute le plus ambitieux de l’ouvrage, car les conséquences d’une réflexion sur l’historicité des problèmes philosophiques conduit, sinon à un renouvellement de la pratique philosophique, du moins à une attention portée à ce qu’il y a de fécond dans l’approche d’une histoire philosophique des problèmes. On pense ici bien sûr immédiatement à l’opposition entre « philosophie analytique » et « philosophie continentale ». Or Philippe Danino tente précisément de dépasser cette opposition en développant l’idée d’une « histoire comme </font><font face="Garamond, serif"><i>problémographie</i></font><font face="Garamond, serif"> » (p. 168) : l’histoire de la philosophie ne consiste pas à retracer, de façon thétique ou doctrinale, l’histoire des </font><font face="Garamond, serif"><i>solutions</i></font><font face="Garamond, serif">, mais bien l’histoire des </font><font face="Garamond, serif"><i>problèmes</i></font><font face="Garamond, serif">. Une dérive historicisante de l’histoire de la philosophie consisterait à se représenter des thèses philosophiques comme autant de réponses pouvant s’affronter autour d’un thème commun. Mais le concept de « problémographie » introduit par Philippe Danino consiste d’abord à remarquer que le problème de la maîtrise des passions ou le problème des rapports de la raison et de la foi sont des problèmes qui ont certes une histoire, mais surtout une historicité. Quelle est la différence ? Dans le premier cas, on remarque que le problème de la maîtrise des passions s’est posé aux stoïciens, à Descartes ou à Pascal. Dans le second, on fait un pas supplémentaire qui consiste à thématiser la </font><font face="Garamond, serif"><i>manière</i></font><font face="Garamond, serif"> spécifique dont le problème se pose aux stoïciens, qui en un sens n’a rien à voir avec la </font><font face="Garamond, serif"><i>manière</i></font><font face="Garamond, serif"> dont il se pose pour Descartes, etc. L’idée de problémographie s’oppose alors à l’idée d’une </font><font face="Garamond, serif"><i>philosophia perennis</i></font><font face="Garamond, serif"> : « Une problémographie, telle que nous la proposons ici, conçoit par conséquent l’histoire de la philosophie non à la façon d’une « continuité dynamique », ni comme un déroulement chronologique, mais sur le mode la </font><font face="Garamond, serif"><i>rupture</i></font><font face="Garamond, serif">. Son objet est de mettre au jour ces ruptures problématisantes (…) » (p. 194). Même si Philippe Danino n’emploie pas l’expression, il reste que la méthode problémographique est exigeante, car elle revient à faire ce que l’on pourrait appeler l’</font><font face="Garamond, serif"><i>écologie d’un problème</i></font><font face="Garamond, serif">, c’est-à-dire à examiner un problème dans son environnement historique immédiat en se montrant attentif aux transformations qu’il a pu subir en fonction du contexte. Si le philosophe a l’habitude d’étudier le contexte historique propre à l’émergence d’une pensée (le contexte politique et historique de la réflexion de Machiavel sur l’Etat est effectivement bien différent de celui de Rousseau), il reste que la problémographie implique d’être capable de montrer ce qui demeure dans la formulation d’un problème (c’est la « transhistoricité » d’un problème), les dimensions perdues et celles qui viennent s’ajouter. Mais comment comprendre la rémanence d’un problème sans le fondre dans une histoire par trop englobante qui nous ferait perdre sa spécificité ? Il y a là un double écueil. D’une part, si le problème était circonscrit à un « univers historique précis » (p. 200), on ne comprendrait pas comment il pourrait encore « trouver une pertinence à un tout autre moment de l’histoire » (</font><font face="Garamond, serif"><i>Ibid</i></font><font face="Garamond, serif">.). Mais, d’autre part, si le problème visait à restituer le même obstacle quelles que soient les époques (lesquelles ne différeraient alors grossièrement que par un contexte différent), on ne comprendrait pas ce qu’il y aurait de radicalement différent dans la manière de concevoir et de poser un problème. La suite et fin du chapitre IV affronte cette difficulté en proposant une analyse innovante face à la double exigence d’une philosophie qui ne soit ni abstraitement infra-historique, ni abusivement transhistorique. La conséquence, qui fait tout le mérite de la réflexion de l’auteur dans cet ultime chapitre, est que l’opposition (somme toute stérile) entre une tradition philosophique qui voudrait se libérer de l’histoire, et une tradition historique qu’on accuse de ne point philosopher, s’en trouve dépassée.</font></span></span></span></span></p>Anca Vasiliu, Montrer l'âme. Lecture du Phèdre de Platon, Sorbonne UP 2021urn:md5:2d0a9d7917bebc17916d230ca391ab622021-07-09T06:00:00+02:002021-07-16T14:09:56+02:00Karim OukaciPhilosophie généraleEsthétiqueLangagePhilosophiePhèdrePlaton<p align="justify"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Directrice de recherche au CNRS </span><span style="font-weight:normal">et </span><span style="font-weight:normal">membre du </span><span style="font-weight:normal">prestigieux </span><span style="font-weight:normal">Centre Léon-Robin, Anca Vasiliu propose un livre très nouveau et très remarquable sur l'un des plus beaux et des plus mystérieux dialogues de Platon. </span></font></font></font></p>
<p align="justify"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">C</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">e</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">tte</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal"> relecture du</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Phèdre </span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">étonne </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">d’abord </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">par</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">la diversité de ses approches, </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">par </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">la richesse </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">de</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">son érudition, </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">par</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> la minutie des analyses qu’elle propose </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">sur l’outillage </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">aussi</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">bien </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">scénographique qu</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">e conceptuel et mythologique </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">que Platon</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal"> </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">décida d’</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">y </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">emplo</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">yer</span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">. </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">Mais le projet de </span></span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Montrer l'âme</span></font></font></font></em><em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font></em><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-style:normal"><span style="font-weight:normal">e</span></span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">st plus philosophique qu'historique. </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">En toute discrétion, mais avec une grande résolution, l’auteure</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">explicite</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">ce qui fait l’intérêt toujours vivant </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">du </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><i><span style="text-decoration:none"><span style="font-weight:normal">Phèdre</span></span></i></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">,</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">de ce texte à la fois transgressif</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal"> et initiatique</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">. Dans cette extraordinaire enquête, par la profondeur de cette réflexion, </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Anca Vasiliu </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">invite à continuer d'interroger </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">le </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><i><span style="font-weight:normal">Phèdre</span></i></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal"> et</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">la théorie de l'âme </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">qu’il contient, et d'en faire </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">un objet de méditation encore fécond pour la pensée la plus </span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">actuelle</span></font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"> </font></font></font><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">de la subjectivité. </span></font></font></font></p>
<div style="margin: 0 auto; display: table;">
<video controls="" height="300" preload="auto" width="400"><source src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/ext_revue_3_vasiliu_question_3.mp4" /><object data="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" height="300" type="application/x-shockwave-flash" width="400"><param name="movie" value="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/?pf=player_flv.swf" /><param name="wmode" value="transparent" /><param name="allowFullScreen" value="true" /><param name="FlashVars" value="title=ext%20revue%203%20vasiliu%20question%203.mp4&amp;margin=1&showvolume=1&showtime=1&showfullscreen=1&buttonovercolor=ff9900&slidercolor1=cccccc&slidercolor2=999999&sliderovercolor=0066cc&flv=http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/ext_revue_3_vasiliu_question_3.mp4&width=400&height=300" />Lecteur vidéo intégré</object></video>
</div>
<p align="justify"> </p> <p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><span style="font-weight:normal">Elle a accordé un entretien à </span><em><span style="font-weight:normal">L'Œil de Minerve</span></em><span style="font-weight:normal">.</span></font></font></font></p>
<p><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Vous pouvez en retrouver l'intégralité ici : </font></font></font></p>
<p><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size:13pt"><span style="font-weight:normal"><a href="https://www.youtube.com/watch?v=ir6YOHxC214" hreflang="fr">https://www.youtube.com/watch?v=ir6YOHxC214</a></span></font></font></font></p>
<p><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Extrait de l'entretien du 08 juin 2021 : </font></font></font></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>« </b><b>Anca Vasiliu</b> - <i>Montrer l'âme</i> est un livre auquel j'ai commencé à réfléchir en 2002 quand j'ai été invitée à un colloque à Chicago qui portait sur le secret <i>[D’un principe philosophique à un genre littéraire : les secrets </i>- actes du colloque de la Newberry Library parus en 2005 sous la direction de Dominique de Courcelles, Honoré-Champion]. Et j'ai dit [<em>alors</em>] que je voulais travailler sur l'existence d'un secret dans le <i>Phèdre</i>. C'est là que le cheminement vers le <i>Phèdre</i> a commencé. Il est passé par beaucoup de couches successives d'écriture, puisque c'est comme cela que j'écris, pour aboutir en 2019 au nouveau manuscrit qui est paru il y a deux mois ou un mois et demi. C'est un dialogue qui m'a attiré dès le départ, parce que c'est probablement le dialogue qui donne le plus à voir ; et, vous l'avez bien compris, cette traversée de l'image est à la fois un attrait et une manière de me mettre en retrait par rapport à cet attrait qu'exerce sur moi l'image.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Je crois que ce que je disais tout à l'heure, le fait d'avoir eu comme première formation les beaux-arts, m'a permis d'apprendre (outre évidemment à lire des monuments, à les lire au sens strict, au sens topographique) à voir, m'a donné une éducation de regard ; et que j'ai retrouvé cette éducation de regard chez Platon. Il y a une éducation de la manière de voir qui ne consiste pas simplement à fixer de ses yeux un objet visible d'emblée, mais à lier la visibilité d'un objet à quelque chose qui est la vue intérieure, la vue qui donne sens à ce qu'on voit. D'où l'idée que j'ai développée dans <i>Dire et voir </i>[<i>Dire et voir. La parole visible du Sophiste</i>, Vrin 2008] que c'est en disant, c'est en nommant et en réfléchissant sur le discours que nous avons la possibilité de voir réellement ce qui se donne à voir ; c'est ainsi, et dans la traversée de l'image. L'intérêt est à la fois topographique et noétique, intellectuel.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">C'est-à-dire que ces monastères m'ont donné une leçon de la manière dont l'image est posée d'une manière telle qu'elle nous aspire : nous entrons dans l'image ; mais elle ne nous garde pas prisonniers d'elle-même, puisque nous la traversons, en la découvrant en nous-mêmes et en nous découvrant en même temps. C'est très socratique. Mais c'est une leçon qu'on peut véritablement pratiquer quand on est devant ces parois, et qu'on tourne autour jusqu'à ce qu'on trouve l'entrée au sens propre du terme, et qu'en entrant on découvre d'autres images qui reprennent celles de l'extérieur et qui remettent chaque fois à un nouveau registre la compréhension, l'entendement, la réflexion que nous devons avoir devant l'image. Évidemment il y a une scénographie ; évidemment il y a un jeu de la lumière ; évidemment l'architecture est fondamentale, puisque c'est elle qui construit l'espace dans lequel l'image construit son propre espace. C'est un emboîtement ; et cet emboîtement dans ces monastères est un véritable emboîtement, puisque les images sont à l'extérieur, elles sont à l'intérieur, et que c'était vraiment une rencontre heureuse de trouver ce qui correspondait à ce que je cherchais, c'est-à-dire ce renouvellement de l'image permanent à l'intérieur de la réflexion.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Quand je dis que j'ai appris à regarder, évidemment c'est une leçon que je retrouve dans le <i>Phèdre</i>, puisque ce que fait Socrate avec Phèdre, c'est de lui apprendre à voir. Ce que j'essaie de dire dans ce livre entre autres, c'est que Socrate sait voir ce que Phèdre croit voir et ne voit pas. Cette leçon du regard, c'est la première leçon de la philosophie. Et c'est cela l'entrée dans le <i>Phèdre</i> ! Cela ne s'arrête pas là évidemment. Mais c'est vraiment l'entrée dans la philosophie ou en tout cas celle qui, pour moi, correspond à l'entrée en philosophie. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Jeanne Szpirglas</b> - Justement, pour rester sur le <i>Phèdre</i> : on a souvent parlé de la difficulté d'identifier une unité thématique du <i>Phèdre</i>. Est-ce que l'idée que vous venez de dégager vous sert de fil conducteur pour une lecture ? </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Anca Vasiliu</b> - Non, je suis partie à mon tour de cette impossibilité de saisir d'emblée la thématique du <i>Phèdre.</i> <span style="font-style:normal">On</span><i> </i>ne sait pas de quoi il est question, puisque, en fait, il est à la fois question de l'amour, du Beau, des formes de langage, de rapports entre la rhétorique et la dialectique... Pour moi, le <i>Phèdre</i> est un dialogue sur l'âme. Mais c'est un dialogue très particulier, puisque ce n'est pas, comme le <i>Phédon</i>, un livre qui d'emblée se dit comme un dialogue sur l'âme. Donc la question du regard, que j'évoquais tout à l'heure, n'est pas vraiment la thématique du <i>Phèdre</i>. La thématique du <i>Phèdre</i> est que l'âme est pourvue des facultés, oui ! Et que le regard joue un rôle important, comme je l'ai précisé tout à l'heure, oui ! Mais on ne peut pas s'arrêter à la question de la visibilité qui est mise en place.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Si le <i>Phèdre</i> est véritablement, comme je le crois, un dialogue consacré à saisir l'âme, la force de ce dialogue qui, certes, parle beaucoup de la visibilité des choses et met en scène un lieu visible et physique, c'est qu’il travaille avec le mouvement, et pas avec le regard. Le regard est soumis aux mouvements. L'âme se définit par le mouvement. Nous avons dans le <i>Phèdre</i> cette célèbre démonstration par un syllogisme qui consiste à dire que l'âme est éternelle, puisqu'elle est automotrice [245c5-246a2]. On a ces deux moyens de définir l'âme [<i>l’éternité et l’automotricité</i>], qui sont par le syllogisme - c'est la toute petite partie qui précède, dans la Palinodie de Socrate, le grand développement du mythe, de ce qui est appelé "mythe" du <i>Phèdre</i> ou de l'âme avec le char ailé. Si l'âme ou l'<i>ousia</i> de l'âme, l'essence, le fondement de l'âme est la mobilité et l'automotricité, c'est bien par le mouvement qu'on va construire un dialogue sur l'âme. Et c'est ce que fait Platon dans le <i>Phèdre</i> : il construit un dialogue sur le mouvement en conduisant ses acteurs et le lecteur de son texte à travers deux types de mouvement qui sont en permanence en lien l'un avec l'autre, qui se complètent, qui s'emboîtent l'un dans l'autre. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Il y a un mouvement qui est le mouvement topique : il y a deux personnages qui commencent, qui marchent, qui cheminent, qui s'asseyent et qui ensuite parlent. C'est un mouvement qui commence par être un mouvement linéaire et qui change la linéarité de ce cheminement en un autre cheminement, qui le cheminement de la parole, au moment où ils vont s'asseoir et où ils vont lire et parler. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Ce mouvement est contrebalancé par un autre mouvement qui n'est pas un mouvement linéaire. C'est un mouvement paradoxal ou un mouvement de renversement en permanence de ce qui est en train de se passer. C'est un mouvement de retour sur soi. Comment peut-on le définir ? On peut le définir d'abord par le fait qu'il y a un renversement structurel entre le Prologue et la Palinodie. Les deux ont lieu dans un même lieu. Le Prologue décrit le lieu ; la Palinodie renverse le lieu pour le remettre sur un autre plan, qui est le plan du destin des âmes. On a un destin de l'âme sensible et ce qu'est le destin de l'âme en tant qu'âme immortelle. Le Prologue et la Palinodie sont donc construits sur un renversement - c'est ce que j'essaie de décrire à la fin du livre - sur un renversement topographique entre le lieu au bord de l'Ilissos et le lieu dans lequel arrivent les âmes au-dessus du ciel. Et c'est une construction en miroir, avec des rappels qui sont assez frappants. Cela, c'est le renversement topographique. Il est aussi soutenu par des retournements mythologiques. La Palinodie est un retournement contre Homère. C'est la <i>palin-odi</i><i>a</i>. C'est le sens même de la palinodie ! C’est un retournement contre Homère, ensuite, dans la seconde partie, contre le mythe égyptien de l'invention de l'écriture, contre l'écriture. Donc, il y a des espèces de contrariété : une contrariété d'Homère, une contrariété de l'écriture par l'oralité avec une défense de la mémoire. Ces espèces de mouvement contraire et de mouvement linéaire s'emboîtent. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Non seulement il y a des renversements et des retournements. Mais il y a quelque chose aussi qui est plus finement distillé à travers le texte. On a des redressements. Socrate va commencer par dire, quand il est question pour la première fois du mythe, qu'il doit redresser les figures, que ce que font les sophistes et le rhéteurs, c'est-à-dire commencer à interpréter les Chimères, Gorgones, Pégases et autres figures mythologiques, lui les voit comme des redressements. Ce redressement, c'est le redressement qu'on doit donner à la mythologie, au sens des figures mythologiques : un redressement éthique ! C'est ce qu'il va faire quand il va redresser le discours de Lysias, en faisant lui-même deux autres discours qui renversent la donne, si j'ose m'exprimer ainsi, du discours de Lysias. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Donc il y a des retournements, des redressements. Et il y a ensuite, quand on descend encore plus profondément dans les strates du texte, un choix qui est celui de se situer au lieu de frontière entre deux mondes, donc un lieu où se nouent deux mondes différents, ce lieu qui est au bord de l'Ilissos. Ce bord de l'Ilissos est en plus nommé - enfin le lieu précis où ils vont s'asseoir - comme le lieu du passage à gué. Un "passage à gué" veut dire une "traversée" - une traversée qui reprend la différence et le lieu de rencontre entre deux mondes : le monde qui vient d'Athènes, qui s'associe encore à Athènes, dans sa périphérie, et le monde du dehors, de l'autre côté. Le chemin, c'est le chemin qui va d'Athènes vers Agra et qui est emprunté par ceux qui suivent le rituel qui s'appelle les Petits Mystères, qui se situent à Agra, qui sont les Mystères de Déméter et d'Artémis. Ce passage à gué est marqué par des éléments précis. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Maintenant ce qui m'intéresse, ce n'est pas de faire une lecture mythologique et mythologisante. Le <i>Phèdre</i> est saturé de mythes et de figures mythologiques. Mais ce qui m'intéresse, ce n'est pas de dire : "Il est question d'un mythe particulier ou d'une invention de rituels particulière". C'est de comprendre comment il articule la parole philosophique avec des données mythologiques qu'il renverse, qu'il retourne, qu'il reprend. On peut en parler, si vous voulez, très longuement... Et cela me met toujours en joie de retrouver les directions, les éléments de ces mouvements ! On part de la proximité du Temple de Zeus vers le Temple de Déméter, qui est de l'autre côté d'Ilissos ; mais on s'arrête à côté d'un très modeste autel, qui est un autel garni de la tête cornue d'Achéloos et des Nymphes et d'un lieu de sacrifice, l'autel de Borée. Donc, on est à mi-chemin entre la grande mythologie et les petits rituels. Mais, ce qui est intéressant, ce n'est pas les petits rituels ; c'est que ce lieu-là est le lieu qui est... qui se révèle être, si on le regarde avec le sens qui est donné par le texte, le lieu où on passe de l'adolescence à la maturité, d'Orithye à une Orithye sur un autre plan, un plan divin ou d'un rituel de fécondité, puisque la source d'Achéloos comporte un autel avec des statuettes ; et Socrate, qui sait voir, voit immédiatement les statues qui sont là et qui sont des ex-voto pour des rituels de fécondité. En plus, tous les éléments de décor qui sont là renvoient évidemment d'une part à l'affaire d'Orithye, donc au mythe du sacrifice de l'adolescence et de l'enfance pour un autre âge de de l'humain, mais aussi à Adonis, mais aussi à Perséphone. Et on peut comprendre que, dans les rituels qui sont indiqués de façon très précise, parce qu'on peut cartographier du point de vue rituel et mythologique ce qui se passe, Platon se donnant le soin de préciser date, heure, lieu de façon très précise... - on peut comprendre que, dans tout ce déploiement scénographique, ce qui est intéressant, ce n'est pas le mythe ; c'est ce qu'on en fait ; c'est ce que Socrate réussit à faire - c'est-à-dire dégager de toute cette archéologie mythologique une théorie de l'âme. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Quelle est cette théorie ? C'est une théorie de l'âme éternelle mais d'une âme éternelle qui vient dans le monde, qui conduit l'homme et qui ensuite, par les vertus qui sont celles que l'homme doit cultiver, reprend son chemin éternel. Donc, ce lieu où il s'arrête est vraiment à la frontière entre la vie et la mort. Cela n'a pas du tout, en tout cas, ce côté <i>locus amoenus</i>...! Ce lieu bucolique est en fait un lieu au bord du Styx ! C'est un lieu de la rencontre, de la frontière entre la vie et la mort, parce que ce qu'il s'agit de dire, c'est que l'âme transgresse la frontière et qu'elle est dans le renouvellement permanent entre la vie et la mort. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Tout ce mouvement linéaire et tout ce mouvement de retournement, de redressement, en fait, est le mouvement de l'âme. En quoi cette théorie de l'âme est différente de celle du <i>Timée</i> et de celle du <i>Phédon </i>? C'est qu'elle correspond à une autre approche de la théorie de l'âme, qui n'est pas dans la séparation entre l'intelligible et le sensible, dans cette rupture qu'on va ensuite retrouver dans toute la tradition néoplatonicienne de ce texte. Mais elle est dans une continuité qui se renouvelle en permanence. Cela, je pense que c'est véritablement la démarche socratique. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Donc voilà, on peut revenir sur les interprétations néoplatoniciennes ou les interprétations épicuriennes tout à fait différentes. Mais, si ce texte, si ce dialogue platonicien a connu une postérité extraordinaire, et a vraiment servi de lieu d'enseignement et de... comment dirait-on ?... de plaisir en même temps, c'est parce qu’il va au-delà de la simple Palinodie et du char ailé qui peut correspondre, quand on l'extrait du contexte, à l'idée d'une immortalité de l'âme !</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Karim Oukaci</b> – Je voudrais revenir sur un élément du décor de ce texte, le gattilier. Votre livre s’ouvre sur la reproduction d’un gattilier par l’aquarelliste Nicolas Robert. Cet élément du décor permet-il de donner un sens au mouvement de redressement dont vous parlez ?</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt"><b>Anca Vasiliu</b> - Oui, sur plusieurs niveaux. D'abord, <i>agnus-castus</i> est une plante qui sert à contenir la fécondité, donc à se dominer, à maîtriser les passions. Elle est plantée à côté d'un temple pour la fécondité. Elle est liée évidemment au rituel du Temple d'Agra : les branches servaient probablement sur la route vers le Temple d'Agra, celui de Déméter. Mais, en même temps, le gattilier attire, puisqu'il est odorant. </font></font></font></span><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">A la fois, il attire ; il est attrayant et il est la plante de la continence. Donc il a ce côté de retournement, de renversement, d'union des contraires, si on veut parler comme ça, un peu de façon simple. Premier plan. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Second plan : le gattilier est un des indicateurs très précis du moment où a lieu cette discussion entre Socrate et Phèdre, puisqu'il est dit qu'il est dans l'acmé de sa floraison, et que nous savons que l'acmé de la floraison du gattilier, non pas dans les jardins parisiens, mais dans son milieu naturel, c'est-à-dire en bord de Méditerranée, c'est la mi-juillet. Or, la mi-juillet correspond aussi au moment où la stridulation des cigales est au plus fort ; et il y a plein de cigales dans le <i>Phèdre</i>, comme nous le savons. Ce moment correspond sur le plan de la tradition mythologique homérique et hésiodique au moment du passage des âmes sous le signe du Cancer. Il y a deux moments. Il y a les deux portes - qui sont les deux portes de la migration des âmes : la descente des âmes qui correspond au moment du Capricorne, donc au moment de l'hiver, où le soleil est au plus loin et où l'âme descend dans l'humidité et les ténèbres de la terre - et cela correspond très exactement au moment où Platon place le <i>Banquet</i>, car la nuit du Banquet a lieu au moment où ont lieu les Dionysies, c'est-à-dire les fêtes dans lesquelles Agathon va recevoir le prix ; et la nuit du <i>Banquet</i> suit ce moment. Tandis que le <i>Phèdre</i> correspond au moment du Cancer : il est donné comme le moment du Cancer ; et c'est le moment où les âmes peuvent quitter la terre et rejoindre le soleil, puisque c'est le moment où le soleil le plus près de la terre, et que donc le trajet est celui qui est le plus aisé : c'est la proximité qui les attire vers le soleil.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Donc, cela, encore une fois, c'est une strate de lecture dans cette écriture qui est foisonnante et très bien structurée. Le gattilier, si vous voulez, fait partie de ces éléments qui sont des indicateurs très précis du lieu et du fait que, dans ce qu'on voit, dans ce que Socrate dit : "Tiens ! Il y a un gattilier !", ce que Phèdre ne voit pas - en plus il dit que le gattilier est en fleur et qu'il sent bon -, on a là le déploiement de la sensorialité à ce moment-là. Ce moment-là [<i>230b</i>] intervient juste après que Socrate a dit : "Mais moi, je ne suis pas comme Typhon ! Je vais pas t'enlever comme Borée a fait avec Orythie ! Je ne suis pas celui qui va renverser les dieux !" Mais, ce qu'il va faire, c'est qu'il va renverser les dieux, puisqu'il va renverser Homère et qu'il va parler aussi du renversement des mythes égyptiens de l'écriture. Juste après avoir dit : "Je ne suis pas comme Typhon ! Je suis un être paisible ! Il y a en moi quelque chose de divin !", il va dire : "Mais, par Héra ! qu'est-ce qu'il est beau, ce lieu !" Là, il va donner ("Qu'est-ce qu'il est beau, ce lieu!") la première occurrence du terme de la beauté. C'est un terme déterminé ou déterminant, puisqu'il est le terme qui qualifie un lieu précis. Héra est selon Hésiode la mère de Typhon, mais mère d'un dieu qu'elle va renier, qu'elle va jeter. Et, à partir du moment où il y a en rupture de ton, puisque c'est à ce moment-là qu'ils arrivent sous le platane - il y a rupture du cheminement et rupture de ton dans l'écriture -, Socrate va commencer par dire :"L'air...! L'eau...! Cela sent bon ! On entend les cigales !" Il y a l'ouïe, il y a l'odorat, il y a le toucher, il y a la vue. Il va déployer la sensorialité, et ensuite donner la parole à la lecture de Lysias et commencer. </font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Pour moi, cet élément de vue immédiate d'une plante est ce qui permet ensuite de démarrer complètement sur un autre registre. Mais il faut voir qu'il y a un plante, et savoir quelle plante il y a là. Voilà pourquoi j'ai trouvé que c'était comme une espèce de clin d'œil au lecteur de mettre un gattilier. D'abord, parce que très souvent on ne sait pas à quoi ça ressemble. Pourtant, il a plein de gattiliers dans les jardins, partout, surtout des gattiliers adaptés pour le climat plus septentrional. Mais on ne sait pas à quoi ça ressemble. Puis on dit : "Bon, ben, il y a un arbre, il y a une plante... Bon, ben très bien, ça fait partie du décor !" Non, le décor, c'est le texte ! C'est le texte philosophique lui-même, puisque on a besoin de cette scénographie, qui est d'une grande complexité en réalité, pour que le texte puisse prendre tout son sens.</font></font></font></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="line-height:100%"><font face="Times New Roman, serif"><font size="3"><font style="font-size: 13pt">Maintenant que le texte n'ait rien à voir avec l'existence d'un platane et d'un gattilier, cela, c'est une autre histoire. Évidemment, on peut aller à Athènes et s'étonner que l'Ilissos existe encore et qu'il y ait quelques platanes par là (puisque ça pousse dans la région). Mais cela n'a rien à voir ! Cela n'a absolument rien à voir ! C'est du théâtre ! C'est de la fiction ! Tout est construit. Il n'y a pas un mot de trop. »</font></font></font></span></p>Laurence Devillairs, Guérir la vie par la philosophie, P. U. F. 2020, lu par Aurélien Chukurianurn:md5:89b40337b62beddb7939673b4e1545752021-05-11T11:00:00+02:002021-10-17T16:37:19+02:00Jonathan RacinePhilosophie générale<h3 align="justify" style="margin-bottom: 0cm;"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.devillairs_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" /></font></font></span></span></h3>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><b><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Laurence Devillairs, <i>Guérir la vie par la philosophie, </i>Paris, P. U. F., 2020 (264 pages).</span></span></b></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 8pt"><span style="font-size:11pt"><span style="line-height:normal"><span style="font-family:Calibri,sans-serif"><span style="font-family:"Lucida Sans",sans-serif"><span style="color:black">Cet essai, qui connaît ici première édition Quadrige à la suite de sa parution en 2017 aux éditions des P. U. F., s’inscrit dans la réflexion que mène l’auteur sur la place et l’utilité que la philosophie peut tenir dans nos propres existences.</span></span></span></span></span></p>
<p align="justify" style="margin-bottom:0cm"> </p> <h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Parallèlement à ses publications consacrées à la philosophie moderne dont elle est une éminente spécialiste (citons seulement pour exemple <i>Descartes et la connaissance de Dieu</i></font><font face="Times New Roman, serif">, Paris, Vrin, 2004), l’auteure s’est en effet lancée dans un travail de « vulgarisation » de la philosophie, au sens le plus noble du terme : il s’agit, non pas de pratiquer une activité réductrice et simplificatrice qui renvoie une image dégradée de la philosophie, mais de mener un véritable effort de la pensée en montrant la pertinence pratique de la philosophie, que ce soit pour affronter les vicissitudes de l’existence, s’ouvrir au bonheur, ou se disposer à la moralité. Témoignent de ce travail les ouvrages </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Brèves de philo. La sagesse des phrases toutes faites </i></font><font face="Times New Roman, serif">(Paris, Points, 2010)</font><font face="Times New Roman, serif"><i>,</i></font> <font face="Times New Roman, serif"><i>Un Bonheur sans mesure </i></font><font face="Times New Roman, serif">(Paris, Albin Michel, 2017), </font><font face="Times New Roman, serif"><i>Etre quelqu’un de bien </i></font><font face="Times New Roman, serif">(Paris, P. U. F., 2019).</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif"><i>Guérir la vie </i><i>par la philosophie</i> s’inscrit dans ce cycle de transmission, en s’attachant à une thématique précise, résidant dans l’association de trois termes : la vie, la guérison, et la philosophie. L’enjeu général est de présenter la philosophie comme une médecine, tant de l’âme que du corps, ce qui présuppose de partir du postulat que la vie est une maladie : que vivre soit « en soi une maladie dont il faut nous guérir » (p. 20), tel est le diagnostic qui cristallise, dans le sillage de l’ironie socratique, la première manifestation de l’utilité de la philosophie. À cela l’ouvrage va, au fil de sa progression, ajouter un second type d’utilité, eu égard aux remèdes que la philosophie fournit concernant des maux particuliers qui vont être clairement décortiqués.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ouvrage est organisé en plusieurs parties qui aident le lecteur à se situer, lui permettant aussi bien de suivre le fil d’un propos linéaire que de se reporter librement à des chapitres. Une première partie, formée de l’avant-propos et de la notice d’utilisation, développe la conception médicinale de la philosophie, en montrant qu’elle sert à guérir de trois épreuves qui concernent au premier chef l’âme. Sur la base de Kierkegaard et de Platon, l’auteur repère trois épreuves, celles de l’existence, du quotidien, et du réel : la promesse de guérison qu’apporte la philosophie réside dans sa capacité à penser ces épreuves et à fournir des moyens pour les surmonter.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Les autres parties de l’ouvrage vont précisément être dévolues à la description de ces maux et aux remèdes qui leur correspondent. La méthode sera identique : diagnostic, traitement, voies de prescription. Viennent d’abord les maux du corps : l’apparence physique, la mort, la maladie, la souffrance, la vieillesse, les addictions et plaisirs, la bêtise. Autant de maux que la philosophie aide à penser et à traiter, au moyen de remèdes divers : l’électrochoc du chat de Derrida sert à accepter son corps, la diversion montaignienne à composer avec la mort, le goût des initiatives hérité d’Arendt à échapper à la vieillesse, l’ataraxie stoïcienne à lutter contre les addictions, la cure cartésienne du clair et distinct pour désencombrer la bêtise. Ensuite, l’auteure recense ces maux qui affectent davantage l’âme que le corps, tout en rappelant l’étroite interaction de l’âme et du corps interdisant de les isoler : le fait de vivre, la dimension quotidienne de la vie, l’acrasie, le burn-out, les relations sociales, les passions de la peur et de l’amour, les regrets et remords. Autant d’afflictions spirituelles que viennent soigner différents remèdes : le choix responsable permet de s’ancrer dans l’existence, les brèves habitudes nietzschéennes contribuent à apprivoiser la vie quotidienne, l’inspection spinozienne des causes calme les craintes et tremblements infondés, tandis que la thérapie de Lucrèce de la Vénus vagabonde aide à guérir l’amour en aimant, et le vivre à propos montaignien chasse remords et regrets.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’essai réserve également une place à d’autres types de maux, que sont les tracas qu’égrène la vie quotidienne, de l’argent à la hiérarchie professionnelle, en passant par les troubles mentaux (dépression…), les accidents de la vie (fautes…) et les cas limites (solitude…) : l’activité métaphysique est invoquée pour secourir le rapport à l’argent par sa gratuité, la « pensée de derrière » de Pascal est mobilisée pour réguler les relations professionnelles, l’impératif catégorique kantien est invoqué pour fixer la règle d’une action libre et sereine, tandis que la solitude peut être surmontée en la percevant comme l’occasion d’un apprentissage de la liberté. L’ouvrage s’achève par des considérations complémentaires (« théories curieuses ») qui ont trait au sport en préconisant un exercice modéré, aux passions à travers le conditionnement comme voie de maîtrise, au cinéma et à son pouvoir perfectionniste, et à l’éthique animale. Cela permet de conférer une relative complétude à la thérapie que fournit la philosophie, à travers sa faculté à s’adapter à une pluralité de situations.</font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"> </h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ouvrage se recommande à plusieurs titres. Tout d’abord, la force de l’ouvrage est son audace, en ce qu’il ose célébrer conjointement la vie et la philosophie sans se placer sur le terrain déjà miné du développement personnel : l’ouvrage offre des ressources pour mieux vivre en identifiant des plaies qu’il s’agit de penser pour pouvoir les panser. Les remèdes proposés se tiennent à distance de la sophrologie en ce qu’ils sont indissociables des maladies qui affectent nos existences tout en étant irréductibles à des recettes magiques : ils s’apparentent davantage à des matériaux par lesquels le lecteur pourra, en mobilisant sa propre pensée critique, renouveler son appréhension des maux auxquels il est confronté. Autrement dit, si certains remèdes s’assimilent à de véritables thérapies à appliquer, d’autres cherchent, par contraste, à déplacer le regard du lecteur en considérant à nouveaux frais certains thèmes de nos existences (l’ennui, l’éducation des enfants…) : en tous les cas, il s’agit d’inspirer des perspectives de guérison en aiguillant la pensée. </font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Aussi, l’apport de l’ouvrage est de savoir transmettre des prises de position philosophiques : c’est bien d’une âme spirituelle dont il s’agit de prendre soin, selon un héritage tant platonicien que cartésien. De même, la liberté humaine est affirmée par-delà les déterminismes qui la conditionnent, tout comme est mentionnée la portée philosophique de la question de l’existence de Dieu. Sur le plan de l’histoire de la philosophie, l’ouvrage est riche de références. On relèvera la multitude des renvois à Descartes émaillant l’ouvrage, de la force d’âme que représente la passion-vertu de la générosité au dualisme en passant par la thèse de l’union. Cette dernière est invoquée en tant qu’elle marque la condition résolument incarnée de l’existence humaine, au point de faire passer Descartes pour l’un des « inventeurs du psychosomatique » (p. 57). Outre Descartes, d’autres références viennent appuyer les développements médicinaux qui jalonnent l’ouvrage, des philosophes classiques (Platon, Aristote, les stoïciens, Montaigne, Kant) et contemporains (Nietzsche, Freud, Arendt, Beauvoir, Ricœur, Foucault, Derrida), mais aussi des sources littéraires (Horace, Shakespeare, Racine, Proust, etc.). Le lecteur pourra se reporter à une série d’utiles index, répertoriant les auteurs mais aussi les maladies et traitements parcourus. Enfin, le dernier mérite de l’ouvrage, et non des moindres, est celui de savoir combiner précision de l’analyse philosophique et légèreté de ton, à la faveur de traits d’humour et de descriptions issues de la vie quotidienne pour ancrer l’ouvrage dans le réel. </font></font></span></span></h3>
<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">L’ensemble de ces mérites n’en empêchent pas moins le lecteur d’avancer une série d’enjeux qu’il serait intéressant d’approfondir. D’une part, l’ouvrage ne revient-il pas à renouer avec une conception antique de la philosophie, la percevant comme une « manière de vivre » ? Sur ce plan, les travaux pionniers de P. Hadot autour des « exercices spirituels » ne pourraient-ils pas constituer un partenaire de dialogue pour poursuivre le propos de l’auteure ? D’autre part, quelle perspective existentialiste l’essai autorise-t-il, au regard de son présupposé premier concernant la maladie de la vie ? Sans contredire nullement la description qui est donnée des maux parsemant l’existence humaine, ne pourrait-on pas également penser, selon une inspiration autre que celle proposée par l’ouvrage, que la philosophie est une médecine moins parce qu’elle guérit de maux que parce qu’elle est lumière projetée sur la joie d(e) (l)’être ? Que l’on songe par exemple à ce « sentiment de l’existence » que Rousseau dépeint magistralement dans la Cinquième promenade des <i>Rêveries du promeneur solitaire</i>. De telles questions illustrent toute la fécondité de cet ouvrage qui, outre son intérêt intrinsèque, ouvre des pistes pour la réflexion philosophique. </font></font></span></span></h3>
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<h3 align="justify" style="margin-bottom:0cm"><span style="background:transparent"><span style="line-height:100%"><font color="#000000"><font face="Times New Roman, serif">Partant, la philosophie, tant dans son utilité pratique que dans sa richesse historique, sort rehaussée par cet essai, tant et si bien qu’elle résonne comme une exhortation au courage de vivre.</font></font></span></span></h3>Michel Blay, La Déchirure du penser, Belles Lettres 2020, lu par Cristina Stoianoviciurn:md5:87de2a9b39b874a836c420d2258f315e2020-10-19T16:31:00+02:002021-02-12T22:08:40+01:00Florence BenamouPhilosophie généraleinfiniouverturesciencestotalitéêtre<p style="margin: 0cm 0cm 0.0001pt; text-align: justify;"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Michel Blay, <i>La Déchirure du penser. Essai sur l’Effacement du Logos,</i> éditions Les Belles Lettres, collection « Encre marine », 2020 (92 pages). Lu par Cristina Stoianovici</span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.blay_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Ancien Directeur de recherche au CNRS en histoire et philosophie des sciences, Michel Blay est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’idée d’infini et aux transformations de l’idée de nature. </span></span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Son dernier ouvrage, <i>La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos</i>, montre que l’explicitation mathématique de la nature survenue au XVII<sup>e </sup>siècle s’appuie sur une approche technicienne du monde et implique de renoncer à certaines questions qui se trouvent ainsi exclues du champ de la rationalité. Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée de son précédent travail, <i>Critique de l’histoire des sciences</i>, publié en 2017, dans lequel Michel Blay montrait que la conception de la nature a considérablement changé au cours de l’histoire. Chez les anciens, le naturel faisait sens par opposition avec l’artificiel et l’idée de nature renvoyait au monde sublunaire, soumis à la génération et à la corruption, distinct du monde supralunaire, aussi appelé sphère des fixes. Pour les modernes, la nature est tout autre : la frontière entre monde sublunaire et monde supralunaire a disparu, et la distinction entre naturel et artificiel s’estompe également, ces deux types d’être obéissant aux mêmes lois physiques. La nature des modernes est « une nature pour les mathématiques » et s’inscrit dans « l’ordre technique », ordre dans lequel un même procédé peut être mis en œuvre dans tous les domaines et dans lequel le scientifique porte un regard d’ingénieur sur la nature, ce dont Galilée est le parfait exemple. </span></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""> </span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">C’est l’envers de cette histoire que <i>La déchirure du penser</i> retrace, montrant que d’autres formes de pensée ont existé et existent encore, pensées qui consistent à « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Cette expression, qui rythme l’ouvrage, nous indique que penser le monde n’implique pas de s’en retirer pour mieux en construire un modèle théorique. Il y a ouverture parce qu’un être fini ne peut embrasser une totalité traversée par un infini immanent, et c’est pourquoi le questionnement résiste. Certaines questions auxquelles il est impossible de répondre n’en sont pas moins légitimes et font même le propre de l’humanité ; on a trop vite fait de rejeter la question de l’être, de l’origine du monde et de l’infini dans le champ de l’irrationnel, au prétexte qu’elles égarent la pensée humaine. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">En l’introduction, Michel Blay montre que c’est Fontenelle qui explicite pour la première fois la déchirure du penser, dans ses <i>Eléments de la géométrie de l’infini</i>, publiés en 1727, en distinguant deux infinis. L’infini géométrique, d’une part, désigne une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais pas plus grande que toute grandeur, ce qui implique qu’il puisse y avoir des infinis plus ou moins grands. Cet infini géométrique est utile et ne doit pas être confondu avec l’autre infini, que Fontenelle appelle métaphysique, qui est un pur être de raison et ne peut que nous égarer. Fontenelle le définit comme « une grandeur sans bornes en tous sens, qui comprend tout, hors de laquelle il n’y a rien », l’infini métaphysique se rapproche donc de l’idée de totalité sans se confondre avec elle et se trouve rejeté hors de la sphère de la rationalité, laquelle se résout en une rationalité géométrique. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Si l’effacement du Logos est acté au XVIII<sup>e</sup> siècle, il faut remonter à l’Antiquité pour comprendre ce qu’il était originairement ; c’est l’objet du premier chapitre de l’ouvrage, consacré au Logos et à son effacement, chapitre qui nous mène d’Héraclite à Giordano Bruno. Le deuxième chapitre explique l’avènement de l’Ego, c’est-à-dire de la subjectivité objectivante consubstantielle de la physique moderne. Enfin, un troisième et dernier chapitre est dédié à la déchirure de cette rationalité positiviste : une brèche entame l’ordre technique et ouvre vers l’exister. Cette déchirure salvatrice permet de renouer avec les questions fondamentales de l’humanité, dont la poésie offre le témoignage. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le Logos</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le premier chapitre présente les trois moments de l’histoire du Logos : le moment héraclitéen, qui fait du Logos un concept fondamental d’intelligibilité du monde, le moment johannique, qui voit le Logos s’incarner, mais aussi paradoxalement se retirer et disparaître en tant que principe d’intelligibilité, et enfin le moment brunien, celui de l’effacement, le Logos étant devenu un intermédiaire superflu du fait même de son retrait.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chez Héraclite d’abord, le Logos n'est ni discours, ni parole ni raison, il est à la fois ce qui lie les phénomènes entre eux et ce qui les rend compréhensibles à l’homme. Le Logos se confond alors avec Dieu, le feu et le cosmos, sans néanmoins s’y identifier. Dieu réalise l’union des contraires, tandis que le feu est l’équivalent universel, comme le rappelle le fragment 90 : « De toutes choses, il y a échange contre du feu et du feu contre toutes choses, comme des marchandises contre de l’or et de l’or contre des marchandises. » S’il est difficile au lecteur contemporain de donner du sens à ces mots, Michel Blay rappelle qu’ils ne sont pas que des mots. Nous peinons à y voir autre chose parce que le Logos d’Héraclite s’est effacé et que la rationalité contemporaine est bornée par le constructivisme et le positivisme. Le Logos d’Héraclite est ouvert sur la totalité, dans un jeu dialectique complexe où immanence et transcendance sont pensés ensemble : « le transcendant – ce qui transcende chaque être – est immanent à tous, tout en demeurant lui-même en étant toutes choses. »</span></span></span><a name="_ftnref1"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></sup></a></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Ce cadre conceptuel se complexifie avec Platon, sans pour autant changer radicalement. La scission de l’intelligible et du sensible pose le redoutable problème de la participation, c’est-à-dire le problème de leur articulation. Dans ce cadre conceptuel, Héraclite fait figure de penseur du changement qui caractérise le sensible, par opposition à la fixité des Idées qui permettent de le penser. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Chez Plotin, intervient un troisième terme, l’Un, apparenté au Bien platonicien en ce qu’il précède et cause toute existence, sans être lui-même engendré et tout en étant ineffable. Vient ensuite l’Intellect, qui est être et vie, et enfin l’Âme, qui assure la jointure du sensible et de l’intelligible en informant le monde sensible d’après le monde intelligible au moyen des raisons (<i>logoi</i>), qui sont projetées sur la matière et qui sont des images des formes intelligibles que l’Âme reçoit. D’Héraclite à Plotin, le Logos demeure un principe d’ordonnancement et d’intelligibilité du monde.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Dans l’<em>Évangile selon Jean</em>, le cadre conceptuel change radicalement, c’est là que s’ouvre le deuxième moment de l’histoire du Logos. « Au commencement était le Logos et le Logos était auprès de Dieu et le Logos était Dieu », peut-on lire dans le premier verset. Loin d'être un principe d’intelligibilité, le Logos est rejeté dans un commencement inaccessible à l'homme, car ce premier commencement précède celui de la <i>Genèse, </i>seul commencement dont un récit nous est livré. Le Logos devient un transcendant complet, dont l’existence a précédé le monde. Dans la pensée grecque, le Logos permettait à l'homme de contempler l’intelligible, il l’ouvrait sur cette totalité qu’était le monde. Avec le christianisme, le Logos s’incarne dans une chair individuelle, celle du Christ, et cette incarnation contribue à la clôture du monde ; le salut passe désormais par le corps putrescible dont la résurrection est affirmée. « L’assujetti, le réduit et le fini caractérisent dorénavant le lieu, le monde de la vie des hommes. Là où tout se jouait entre l'homme et le cosmos, un homme dont les sens captaient les signes, où sa raison assurait leur validité et où sa parole tout comme son discours les ordonnaient, tout va dès lors se résorber et se fonder, dans la genèse biblique, sur la médiation et la révélation »</span></span></span><a name="_ftnref2"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. La déchirure du penser vient de l’impossibilité pour l’homme de connaître l’origine et l’infini. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’incarnation du Logos dans un corps individuel constitue une focalisation sur l’individuel, préfigure l’avènement de l’intériorité chez Augustin et l’élaboration conceptuelle de la notion de personne à l’époque médiévale, mais elle annonce aussi la subjectivité cartésienne, subjectivité objectivante constitutive des sciences du XVII<sup>e</sup> et de l’ordre technique. Cette inaccessibilité du transcendant ouvrira aussi, d’après Michel Blay, la voie au nihilisme, car l’explication des origines, de la vie et de la vérité ne peut être qu’objet de croyance, et partant, de non-croyance.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Enfin, survient le moment où le Logos s’efface, effacement que l’auteur propose de situer dans la pensée de Giordano Bruno et en particulier dans les documents de son procès</span></span></span><a name="_ftnref3"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">. Bruno soutient l’infinité du monde et distingue différents infinis, dont deux peuvent être qualifiés d’infinis mathématiques (infinité de grandeur de l’univers et infinité de la multitude des mondes) et deux autres d’infinis selon la présence (Bruno distingue une providence universelle en vertu de laquelle tout vit, qui est présente partout, semblablement à l'âme dans le corps et Dieu qui est « en tout et au-dessus de tout, non pas comme partie, non pas comme âme, mais d’une manière inexplicable. »</span></span></span><a name="_ftnref4"><sup><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></sup></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">). Les êtres et les choses sont dans une infinité immanente selon le nombre et la grandeur (le monde), mais ils existent aussi dans une infinité immanente selon la présence. L’infini divin étant immanent au monde, le Christ, qui assure l’unification des natures céleste et terrestre, devient inutile. Avec Bruno prend fin le monde clos du Logos johannique, et le monde nouveau, infini, n’a plus besoin de médiateur. C’est ainsi que Galilée peut se présenter, quelques années plus tard, comme « le messager des étoiles » dans le<i> Sidereus nuncius, </i>ouvrage qui marque le triomphe de l’infini mathématique. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">L’Ego</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">C’est ainsi qu’advient l’Ego, qui occupe le deuxième chapitre de l’ouvrage. Michel Blay montre que la perte de l’ouverture à la totalité est étroitement liée à la distinction cartésienne entre infini et indéfini, distinction qui annonce le règne de la subjectivité objectivante sur une nature mécanisée. Cette distinction est au cœur de l’argumentation cartésienne concernant l’existence de Dieu (que Michel Blay prend soin de ne pas appeler démonstration). En effet, son existence est établie en s’appuyant sur le moi, qui se connaît fini : l’idée d’infini ainsi élaborée permet de prouver que Dieu existe car elle se présente analytiquement comme le propre d’un être transcendant qui surplombe l’indéfini du monde. Cette dichotomie de l’infini et de l’indéfini équivaut à une fermeture à la totalité, notre espace de vie relevant de l’indéfini. L’idée de nature s’est radicalement transformée et se prête désormais à une explicitation mathématique, comme le montre le discrédit jeté sur les fameuses qualités secondes, qu’on peut lire chez Galilée, Descartes et Locke. Dans la continuité de ses précédents travaux, Michel Blay nous rappelle que les lois, les théories, les expériences scientifiques ne viennent pas expliquer une nature qui serait toujours identique à elle-même et se prêterait à diverses approches scientifiques. La démarche scientifique a toujours affaire à une idée de nature historiquement construite et qui est première, qui ne découle donc pas de l’approche scientifique qui en est faite mais la conditionne. Ainsi au XVII<sup>e</sup> siècle, les artifices des Anciens, les procédés techniques, deviennent la nature, celle-ci étant conçue, notamment par Galilée, comme un ensemble de mécanismes et de problèmes techniques à résoudre. La <i>res extensa</i>cartésienne est ce qui vient supporter ontologiquement le mécanisme, donnant ainsi naissance à une nature mécanico-géométrique. Et c’est ainsi qu’on peut comprendre que Descartes ait besoin d’une « fable » pour présenter sa physique dans <i>Le Monde</i>. Cette fable rejoint le fameux « comme » du<i>Discours de la méthode,</i> où l'homme est dit être «<i> comme</i> maître et possesseur de la nature ». Descartes paraît conscient de l’écart qui subsiste entre le monde réel et le monde saisi par la subjectivité objectivante, celui mécanico-géométrique de la <i>res extensa, </i>de l’étendue indéfinie. Tout le problème, c’est que pour celui qui ignore Dieu, le monde devient un néant d’être, car l’étant se dissout dans l’objet et le monde dans son ensemble se chosifie, la pensée sombrant pour sa part dans le nihilisme. </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Une déchirure vers l’exister ?</span></span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Fort heureusement, le troisième et dernier chapitre esquisse une alternative, en montrant qu’il est encore possible de penser hors de la pensée technicienne et de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». Il serait vain d’espérer renouer avec le Logos héraclitéen, car cette pensée est à proprement parler trop ancienne pour qu’on puisse la faire nôtre aujourd’hui. C’est par un retour à Giordano Bruno et à l’infini selon la présence, qui est une transcendance dans l’immanence, que l’on peut peut-être introduire une faille dans le monde clos de la subjectivité objectivante, une déchirure salvatrice vers l’exister et l’ouverture à la totalité. Le Christ et le mystère de l’incarnation ne sont plus nécessaires pour s’ouvrir à l’infini, puisque l’infini est là, immanent au monde et à l’exister. C’est le poète qui sera désormais le médiateur entre l’homme et l’infini, et en particulier André Frénaud, qui explique dans sa « Note sur l’expérience poétique », publiée dans <i>Il n’y a pas de paradis, </i>que la poésie ne peut se résumer à exprimer des émotions, des sentiments, aussi bien formulés soient-ils. Elle consiste plutôt à rendre compte d’une expérience de l'être pour laquelle André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitation ». L’infini-là déchire le monde clos de l’indéfini et laisse surgir la possibilité d’une ouverture vers l’exister, ouverture dont la poésie s’efforce de témoigner, comme on peut le lire dans le poème intitulé <i>« </i>Sans avancer<i> » :</i></span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">« L’être patiemment se meut à travers tout.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Il éveille il s’ignore il est caché</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">De l’une à l’autre forme il ne passe pas,</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">hors quand se défont assez toutes mes prises</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">pour que remonte et sourde soudain</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">au travers du silence un éclat</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’en garde-t-elle ma parole transformée ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Qu’en reste-t-il dans ma vie qui a repris ?</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La faveur n’était pas durable</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le passage s’est obstrué ».</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Le livre s’achève donc sur une lueur d’espoir : l’homme n'est pas condamné au nihilisme, car, comme Michel Blay n’a de cesse de le répéter par ailleurs et pour d’autres raisons, il ne faut pas confondre science et connaissance. La science suppose la démonstration, et celle-ci ne se réduit pas à de l’argumentation. Toute connaissance n'est donc pas scientifique et la science n’a pas l’exclusivité de la connaissance. On pourrait sans doute ajouter que toute pensée n'est pas connaissance et c’est peut-être ainsi qu’on peut comprendre le désir sans cesse répété de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité ». </span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">La déchirure du penser</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> constitue une stimulante réflexion sur l’histoire des sciences et sur la subtile dialectique qui la lie à celle de la pensée chrétienne. Pour revenir un moment sur le titre de l’ouvrage, il convient de préciser qu’il y a, non pas une, mais deux déchirures du penser. Une déchirure est un dommage qui vient altérer la constitution originelle d’un matériau, la plupart du temps un tissu ou un papier. Elle met à mal et détruit parfois irrémédiablement ce qui se trouve ainsi déchiré. C’est <i>le penser</i>humain qui a été abîmé, l’acte même de penser, et non la faculté ou le résultat (<i>la pensée</i>) et cette déchirure apparaît dans la distinction des deux infinis et le rejet de l’infini dit métaphysique. Elle est une scission de la rationalité humaine amenant à disqualifier les questionnements qui échappent à la raison calculante et à l’explicitation mathématique. Ainsi l’énigme de l’exister, de l’origine du monde ou de son infinité sont rejetées aux rangs de questions vaines, condamnées à l’antinomie, qui sont irrationnelles parce qu’elles échappent à la raison calculante et à son efficacité. Mais une seconde déchirure existe et elle est, elle, salvatrice, elle met à mal le monde clos et indéfini de la <i>res extensa </i>construit par la subjectivité objectivante, monde dans lequel tout risque de sombrer dans la chosification. La première déchirure était une rupture, elle marquait le divorce de l'homme et du monde, de l'homme avec lui-même, avec le mystère de son exister. La seconde déchirure est une ouverture, un frémissement de l'être dont seul le poète peut être le témoin, incertain. Reste à savoir si le fait de « s’ouvrir, dans le questionnement, à la totalité » échappe au mysticisme autant que l’auteur l’affirme, sans toujours réussir à le manifester. Cette formule scande l’ouvrage et prend parfois des allures incantatoires. Il se peut que cette remarque soit un appel de la raison calculante et résulte du même ordre d’incompréhension que celle suscitée par la pensée héraclitéenne. Mais il n’empêche que ce n'est pas un hasard si André Frénaud utilise à plusieurs reprises le terme de « visitat<span style="background:white">ion » pour désigner l’événement dont la poésie est le témoignage et si nous sommes tentés, à notre tour, de convoquer l’image du salut pour désigner l’optimisme final qui clôt l’ouvrage. </span></span></span></span></span></span></p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p align="right" style="margin-bottom:.0001pt; text-align:right; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">Christina Stoianovici</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<div style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt">
<hr align="left" size="1" width="33%" /></div>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn1"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[1]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> La déchirure du penser. Essai sur l’effacement du Logos,</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Michel Blay, édition Les Belles Lettres, 2020, p.28.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn2"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[2]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ibid. </span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">p.32.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn3"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[3]</span></span></span></a><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Giordano Bruno, <i>Documents I. Le Procès,</i> Paris, Les Belles Lettres, 2000.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><a name="_ftn4"><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">[4]</span></span></span></a><i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black"> Ibid.</span></span></span></i><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><span style="color:black">, p.66.</span></span></span></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.0001pt; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>Descombes, Les Embarras de l’identité, Gallimard 2013, lu par Miguel Karnurn:md5:ee524eb8a8e2f5d321b596fd166fb0e92020-08-04T06:30:00+02:002020-08-04T18:28:45+02:00Karim OukaciPhilosophie généraleCommunautéDifférenceIdentité<p style="margin-top:.1pt; margin-right:3.6pt; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Vincent Descombes, <i>Les Embarras de l’identité</i>, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2013 (314 pages).</span></span></b></span></span></p>
<p style="margin-bottom:.1pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.descmbs_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />L’ouvrage progresse en quatre chapitres. Les deux premiers fixent les règles linguistiques et logiques préalables à l’usage correct mais nécessaire du vocabulaire de l’identité. Le troisième interroge la réalité de l’identité au sens subjectif. Le quatrième enfin examine les problèmes que posent les identités collectives.</span></span></span></span></p> <p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Vincent DESCOMBES relate comment il a saisi la richesse de l’emploi actuel du terme « identité » et ses écarts avec le sens académique, en lisant un guide de tourisme vantant le quartier San Lorenzo comme « un des quartiers populaires de Rome ayant le mieux conservé son identité » (p. 13). Qu’est-ce que cette qualité originale et distinctive, que l’on peut garder ou perdre, qui peut qualifier le caractère (objectif) d’un quartier mais aussi l’attachement (subjectif et affectif) de ses habitants ? Comment ce qui désigne le fait (ou le jugement) qu’il n’y a qu’un seul et même être, en vient à désigner pour une « chose » individuelle ou collective (de manière problématique) la vertu d’être elle-même ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le Chapitre Premier (« Apprendre à parler l’idiome identitaire ») présente les articulations de la notion d’identité. Il distingue l’identité au sens logique élémentaire de l’identique ; puis au sens de la psychologie morale (l’identité : parler de la même personne) et sociale (l’identitaire : parler d’un même groupe, auquel on s’identifie).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">On découvre rapidement « une énigme lexicale », puis une série de difficultés propres à l’acte de « déclarer son identité », dans le paradigme premier de la présentation de soi selon la double question : « Qui suis-je ? » et « Qui sommes-nous ? ». Car, manifestement, le sens élémentaire de l‘identité (au sens de l’identique entre choses qui sont pareilles) ne peut rendre compte du registre récent des identités, de l’usage moral et psycho-social. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? </span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le « langage de l’identitaire » s’est imposé lorsque, aux États-Unis, les sciences sociales y ont étudié les rapports très spécifiques entre individus et société (enquêtes de l’historien Philip Gleason sur l’ « American identity ») ; puis la crise générationnelle (travaux du psychanalyste Erik Erikson sur le stade de la crise de l’adolescence comme celui de la formation de l’identité).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">En sorte que les sciences sociales ont fini par prendre le mot identité en deux sens opposés : - l’exercice d’un rôle ou d’un personnage (cf la persona latine) que, selon l’interactionnisme, l’individu doit savoir jouer comme tel et faire varier sur la scène sociale ; - la difficulté de l’adolescent à se construire une et unique identité permettant de se définir dans sa relation avec le groupe social.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">D’où une série de confusions. Le mot a été introduit sans avoir été défini ; ensuite la notion a été tirée dans des directions opposées, entraînant de l’incohérence dans les débats. Et il faut distinguer deux registres de l’identité : l’usage réifiant des militants politiques (réclamant des droits et les revendications d’un groupe qu’on suppose exister réellement), et celui des chercheurs qui s’ingénient à en déconstruire la pertinence (p. 37, 52). Comment concilier ces deux attitudes naïves ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""> La critique du « parler identitaire » épingle le courant critique des sciences sociales qui réduit l’identitaire (la réalité socio-historique d’un groupe, permettant de le mobiliser autour de sentiments de solidarité et d’appartenance) à la construction sociale d’une idée (ou représentation), assimilée à une fiction. Et l’incohérence du « constructivisme mou » (selon Roger Brubaker et Frederick Cooper), qui, contraint d’admettre les identités, les dissout dans le fait qu’elles sont multiples, variables, contingentes, composites, renégociées…, donc inconsistantes. D’où l’efficace mise en évidence des contradictions insurmontables de l’idéologie de l’identité plurielle (p. 45), qui porte la menace que le soi devienne étranger et étranger à soi (p. 50-51). Pour Descombes on ne peut pas renoncer au concept d’identité sous prétexte d’historicité et de diversité anthropologique, ce qui conduirait à éliminer le langage de l’identitaire mais aussi celui de l’identique.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le problème du langage est ainsi devenu un problème philosophique : « Que le langage me fasse dire ce que je ne veux pas dire, ou qu’il m’empêche de dire ce que je voulais dire, c’est là une difficulté proprement philosophique » (p. 55), avec ses effets pervers. On retrouve les « réfutations sophistiques » d’Aristote : « cette forme d’autoréfutation par laquelle on se précipite de soi-même dans le piège d’un sophiste ». Pour résoudre ces apories de l’identité, il faut repartir de l’usage élémentaire puis d’une compréhension de l’identité morale. </span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le Chapitre II : « à quoi sert le concept d’identité ? » répond à deux objections contre l’application de la notion de l’identique dans ce monde :</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">1) Physique ou ontologique : les choses sont mouvantes, tout change et se transforme (thème héraclitéen, qui inspire l’argument de la croissance). 2) La forme logique a=b, comme relation et signe d’identité pose deux difficultés : comment une chose a peut-elle être identique à une autre chose b ? Et comment peut-elle être identique à elle-même ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La première ne concerne pas l’identité mais la notion d’organisme vivant ou d’une personne humaine, avec pour enjeu le principe d’individuation. Comment un être peut-il demeurer lui-même et pourtant changer dans ses mesures numériques (masse, grandeur) ou ses composants (ses cellules ou ses parties) ? (p. 71). Là est le sophisme et l’erreur du matérialiste (qui rend impossible de concevoir des individus historiques) : « changer dans sa composition » (matérielle) ne signifie pas « se changer en une autre chose ». De même un fleuve contient des eaux (par nature diverses) s’écoulant dans le même lit et la même direction (sa « forme » qui enserre le flux matériel). Et le vaisseau de Thésée (dont les Athéniens remplacent au fur et à mesure les différentes pièces) ne reste pas le même selon sa matière, mais selon sa « forme ».</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Pour la deuxième objection, l’auteur puise dans la philosophie analytique, depuis Frege et le Wittgenstein du Tractacus, la critique logique de la conception relationnelle de l’identité, en liaison avec la question du nom propre (p. 73 sq.).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Il s’agit de fixer les règles du critère d’identité, tel qu’il permette de parler d’un même être selon un « principe, de dépendance sortale » (rester le même selon son type) et de l’individuer dans son espèce (Callias dénomme un homme, pas une collection de cellules dont la qualité changerait à chaque variation de ses éléments). Ou d’autoriser l’identité se rapportant au sujet (et non pas côté prédicat, ce qui se heurte aux apories logiques de l’identique « dans la différence ») comme l’enchaînement des propositions narratives dans un récit biographique : quand le nom propre ou le pronom se réfère au même individu (Cicéron est le même homme que Tullius). Enfin, la clé est fournie par ce que l’auteur nomme la règle de [Peter] Geach (dans Mental Acts) : quand on cherche si l’objet a est le même que l’objet b, la règle consiste à demander : « le même quoi ? ». Faute d’un tel terme général individuatif je ne sais pas à quoi j’ai donné un nom propre.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Mais qu’en est-il de l’identitaire, comme identité éprouvée ou conçue comme propre à un sujet, à la première personne, du singulier ou du pluriel ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La chapitre III : « l’identité au sens subjectif », chemine du sens littéral au sens figuré de l’identité. Un sujet s’identifie en disant ce qu’il est « pour nous » (identité littérale ou objective, selon l’état civil, répondant à la question « qui est-ce ? »), mais aussi « pour lui-même » (l’identité d’un soi ou d’un self, sujet et objet d’une conscience d’être identique à soi : « Qui suis-je ? »). Cette question a donné lieu à <b>deux philosophies de la subjectivité et de subjectif</b>, comme ce qui existe : 1) Dans l’intériorité mentale ; 2) ou dans l’expressivité personnelle.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Après avoir retracé la position de la psychologie réflexive classique, sa mise en cause par de Locke, puis l’impossibilité d’établir un critère d’identité pour attester de la permanence d’un même soi (Wittgenstein), V. Descombes examine la philosophie d’un sujet qui cherche à devenir et à faire ce qu’il est pour trouver pleine satisfaction de soi en tant qu’individu particulier. C’est Hegel qui promeut cet Homme manifestant la volonté d’être soi : « Il ne peut être satisfait de lui-même que s’il peut s’attribuer à lui-même, à son propre choix, la responsabilité de ce qu’il est » (p. 118). On passe alors à une conception du sujet centrée sur l’<b>expression</b> : « Est subjectif ce qui venant d’un particulier, dit quelque chose de ce sujet particulier parce que cela l’exprime » (p. 118) ; comme si par son acte et par sa décision, il parlait à la première personne, puisque personne ne peut décider à sa place. Mais en quel sens ? Si l’identité littérale (son état civil) échappe à la libre décision de l’individu, il n’en va pas de même pour son identité narrative, la version de sa vie passée, et plus encore de son avenir.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Être ou ne pas être soi-même (p. 120). Vincent Descombes résume lui-même ses résultats en fin de ce chapitre III. Il était tentant de chercher ce sens pratique de l’identité pour soi dans une théorie existentielle du « choix radical » qui rend le sujet entièrement responsable de ses attributs. Mais cette solutions s‘avère une impasse, par son indétermination même. Suite à l’Esthétique de Hegel, dans l’ample perspective du roman d’apprentissage (Bildungsroman), la belle analyse de Hamlet décrit la crise d’identité comme crise d’indécision, en montrant que l’interpellation « Être ou ne pas être… », ne pose aucune question, car il lui manque un attribut : être ou ne pas être quoi ? Aucun adjectif déterminé ne remplit les points de suspension, et la question reste indéfinie, alors que les seules questions pratiques sont les questions finies : faire quoi, positivement, ici et maintenant, en disposant de quelles possibilités ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Parallèlement, sur le modèle des analyses de Charles Taylor transposant les apports de l’histoire économique (Karl Polanyi) devenir un individu normatif au sens moderne semble poser un individu « désimbriqué » (disembedded) par rapport au reste de la société, donc désocialisé. Mais la lecture de Pascal (p. 150 sq.) depuis le « Discours sur la Condition des Grands » jusqu’aux Pensées (« Qu’est-ce que le moi ? »), montre que la définition de l’homme comme individu désocialisé est en fait seconde : les modernes se définissent aussi d‘abord, comme tous les êtres humains, comme des êtres sociaux, et à partir de cette position originaire, ils doivent se construire eux-mêmes comme déconstruits. Mais qu’y a-t-il d’estimable dans ce qui fait mon individualité « sans qualité » (sociales) ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Seul un agent individué et situé peut exercer un pouvoir des possibles (celui qui est arrivé à tel carrefour où il a le choix entre tels chemins). Le sujet supposé d’un choix radical est en réalité un « individu vague », incapable de poser des questions finies par rapport à des fins, un agent indéterminé dépourvu de raisons déterminantes lui permettant de définir une décision comme l’expression de lui-même. On privilégiera alors le choix délibéré, pour ses propres raisons, qui a accepté son individuation, définie par des origines et des conditions humaines.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’auteur termine par la notion d’identité ou d’individualité expressive sur le modèle de celle de l’artiste qui s’aime lui-même dans son œuvre, comme l’avait déjà remarqué Aristote (Éthique Nicomaque, IX) (p. 169). La métaphysique négative du jansénisme de Pascal lui faisait dire : si vous m’aimez pour mes qualités extérieures ou celles de mes actes, vous ne m‘aimez pas, moi. La thèse de l’expression justifie que l’artiste dise au contraire : si vous n’aimez pas mon œuvre dans les qualités qui expriment l’actualisation de ce que je suis en puissance, vous ne m’aimez pas, moi, parce que mon œuvre fait partie de moi (p. 171).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le chapitre IV (« les identités collectives ») reprend la question « Qui sommes-nous ? » qui anime les débats contemporains (sur l’identité nationale ou l’identité européenne : histoire commune, valeur commune, identité politique délimitée ?).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Beaucoup nient que les groupes humains aient une réelle existence sociale et historique. Dire « la France a beaucoup changé » rend-il impossible de dire « la France » pour énoncer quelque chose qui n’aurait pas changé ? Si on conteste la validité même d’une identité collective comme illusion réifiante et mystifiante, si dire et penser « le même pays » n’a plus de sens, alors il ne reste plus d’objet au sociologue ou à l’historien, ni au discours politique qui se référerait à un « nous » préalable. Or le nominaliste inconséquent qui n’accorde de réalité qu’aux individus et non aux groupes (en tant que groupes), comme le sociologue ne jurant que par « l’identité changeante », méconnaît l’existence d’une identité diachronique essentielle (Popper) (p. 180-182).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Qu’est-ce qui peut individuer et distinguer des entités collectives qui comprennent plus qu’une collection d’individus, mais auxquelles ces individus peuvent s’identifier ? L’auteur reprend les origines spéculatives de nos conceptions juridiques et politiques des corps collectifs et de leur représentation. Il examine « l’analogie d’une personne et d’un peuple » (ses sentiments, sa conscience de soi…), qui rend possible une « volonté d’être soi » (p. 195) ? Il suit avec Kantorowicz la formation de la doctrine de la « personne morale » et de la permanence des collectivités organisées (p. 196 sq.) comme totalité permanente dotée d’une existence future et pouvant agir au travers du temps. Quand une Ville ou une Université contracte un emprunt (cas emprunté à Yann Thomas), des prêteurs physiques entrent en relation avec le sujet d’une relation juridique, effectuant un acte qui engage l’avenir (une institution et non la pluralité ou l’association de ses particuliers). Il faut distinguer les individus naturels, la personne institutionnelle, et ceux qui en assurent la représentation. Il faut bien que la totalité sociale possède une identité propre en dehors de l’individu. Mais quelle est la valeur sémantique de son nom propre ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Qu’est-ce alors qu’une <b>Cité</b> (p. 203) ? Quelle peut-être cette « forme » qui ne change pas ? Ce qui, selon Aristote, fait son unité morale et politique comme tout indépendant, sa « forme de composition », l’esprit de sa politeia ou sa « disposition ». Qu’est-ce qu’une <b>nation</b> ? (p. 207 sq.). Descombes renouvelle nos références en citant « La nation » de Marcel Mauss et sa méthode comparative : dire quel est le caractère sociologique de ce type de société et ce qui la distingue des autres. - Il s’agit d’une société à fort degré d’intégration, dotée d’un pouvoir central, d’une unité morale et culturelle, où la population adhère consciemment à l’État comme à ses lois, met en œuvre le désir de se gouverner elle-même mais à l’intérieur d’une définition politique de son unité.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Par opposition au communautarisme ou « communalisme » (selon R. Dumont, Homo hierarchicus), où l’unité du groupe se fonde sur la religion plutôt que sur l’adhésion des citoyens aux institutions politiques, et où chacun donne « à sa communauté [religieuse] l’allégeance qui doit aller normalement à la nation », dans l’État-nation moderne, la sphère politique n’est pas englobée dans la religion du groupe, mais la valeur de l’idée normative d’individu (la « religion de l’individu ») permet l’autonomie et les valeurs propres du politique. Ceci implique la laïcité (il ne peut y avoir de religion d’État), et la réunion des particuliers dans un individu politique, incompatible avec la religion de type ancien (p. 210-213).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Concernant le devenir des nations, de rang intermédiaire entre les ordres anciens et la perspective d’une société plus vaste, les références précédentes tendent à faire voir les nations comme organismes (d’un animal), qui ne peuvent fusionner entre eux sans perdre leur personnalité. L’individualisme des citoyens a trouvé son expression dans l’État et s’identifie à la particularité de son territoire limité : il y a un particularisme inhérent à la communauté politique qui entend se gouverner elle-même (p. 214-217).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’analyse linguistique de « nous » (et de « moi »), le rappel de la conception moderne de la souveraineté et de la volonté générale aboutit à en étoffer la compréhension, notamment avec Rousseau. Allant plus loin que l’appareil conceptuel du jusnaturalisme, montrant le rôle des institutions nationales, la fonction centrale de l’éducation civique et l’importance, pour un Peuple, de « l’esprit de son institution » (à savoir « des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion »), le Contrat Social signe la formation d’une véritable « identité collective », dotée d’une substance sociologique (et anthropologique : la succession des générations) qui produit une sensibilité à toute agression contre le corps collectif, et une solidarité par laquelle chaque citoyen dilate son « moi » aux dimensions d’un « nous ». Pour Aristote aussi, la politeia ne comprenait pas seulement les lois constitutionnelles mais l’ensemble des lois collectives (p. 224-229).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La réflexion aborde alors deux enjeux contemporains (p. 231 sq.).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">1) Dans le débats sur le « <b>droit à la différence</b> », plusieurs idiomes se télescopent : celui de l’émancipation humaine, et celui de la « reconnaissance de l’autre dans ce qui le rend autre ». Or, la reconnaissance d’une valeur et non d’un fait peut se faire de manière équistatutaire (on tient la différence de l’autre pour égale, donc sans valeur normative), ou, nécessairement, de manière hiérarchique (on assigne un statut ou un rang inférieur ou supérieur à une particularité, en donnant à l’autre une autre valeur qu’à soi). Mais il va y avoir contradiction logique et politique à demander simultanément d’être reconnu comme égal et « en tant qu’autre ». D’un côté, on reconnaît l’autre comme un semblable. De l’autre, quelle place accorder à une minorité : majeure ou mineure ? C’est la contradiction d’une politique de la diversité (identity politics) qui instaure une hiérarchie au nom de l’égalité des citoyens. Mêmes contradictions logiques chez celui qui dit « nous » en s’adressant à « vous », sans cohérence possible.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">2) Une démocratie multiculturelleest-elle possible ? Le <b>multiculturalisme</b> concerne un appel à transmettre et reproduire une manière globale de faire et de penser : mais laquelle parmi plusieurs (au moins deux) ? Comment un individu peut-il composer les affirmations : « Je suis un A », « Je suis un B » et « Je suis un AB » (voire « Nous sommes les AB ») ? De manière équivalente ou hiérarchique ? Avec quel groupe englobant et quel groupe englobé ? La solution de « l’identification structurale » consiste à opposer distinctivement le groupe B et le groupe non-B au sein des A ; avec sa traduction pratique : faire primer la politique extérieure sur la politique intérieure.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Toute société humaine, en tant qu’elle se fait une représentation d’elle-même, doit se donner la possibilité d’un « nous » (p. 242) : il lui faut donc se représenter comme étant à la fois fermée et ouverte, définie par elle-même et rapportée au monde extérieur. Il lui faut faire la différence entre citoyen et non-citoyen. Mais comment peut-on fonder un statut, inaugurer une tradition, comment la volonté même collective peut-elle instaurer une coutume ? Il faut humaniser notre conception de la scène inaugurale de la fondation du politique. D’où la distinction (reprise de C. Castoriadis) entre « pouvoir constituant » (pouvoir de faire ou de refaire la constitution) et « pouvoir instituant » (qui produit et reproduit l’ensemble des institutions qui en sont les conditions préalables propres à une société).</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">S’il est possible de réunir une assemblée qui délibère, c’est qu’il y a une déjà une société instituée, une légitimité qui précède tout exercice proprement politique d’une autorité publique : « pouvoir implicite » ou pouvoir premier dont tous les autres procèdent, « pouvoir instituant » qui précède toute constitution. Or, dans une société historique, tous participent à la famille, à la langue, aux mœurs, aux usages innombrables qui constituent la culture : c’est la « coutume » des classiques, habitude et seconde nature, au sein de laquelle par conséquent est possible la puissance expressive de l’individu. La société contractuelle s’inscrit dans une société historique dont la participation requiert des facultés d’invention et de conception autant que de réception et de répétition.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La conclusion (« Envoi », p. 248-254)) fixe les grandes lignes du parcours : pour que la notion d’identité collective soit légitime et nécessaire, il faut pouvoir attribuer à un groupe une identité diachronique et une conscience de soi. Il faut qu’il y ait un « nous » collectif représentant une communauté historique Ceci relève-t-il de l’imaginaire ? Mais s’il y a un imaginaire irréel et mystifiant, il y a par contre un imaginaire actuel qui active une figuration des choses au sens du pouvoir instituant. L’identité collective n’est pas sans réalité, parce qu’une société est définie par l’instauration et la transmission d’institutions entre les générations qui ont été éduquées et préparées à le faire.</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Pour les Lumières, le droit du sujet signifiait le droit et le devoir de s’émanciper. L’homme d’aujourd’hui le complète et l’interprète comme un droit à définir lui-même son identité, en y incluant des liens sociaux et humains dont la substance ne doit rien au contrat social abstrait. Le fait, pour des individus se demandant de quelle histoire ils sont l’œuvre, d’élargir les contours de leur moi de manière à y inclure un « nous, représente une manière de se rétablir dans leur condition humaine. « L’individu se définit en déclarant ce qui à ses yeux fait partie de son identité. Mais ce qui fait partie de son identité, c’est cela même dont lui-même fait partie ».</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Sans doute, les méthodes linguistiques et logiques, somme toute formelles, dont Vincent Descombes a tiré le meilleur parti, dans un travail de clarification et d’élucidation hors pair, ne permettent guère d’aller plus loin. On peut regretter que l’analyse anthropologique et sociologique ne soit pas encore plus substantielle, par exemple au travers de la notion de « symbolique » (telle qu’elle peut être empruntée à E. Cassirer). Est-on bien sûr qu’on puisse clarifier et réduire à des idées parfaitement rationnelles et définies ce lien rémanent qui fait notre identité socio-culturelle ? L’identité des peuples et des nations aux prises avec leurs contradicteurs n’est-elle qu’une affaire d’imaginaire instituant mis en acte, d’éducation et d’opinion ? La lutte, et les logiques stratégiques, entre des désirs de puissance opposés (Spinoza) n’y est-elle pour rien ? Le conflit pour la légitimité n’est-il pas des plus âpres, et n’engage-t-il pas des contenus et des intérêts vitaux, à l’image de ce qui anime le renversement des valeurs diagnostiqué par Nietzsche ? Enfin, peut-on totalement éviter l’enquête, et donc la polémique, sur les valeurs ou la cohérence des principes, dans leur fond, entre lesquels se partagent les différentes identifications culturelles, et qui peuvent représenter des options opposées en faveur de telle ou de telle identité collective particulière ?</span></span></span></span></p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"> </p>
<p style="margin-top:.1pt; margin-right:0cm; margin-bottom:.1pt; margin-left:0cm; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Miguel Karm</span></span></b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">, avec Marion Chavaren, professeurs de Philosophie à Versailles (12/12/2013).</span></span></span></span></p>Étienne Helmer, Ici et là. Une philosophie des lieux, Verdier 2019. Lu par Matthieu Guyoturn:md5:b87e0ed10f0c5fe24b4734d9dfd1f1102019-11-18T06:00:00+01:002020-07-13T10:57:38+02:00Baptiste KlockenbringPhilosophie généraleespaceHelmericilieuxlà<p style="margin:0cm 0cm 10pt"><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><b><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Étienne Helmer, <i>Ici et là. Une philosophie des lieux</i>, Lagrasse, Verdier, 2019 (140 pages)<strong>, l<span style="font-family:"Lucida Grande"">u par Matthieu Guyot.</span></strong></span></span></b></span></span></p>
<p style="text-align: justify;"><span style="font-size:11pt"><span style="font-family:Calibri"><span style="font-size:14.0pt"><span style="font-family:"Book Antiqua""><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.ici_et_la-652x1024-168x264_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" /></span></span></span></span><span style="font-size:12pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Depuis une dizaine d’années, Étienne Helmer, professeur de philosophie à l’Université de Porto Rico (États-Unis), développe une œuvre novatrice, qui ménage une grande place à la philosophie grecque mais avec le constant souci d’y faire entendre des pensées qui éclairent nos propres interrogations, en particulier sur les questions politiques, économiques et sociales.</span></span></span></span></p> <p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Après un premier ouvrage, issu de sa thèse et consacré à l’économie chez Platon (<i>La part du bronze</i>), il s’est par exemple penché sur le statut des exclus dans la philosophie ancienne (<i>Le dernier des hommes. Figures du mendiant dans la Grèce ancienne</i>) ou sur l’éthique de la frugalité chez Épicure et Diogène le Cynique. On lui doit également un court essai sur la photographie (<i>Parler la photographie</i>), qui n’est pas sans rapports avec les précédents (puisqu’il y analysait notamment les ressorts du « pouvoir subversif et plus généralement politique » de la photographie) ni avec celui que l’on présente ici, tant est étroit le lien entre la photographie d’art et « l’esprit d’un lieu » qui se dégage si fortement de certaines photos.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Dans ce nouvel ouvrage, c’est en effet sur le thème du lieu qu’Étienne Helmer entend porter la lumière de la philosophie.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Celle-ci, note d’abord l’auteur, arrive sur les lieux, si l’on peut dire, un peu en retard par rapport à d’autres disciplines (sociologie, anthropologie…) qui s’y sont déjà largement intéressées depuis les années 50. La philosophie a en effet globalement délaissé le lieu, sans doute parce que, vouée à la recherche de l’universel, elle se consacre à l’être-là, à l’être-au-monde ou à l’être en général, mais non à l’être-ici, et à la dimension particulière que celui-ci enveloppe. Pourtant, si cet « ici » est par nature variable et particulier, il n’en reste pas moins que nous sommes tous ici ou là, dans un lieu donné, et que le lieu constitue donc lui-même une dimension de notre être-au-monde, irréductible par ailleurs à l’espace du fait même de sa particularisation.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’auteur se propose donc dans cet ouvrage de « cerner les traits fondamentaux » du lieu et de « comprendre en quoi il renvoie à une dimension fondamentale de notre être-au-monde » (p. 14).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Dans le premier chapitre (« Le lieu identitaire »), qui mobilise notamment Hippocrate, Platon, Aristote et Heidegger, Étienne Helmer met d’abord en lumière ce qu’il appelle la « logique identitaire » du lieu, logique sous laquelle la philosophie l’a appréhendé dans ses rares analyses consacrées à cette notion, à savoir comme un espace doté d’une identité unique. Cette identité, définie à partir de ses limites spatiales et par « l’esprit du lieu » spécifique qui est censé le singulariser, marque de son empreinte le corps et l’esprit de ceux qui y habitent, lesquels auront aussi contribué à forger, par leurs pratiques, l’identité spécifique du lieu (ce que l’auteur désigne comme « co-participation »).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Dans le second chapitre (« “Faire lieu” : événement et utopie »), l’auteur montre que cette logique identitaire ne suffit pas à penser le lieu. À s’en tenir à elle, en effet, on ne saisit pas le caractère pluriel et événementiel du lieu. Celui-ci est toujours au moins le cadre d’une infinité de micro-événements – comme il apparaît dans l’impossible <i>Tentative d’épuisement d’un lieu parisien </i>de G. Pérec –, quand ce n’est pas de grands événements, comme les lieux de catastrophes ou les grands lieux historiques. Il peut même constituer lui-même l’événement quand il devient le champ d’expérimentation d’un projet politique (ainsi la « ZAD » de Notre-Dame des Landes ou la place de la République, à Paris, investie par le mouvement « Nuit Debout »).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Mais le lieu habité, à l’échelle individuelle ou collective, est en fait toujours, montre l’auteur, l’objet d’une tentative plus ou moins poussée d’« utopisation », qui vise à incarner un idéal dans un ici réel qui est alors un bon lieu (<i>eu-topos</i>), pour qu’il ne demeure pas sans lieu (atopique). Certains philosophes, de fait, ont cru avoir trouvé le lieu du bonheur, ou du moins de leur bonheur : ainsi Rousseau sur l’île Saint-Pierre (« 5<sup>e</sup> Promenade »). Chez Platon, par contre, à qui l’auteur consacre de longues et riches analyses qu’on ne peut résumer ici, le bien et son opérateur, la philosophie, demeurent toujours à distance des lieux réels, au mieux dans une « proximité distante », en sorte que « quelque chose du lieu, pour [Platon], semble échouer à sa parfaite utopisation par la philosophie » (p. 85).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Pour Diogène le Cynique, à l’inverse, qui affirmait et illustrait en des actes fameux « l’usage de tout lieu pour tout », l’utopisation du lieu semble en droit totale, puisque tout lieu se prête à l’exercice de la liberté du sage et à son bonheur. Mais si Diogène peut faire coïncider utopie et lieu réel, exercer sa liberté n’importe où, n’est-ce pas – même si certains lieux, comme l’agora, se prêtent particulièrement à une démonstration de ses principes – au prix d’une indifférence totale au lieu dans sa particularité, d’un abandon total de toute dimension identitaire du lieu, qui dissipe finalement l’être ici « dans la généralité de l’être-là » (p. 94) ? Ces pensées et leurs limites conduisent donc à se demander « comment penser dans le lieu même l’articulation du local et de l’universel » idéal conçu par la raison (p. 114).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande""><v:shape alt="" id="_x0000_i1026" style="width:24pt; height:24pt" type="#_x0000_t75">Dans le troisième et dernier chapitre (« Du non-lieu au local comme universel »), l’auteur aborde, de manière préliminaire et pour finalement la retoquer dans sa littéralité, la notion de « non-lieu », qui désigne un lieu qui serait privé des caractéristiques précédemment dégagées. Partant des analyses de Marc Augé (<i>Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité</i>), qui dénonce sous la catégorie de « non-lieux » ces lieux de passage standardisés et « sans âme » (hôtels de chaînes, centre commerciaux, clubs de vacances…) apparus au XX<sup>e</sup> siècle, É. Helmer en marque la pertinence mais aussi les limites. Car tout uniformisées qu’elles soient, ces installations nouvelles n’en sont pas moins des lieux, et leur caractère « aseptisé » et impersonnel peut même être recherché pour lui-même. Il montre en outre que la catégorie cartographique apparentée de non-lieu (espace vide) reflète en fait surtout leur abandon par les pouvoirs politiques. Mais si tout lieu est vraiment lieu, comment chacun s’articule-t-il aux autres lieux et à l’ensemble du monde ? </v:shape></span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Partant de la notion foucaldienne d’hétérotopie, qu’il étend à l’ensemble des lieux, É. Helmer montre que le lieu est toujours occupé ou habité en relation avec d’autres lieux, hétérotopes, dans un réseau qui ouvre <i>in fine</i> sur le monde, et que, du point de vue « géopolitique », sur lequel il conclut, ces relations ont oscillé, historiquement, entre le cloisonnement des sociétés traditionnelles – qui reconnaissent l’altérité irréductible des différents groupes mais au prix d’un état de guerre permanent – et l’universalisme occidental qui prend son lieu pour le lieu du vrai et qui entend imposer ses valeurs à tous en demeurant aveugle au caractère local de son propre universel. Au-delà de ces deux écueils, É. Helmer en appelle finalement à un rapport au lieu qui délivre « toute sa puissance », qui est celle d’un « opérateur de construction de l’universel parce qu’il est par nature un principe de différence et de négociation des différences » (p. 129). Pour cela, il faut comprendre la nature plurielle et relationnelle de l’universel et que l’universel pensé ici où là « n’est pas <i>l’</i>universel et que ce dernier, loin d’être l’empire indistinct du même réside dans le rapport d’ouverture entre des lieux toujours autres » (p. 130).</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">On pourra sans doute discuter certains points (par exemple l’identification au concept de lieu de la notion platonicienne de <i>khôra</i>, qui désigne peut-être plus le principe unique des lieux que les lieux eux-mêmes dans leur particularité, ou l’affirmation paradoxale que Diogène ne procède pas vraiment, comme il peut sembler, à une neutralisation des lieux), mais ce livre ambitieux qui déploie de multiples problématiques en sollicitant de nombreux auteurs et de nombreuses disciplines (dont on aimerait peut-être que leur différenciation et leur articulation avec la philosophie soit davantage thématisée), aura assurément atteint son objectif : « dresser la carte [du lieu] et faire droit à son caractère philosophique fondamental » (p. 17). Il fait souhaiter, aussi, que l’auteur poursuive les réflexions engagées ici, par exemple par une approche typologique, seulement esquissée ici, des différents lieux (le « chez soi », le territoire politique, le lieu de travail, les lieux clos, les espaces de loisir, les lieux de passage, l’univers, même, comme il le suggère…) et une analyse des modes d’être-à ou d’être-dans (et au premier chef l’<i>habiter</i>) qu’ils impliquent, ainsi que des questions spécifiques qu’ils peuvent soulever.</span></span></span></span></p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"> </p>
<p style="text-align:justify; margin:0cm 0cm 0.0001pt"><span style="font-size:10pt"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:11.0pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Matthieu Guyot.</span></span></span></span></p>
<p style="margin:0cm 0cm 10pt"> </p>Jean-Michel Le Lannou, L’Excès du représentatif, Hermann 2015, lu par Jean Colraturn:md5:3e301614be69ae3dd52f05b9a502ede62019-07-03T06:00:00+02:002019-07-04T06:30:58+02:00Michel CardinPhilosophie généraleartdésir et infiniIdéalismereprésentation<p style="text-align: justify;"><strong><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.61sNCo6InCL_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Jean-Michel Le Lannou,<em> L’Excès du représentatif</em>, coll. « Philosophie », Hermann Éditeurs, octobre 2015 (98 pages). Lu par Jean Colrat.</strong></p>
<p style="text-align: justify;">L’ouvrage que Jean-Michel Le Lannou a publié en octobre 2015 est la meilleure introduction à la connaissance de son œuvre en même temps qu’une forme d’accomplissement d’un travail ambitieux.</p>
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<div id="ftn7"> </div>
</div> <p><img alt="L'excès du représentatif" height="181" id="bigpic" src="http://s3.editions-hermann.fr/1642-fiche_produit/l-exces-du-representatif.jpg" style="cursor: pointer;" title="L'excès du représentatif" width="181" />L’auteur s’impose désormais comme une pensée originale dans le champ de la philosophie française, comme avait su le reconnaître le colloque qui lui fut consacré en 2012 à l’ENS-Ulm<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>. Il s’agit de son cinquième ouvrage, toujours aux éditions Hermann, depuis <em>La Puissance sans fin </em>(2005), et déjà un sixième <em>opus </em>est à ajouter, paru il y a quelques jours. Cette voix semble avoir atteint son plan de fertilité, où elle se déploie maintenant en restant toujours au plus près de ce qui fait son souffle, aisément identifiable. Elle s’impose avec assurance, comme le montre ce <em>nous</em> par lequel elle s’exprime souvent, qui n’est pas seulement un<em> nous </em>d’auteur mais un <em>nous </em>plus vaste qui prétend valoir pour une époque.</p>
<p>Les premières lignes d’un article consacré à Bachelard et Bergson exprimaient de façon serrée l’intuition centrale de cet œuvre : « <em>Il y a en nous, et c'est la tâche de la philosophie que de le reconnaître, un désir qui ne s'arrête pas à la déficience que nous sommes. Surgissant, il fait paraître notre identité, de fait, ou supposée - être homme - comme restrictive. Que sommes-nous selon lui ? La limitation qu'il aspire à dépasser. À l'humain, en accueillant le désir de l'immensité, nous découvrons que nous ne nous réduisons pas. Qu'exprime cette aspiration ? L'espoir de déposer l'humain dorénavant éprouvé comme détermination, momentanée et surtout trop étroite. Que nous apprend cette exigence ? Que nous n'existerons véritablement que dans et par la fidélité à cela qui, en nous, tend au dépassement de toute restriction</em><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. » Nous sommes le lieu d’un désir infini qui tend à dépasser tout ce qui pourrait prétendre le contenir, y compris notre identité d’homme. <em>L’Excès du représentatif </em>reprend cette intuition centrale et fait de la représentation, toujours particulière et particularisante, la matrice de toute limitation. Ce titre doit donc s’entendre en un double sens, dont l’affirmation croisée trame l’ouvrage : le représentatif est excessivement dominant et contre cela, nous devons être capable d’excéder le monde de la représentation - et l’on pourrait certainement dire selon l’auteur : excéder le monde, <em>c’est-à-dire </em>la représentation. </p>
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<p><strong>Chapitre 1 : Représentation/désir</strong></p>
<p><em>L’Excès du représentatif </em>énonce dès l’ouverture cette thèse : « <em>En notre véritable désir nous aspirons à la puissance</em> » (p. 5). Rien de fini ne saurait satisfaire le désir humain, dont la vérité serait plutôt une essentielle insatisfaction : aussi nombreuses que soient les conquêtes de nos désirs, leur somme ne fera jamais assez. Le désir est infini, il n’est désir qu’à l’être infiniment. L’immensité et l’intensité, quasi concepts chez l’auteur, sont les modalités du désir. Qu’il puisse se satisfaire de quelque <em>figure</em>, finie, toujours particulière, est moins le signe de la puissance de cette figure que de l’impuissance de ce désir. Le Lannou pourrait emprunter à Raoul Vaneigem son titre <em>Nous qui désirons sans fin</em>, mais ce serait pour voir dans ce <em>sans fin</em> le débordement de tout objet fini par le désir, et non le passage incessant d’une figure désirée à une nouvelle, toujours insatisfaisante, enfermée dans l’ordre du fini que le désir immense transgresse.</p>
<p><em>L’Excès du représentatif </em>est écrit contre tout ce qui peut prétendre satisfaire le désir, contre tout consentement au fini : l’image, la figure, la représentation. À toute critique, hégélienne par excellence, qui opposerait qu’il n’y a de désir que de la particularité finie, seule réelle, l’auteur oppose qu’une telle thèse loin de justifier l’amour du fini n’en est que la conséquence auto-légitimatrice. Certes, la possibilité pour le vivant de s’arrimer à la vie suppose un resserrement initial sur les besoins particuliers, mais le désir devient adulte et même trans-humain à proportion de son pouvoir de transgresser toute particularité dans laquelle il pourrait se complaire<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn3" name="_ftnref3" title="">[3]</a>. Ce refus de tout ce qui pourrait réduire l’être désirant à la culture de ses propriétés est bien davantage que la pluralisation des moi, c’est un principe de dés-individuation ou d’<em>impersonnalisation</em>. Ravaisson plutôt que Taine, pour inscrire l’auteur dans une lignée qu’il revendique. Le Lannou va jusqu’à considérer que cette libération du désir dans sa puissance peut seule prétendre avoir valeur de révolution, dans des pages qui font lointainement écho au Marcuse de <em>L’Homme unidimensionnel</em>. En attendant que cette révolution prenne un sens politique, c’est l’art et la philosophie qui sont les possibilités essentielles de l’<em>excès du représentatif </em>: « <em>Refusant l’enfermement dans la représentation, art et philosophie ouvrent, en leurs pratiques spécifiques, la nouvelle aspiration à l’intensité</em> » (p. 37). Les deux chapitres suivants vont le montrer. </p>
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<p><strong>Chapitre 2 : Représentation/art</strong></p>
<p>Le deuxième chapitre veut montrer comment l’art, qui fut - et reste - le plus souvent dévoué à l’amour des représentations finies, des images, peut être aussi une des plus hautes possibilités pour le désir d’immensité. Selon la logique de son essai, Le Lannou oppose amour de l’image et amour de l’art, figure et forme : « <em>Le refus de figurer, l’abandon des images, instaure l’art. Telle en est même la définition : est art ce qui se refuse à la figuration</em> » (p. 34). Il l’est sous la forme de l’abstraction la plus radicale, c’est-à-dire la plus formelle. C’est ce qui était déjà apparu dans <em>La Forme souveraine</em><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn4" name="_ftnref4" title="">[4]</a>, et Soulages était alors la référence principale parce que sa peinture s’est d’emblée établie loin de l’image, toujours particulière, à la différence des pionniers de l’abstraction (Kandinsky, Mondrian ou Malevitch) qui avaient dû dépasser dans leur œuvre leurs propres commencements figuratifs. Avec Soulages, un tableau n’est jamais un signe, pas même un signe abstrait, comme c’est le cas avec ce symbolisme abstrait dont Maurice Denis donnerait le coup d’envoi. La peinture répond au désir infini, excède le représentatif, lorsqu’elle est véritablement abstraite. C’est ce que veut établir ce chapitre.</p>
<p>Depuis la <em>Poétique</em>, il est établi selon Le Lannou que l’art doit être image, signe d’une absence, soumission du visible à un sens invisible au profit duquel il devrait se nier : « <em>le désir de représentation, celui de la fiction, exprime l’amour non de ce qui est, non de la présence, mais de ce qui n’est pas. Aimer les images, c’est aimer la fiction, c’est ainsi aimer le néant</em> » (p. 41). Amour des images, désamour du sensible. Cet amour ou ce désir de la représentation sont les formes morbides du désir : « <em>Qu’aime-t-on en aimant les figures ? Les traits ontologiques propres à la représentation, ceux de la déficience et de la faiblesse. En la désirant, on veut tout autant la séparation que l’extériorité, la transcendance que l’impuissance. Tous les traits opposés à l’intensité et à l’immensité</em> » (p. 44). Ou plus nettement : « <em>la vie aime son absence, c’est-à-dire la représentation</em> » (p. 51). Après avoir montré comment un art qui se prétend au service de la vie qu’il porterait à la représentation reste rivé à l’impuissance parce qu’il est représentatif (critique de Michel Henry et de Kandinsky), Le Lannou affirme que si c’est dans la musique surtout que l’on peut espérer sortir du représentatif et du signifiant, la peinture peut échapper à l’impératif représentatif et devenir une expérience de pleine présence, lorsqu’elle est capable de devenir productrice de « <em>formes pures</em> », c’est-à-dire selon l’auteur de formes délivrées du souci de signifier un non-sensible absent, formes entièrement affirmatives de leur présence sensible. À ces formes seulement devrait revenir le nom d’art, qui désigne alors une puissance opposée à la fiction et à la représentation. Elles luttent contre l’ordre quotidien du visible, toujours pris dans un processus de signification, pour enfin donner au désir d’intensité une évidence sensible à la mesure de son infini besoin : « <em>l’art opère l’intensification du sensible, en le faisant échapper à la déficience du représentatif</em> » (p. 62). La musique, davantage que les arts plastiques, en donnerait l’expérience dans la mesure où elle serait par nature étrangère à la signification et à la représentation, alors que la peinture et la sculpture ont dû s’en libérer et ne sont devenues pleinement art qu’en devenant abstraites.</p>
<p>L’esthétique de Le Lannou est une anti <em>Poétique</em>, qui 1) pose que le texte d’Aristote élève en norme notre goût excessif pour les images, 2) fait de l’image le lieu d’une déficience et 3) affirme, pour en finir avec le pseudo-art mimétique, la possibilité d’un sensible pur, dont le formalisme radical, plus musical encore que plastique, serait la voie dégagée. Chacune de ces trois affirmations peut faire problème, mais leur association construit une théorie de l’art affirmée, identifiable et indissociable d’une philosophie, comme c’était le cas avec Ravaisson dont l’auteur prolonge ici souvent l’esthétique. Mais, à la différence du spiritualiste français conservateur au Louvre, ce n’est plus dans l’expérience, largement fantasmée, de la statuaire antique que le désir d’infini trouve sa possibilité, mais du côté de l’abstraction formelle la plus radicale. C’est Mondrian plutôt que la Vénus de Milo : « <em>Le Home ne doit plus être plastiquement fermé, séparé. La rue non plus. Bien qu’ils aient une fonction différente, ils doivent former une unité </em>[…]<em> il faudra considérer le Home et la rue comme la ville, qui est une unité formée de plans composés dans une opposition neutralisante par laquelle toute séparation et exclusion est annihilée</em> […] <em>Et l’homme ? Il ne doit être rien en soi, lui non plus, mais une partie du tout. Ainsi, oubliant son individualité, il vivra heureux dans ce paradis créé par sa volonté</em><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn5" name="_ftnref5" title="">[5]</a>. »</p>
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<p><strong>Chapitre 3 : Représentation/philosophie</strong></p>
<p>« <em>Dans le penser, la révolution qui libère du figuratif produit la philosophie</em> » (p. 36). Comme l’art dans l’ordre du paraître sensible, la philosophie est l’excès du représentatif dans l’ordre du penser. C’est ce que veut établir le troisième et dernier chapitre. Il le fait aussi radicalement que le chapitre précédent affirmait qu’il n’y a d’art que purement formel : il n’y aurait de pensée philosophique que par « <em>l’abandon du désir de représentation</em> » (p. 69). Autrement dit : penser n’est pas représenter, et cela se produit dans la philosophie. La thèse, au sens fort du terme, est ici évidemment un refus de toute philosophie de la conscience, mais elle est davantage : l’intempestive affirmation d’un <em>idéalisme </em>absolu, qui fait système. Toute particularité finie, toute figure, toute représentation n’est qu’un aspect momentané d’une puissance infinie que la pensée doit savoir laisser se déployer : « <em>L’excès du représentatif conduit comme à sa vérité à l’exigence d’impersonnalisation</em> » (p. 92). Le Lannou s’inscrit dans la continuité de Plotin, de Leibniz affirmant que « <em>les corps ne sont que des esprits momentanés</em> » ou, encore, de Ravaisson : « <em>Au pôle supérieur de l’absolue activité, comme au pôle inférieur de la passivité absolue, la conscience, ou du moins la conscience distincte, n’est plus possible. Toute distinction et toute science s’absorbent dans l’impersonnalité</em><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn6" name="_ftnref6" title="">[6]</a>. »</p>
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<p>« <em>Philosopher est pour se défaire de soi, pour se supprimer en tant que fini</em> » (p. 85). Penser s’accorde alors à l’infinité du désir, il est cette infinité pensante. Il serait insensé de prétendre par là-même cesser d’être <em>effectivement</em> la particularité, l’ensemble des propriétés, que nous sommes. Il s’agit de légitimer l’insatisfaction de principe face à toute finitude, légitimer le désir infini, intense, immense : « <em>Nous préférons le désir d’immensité à la particularité que factuellement nous sommes</em> » (p. 91). Affirmer cela, savoir l’imposer dans l’ordre du discours, serait l’activité philosophique. Si thèse il y a, c’est la position d’un désir qui veut ici s’affirmer dans une irrécusable légitimité. Dans ses dernières pages, <em>L’excès du représentatif </em>peut se lire comme tentative d’excéder le <em>Phèdre</em>. Si le désir doit savoir trouver en lui la force de dépasser l’amour des corps particuliers (corps vivants mais ici aussi bien corps des images), ce n’est pas pour se satisfaire de l’amour des idées, encore particulières et représentatives, mais pour se porter au-delà, jusqu’au désirer infiniment. Là seul le désir est vraiment désir, c’est-à-dire infini, et peut prendre son vrai nom : amour (si l’on pose qu’il n’y a d’amour qu’infini). Quand penser devient amour infini de l’être infini, alors s’accomplit l’idéalisme absolu en lequel être et penser coïncident. La philosophie serait la pensée quand elle devient cette auto-affirmation de l’infini.</p>
<p> </p>
<p>Si l’ouvrage est ambitieux et intempestif, c’est parce qu’il pose une définition exclusive de ce que doit être penser ou philosopher. Intempestif car l’œuvre de Le Lannou apparaît désormais comme l’héritière d’un certain idéalisme dont on croyait que Ravaisson avait donné les derniers mots : « <em>Tout tend à l’union, à l’unité, quoiqu’en passant par la distinction. C’est qu’au fond tout est un</em> […] <em>et que les choses vont de l’unité à l’unité. Une unité qui spontanément se partage pour se reprendre et se reconstituer. Ainsi se reproduit dans la nature entière le développement de l’activité primordiale pour le rétablissement final du mystérieux un-multiple dans un mariage sacré</em><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. » Ambitieux parce que, contre Hegel et peut-être Ravaisson, il ne veut pas même concéder à l’amour du particulier la nécessité pour l’être de se particulariser, et refuse d’y voir autre chose qu’une concession à soi-même d’un amour impuissant. Pas la moindre faveur n’est accordée au travail du négatif. C’est le plus singulier dans cet ouvrage, une forme de défi que la très récente publication de <em>La Puissance d’être</em> vient relever. </p>
<p> Jean Colrat </p>
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<hr align="left" size="1" width="33%" />
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<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> <em>Forme et infini. Etudes sur la philosophie de Jean-Michel Le Lannou</em>, dir. Alexandre Lissner et Alexandre Cohen, Paris, Hermann, 2013.</p>
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<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Le Lannou Jean-Michel, « Bergson et Bachelard », in <em>Bachelard et Bergson</em>, dir. Frédéric Worms et Jean-Jacques Wununberger, Paris, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2008, 306 pages, p. 73.</p>
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<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref3" name="_ftn3" title="">[3]</a> <em>La Puissance sans fin </em>(Paris, Hermann, 2005) s’interrogeait sur ce qui pourrait s’annoncer d’une telle libération du désir dans le développement de la techno-science.</p>
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<div id="ftn4">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref4" name="_ftn4" title="">[4]</a> <em>La Forme souveraine. Soulages, Valéry et la puissance de l’abstraction</em>, Paris, Hermann, 2008.</p>
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<div id="ftn5">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref5" name="_ftn5" title="">[5]</a> Piet Mondrian, « Néoplasticisme. Le Home – La rue – La ville », in<em> Internationale Revue i10</em>, 1927 (texte daté 1926) ; repris dans <em>Les ateliers de Mondrian</em>, dir. Cees W. de Jong, Paris, Hazan, p. 140-153 ; ici p. 153.</p>
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<div id="ftn6">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref6" name="_ftn6" title="">[6]</a> Ravaisson, <em>De l’habitude</em>, [1838], Paris, Rivages Poche, 1997, p. 66.</p>
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<div id="ftn7">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/22/06/2016/Jean-Michel-Le-Lannou%2C-L%E2%80%99Exc%C3%A8s-du-repr%C3%A9sentatif%2C-coll.-%C2%AB-Philosophie-%C2%BB%2C-Hermann-%C3%89diteurs%2C-Paris%2C-octobre-2015%2C-98-pages%2C-lu-par-Jean-Colrat#_ftnref7" name="_ftn7" title="">[7]</a> <em>Testament philosophique</em>, dans<em> Revue de métaphysique et de morale</em>, janvier 1901, Paris ; cité ici <em>in</em> Paris, Allia, 2008, p. 41.</p>
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</div>Christophe Bouton & Barbara Stiegler (dir.), L’Expérience du passé, L’Éclat 2018, lu par Paul Sereniurn:md5:fc9f818ef0f4d3a7c824e83f68c8a4d92019-01-14T06:00:00+01:002019-04-20T10:20:11+02:00Romain CoudercPhilosophie généraleHistoireMémoireOubliPasséRuse de la raison<div style="border:none black 1.0pt; padding:0cm 0cm 0cm 0cm">
<div style="border:none black 1.0pt; padding:0cm 0cm 0cm 0cm">
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><strong><img alt="" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.615xhcHTvHL_s.jpg" style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;" />Christophe Bouton & Barbara Stiegler (dir.), <em>L’Expérience du passé. Histoire, philosophie, politique</em>, collection Philosophie imaginaire, éditions de l’Éclat, Paris, 2018 (245 pages). Lu par Paul Sereni.</strong></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><br />
Ce recueil de onze contributions, issu d’un colloque interdisciplinaire tenu à l’Université Bordeaux-Montaigne en mars 2016, cherche à répondre à la question : « la connaissance du passé - que ce soit sous la forme d’une expérience déterminée ou du savoir des historiens - fournit-elle des enseignements » ou bien faut-il penser au contraire, pour toute une série de raisons, qu’une « telle conception du passé est vaine » (p.9) ? Il s’agit donc de savoir comment, et jusqu’à quel point, on peut rendre le passé, y compris lointain, pour ainsi dire, présent.</p>
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</div> <div style="border:none black 1.0pt; padding:0cm 0cm 0cm 0cm">
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’introduction, rédigée par les deux co-directeurs, dissipe l’apparent paradoxe de l’expression « expérience du passé », en s’appuyant sur la mise au point de R. Koselleck dans <i>L’expérience de l’histoire </i>(1997 pour la publication en français) : l’histoire de ce concept montre que « expérience » a un sens qu’il faut rapprocher de celui d’exploration et d’enquête. Koselleck en avait lui-même tiré le concept, repris ici, de « champ d’expérience », qui signifie aussi « une connaissance pratique fondée sur des évènements passés », et c’est bien la possibilité de cette connaissance pratique, au sens technique autant qu’au sens large et courant de l’adjectif, qui est l’objet de l’étude. Les travaux de Koselleck et sa méthode, l’étude des origines et de l’évolution des concepts et des couples de concepts sur la longue durée, forment ainsi un des fils de lecture méthodiques de l’ensemble de l’ouvrage.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">En parcourant les différentes contributions, on voit que la question initiale : « quel passé faut-il connaître ? » ou « que faut-il retenir du passé ? » contient en fait deux problèmes, évidemment interdépendants et qui sont tous deux traités. D’un côté, comment convient-il de chercher à connaître le passé ? De l’autre, y a-t-il en somme une utilité de cette connaissance, à supposer qu’on puisse l’obtenir, pour le présent ou pour la période la plus récente ?</span></span></span></span></span></span></p>
<p align="center" class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:center; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">°°°</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Les différents aspects de ces deux problèmes sont abordés de façon tantôt plus historique, tantôt plus philosophique (ce qui inclut les questions d’épistémologie de l’Histoire). Dans le cadre d’un compte-rendu adressé à des philosophes et dans la mesure où, pour des raisons de taille, un choix s’imposait, on n’a retenu que ce qui pouvait d’abord intéresser ces derniers (ce qui ne préjuge naturellement en rien de la qualité des autres articles). Ainsi, la quatrième contribution étudie la question d’ensemble du recueil à travers l’<i>Histoire de la Grande-Bretagne</i>, de David Hume, maintenant relativement peu connue, du moins en France, mais immédiatement considérée comme très importante en son temps ; la cinquième revient sur la téléologie de l’Histoire hégélienne ; les sixième et septième reviennent sur les rôles respectifs de l’Histoire, de la mémoire et de l’oubli chez Nietzsche, d’un côté par un parallèle entre enquête et généalogie chez Nietzsche et chez Dewey, de l’autre, par une comparaison brève entre la mémoire et l’oubli chez Nietzsche et dans certains écrits de Marx, notamment <i>Le dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon</i>. Les huitième, neuvième et dixième contributions sont consacrés aux thèses de Walter Benjamin sur « le concept d’Histoire », dont la lecture est incontestablement difficile et méritait ces trois développements. La onzième, épistémologique, revient sur la façon dont nous pouvons espérer rendre le passé présent.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le simple énoncé de ce qui précède fait voir l’unité des contributions, prises dans la totalité de leur enchaînement ou par sous-groupes, ce qui suffit largement à dissiper la crainte que l’on peut non sans raison avoir devant ce type de recueil, celle de se trouver face à une addition d’articles d’intérêt inégal et plus ou moins bien reliés entre eux ; ici, au contraire, l’ensemble est très cohérent (quelles que soient par ailleurs les réserves que l’on peut avoir sur tel ou tel point). Dans un ordre d’idées un peu différent, mais qui va dans un sens semblable, on appréciera l’unité de style de l’ensemble, ainsi que la précision et la clarté de la totalité des contributions. </span></span></span></span></span></span></p>
<p align="center" class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:center; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">°°°</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Si l’on passe aux intérêts spécifiques des différentes contributions, celle de Norbert Waszek sur l’<i>Histoire</i> … de Hume (p.69-85), a, outre celui de restituer le contexte de réception de l’ouvrage, l’intérêt de montrer que la manière dont Hume envisage l’histoire singulière de son pays peut être rapprochée de la notion d’effet pervers, <i>id est</i> les effets non désirés, non intentionnels des actions, qui peuvent être positifs ou négatifs (à la différence de l’emploi courant de l’expression). Ainsi, les Puritains ont produit involontairement la tolérance et une certaine liberté d’expression, alors que ce n’était évidemment pas leur objectif. Dans le même ordre d’idées, la tolérance, en Angleterre, n’a pas été obtenue par la raison. Comme le signale l’auteur, ce schéma de pensée rappelle, sans s’y identifier, d’une part, celui de Ferguson dans son <i>Essai sur l’histoire de la société civile</i> et, de l’autre, l’image de « la main invisible » qu’emploie Smith dans <i>La richesse des nations</i>.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">On peut aussi souligner l’originalité de l’argument de Hume concernant les libertés acquises par les Anglais : la liberté doit être protégée, non pas seulement parce qu’elle a été un bien chèrement acquis, mais aussi parce que sa possession n’avait rien de nécessaire, ni même de très probable. Si on ne la protège pas, ce bien, né de circonstances singulières, pourrait tout aussi bien disparaître avec un changement de circonstances.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La cinquième contribution, due à Myriam Bienenstock, (p. 86-104), dissipe de manière précise les confusions et les malentendus fréquents sur le sens de l’expression hégélienne « ruse de la raison ». En effet, selon «l’interprétation la plus souvent mise en avant », la notion « signifierait que selon Hegel la raison se réalise dans l’Histoire par le moyen des hommes » mais sans que ceux-ci « aient consciemment pris cette raison comme fin » (p.95). Or, d’une part, Hegel dans sa philosophie de l’Histoire, n’employa que fort rarement l’expression elle-même, tandis que d’autre part, dès 1803, il l’employait, mais pour signifier la manière dont les hommes forcent la nature à travailler pour eux en travaillant avec les outils qu’ils inventent. La thèse de la « ruse de la raison » signifie donc que, justement, les humains sont tout à fait capables de réaliser leurs intentions : il s’agit de rendre compte de leur ingéniosité. On peut noter que ces conclusions contredisent celle de la précédente contribution qui voyait dans l’analyse humienne d’une histoire singulière une préfiguration de la ruse de la raison. </span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La sixième contribution, due à B. Stiegler, (p. 105-123) a d’abord l’intérêt d’éclairer la complexité des rapports entre oubli et mémoire chez Nietzsche, une fois acquis ce que l’on sait d’ordinaire déjà, à savoir que l’oubli n’est pas une force d’inertie et que la mémoire peut être pathologique. Il faut certainement distinguer entre au moins deux formes d’oubli et deux formes de mémoire, ce qui permet à l’auteur de voir un contresens dans la vision de Nietzsche comme philosophe de l’oubli, contresens qu’elle repère chez les meilleurs commentateurs, comme Deleuze. Le deuxième intérêt de l’article est de poser un lien fort entre la remémoration et le concept - toujours un peu énigmatique – de l’éternel retour : celui-ci implique – c’est la thèse – le retour de « toutes les incarnations du ressentiment comme tout le poids négatif de notre propre passé » (p.109).</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La question de la mémoire et de l’oubli chez Nietzsche est reprise dans la septième contribution, due à C. Bouton (p.124-149), à propos cette fois de la seconde des <i>Considérations</i> <i>inactuelles.</i> Elle confirme l’analyse précédente : « il n’y a pas chez Nietzsche un rejet global du motif de l’histoire maîtresse de vie, pas plus qu’il ne préconise un oubli complet du passé » (p.137). </span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La huitième contribution (p.150-175), qui ouvre la série des trois consacrées aux « thèses sur l’Histoire » de Benjamin (soit en tout 89 pages, plus du tiers du texte courant) a déjà le mérite d’expliquer précisément les raisons pour lesquelles ce texte est difficile. Jeanne-Marie Gagnebin montre que, dans le cas précis, interpréter un texte engagé du passé oblige à en faire une lecture elle-même engagée pour le présent de l’interprète, une « lecture qui prend le risque de penser son propre présent » (p.152).</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La dixième contribution, due à Michèle Riot-Sarcey (p.195-209) applique les thèses de Benjamin à une période historique plus précise (que lui-même a par ailleurs aussi commenté). Elle fait donc une lecture, avec Benjamin, des traces du dix-neuvième siècle vu comme creuset d’un idéal de liberté, illustre précisément le propos de Benjamin : il « a lu les écrits et les évènements du passé, en sélectionnant des fragments dissonants, jugés sans importance ou secondaires par les contemporains et leur postérité. Les petits romantiques, par exemple, malmenés par le cercle « hugolien » sont de ceux-là » (p.208).</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Reprenant le problème de la connaissance du passé, la dernière contribution, de Ethan Keinberg, examine la validité de la conception, qualifiée de néo-positiviste, qui est « je pense (…), dans l’ensemble (…) celle de la plupart des historiens conventionnels » (p. 219), qu’on peut résumer ainsi : « en supposant que l’on dispose des bons outils méthodologiques, on peut maîtriser le passé et le raconter sous la forme d’un récit réaliste » (p.219). Or, selon l’auteur, qui se réclame du déconstructivisme, il s’agit d’une illusion, animée du souci de « faire de l’Histoire une science dure » (p.212).</span></span></span></span></span></span></p>
<p align="center" class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:center; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">°°°</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Sans entrer dans un bilan critique, on peut émettre quelques réserves, dues aux limites infranchissables posées d’avance à ce genre d’ouvrage, mais surtout suggérer un prolongement. D’un point de vue didactique, on aurait pu apprécier un court éclaircissement, ne serait ce qu'en note, de « histoire conceptuelle », dans la mesure où un lecteur peu familiarisé avec ce programme de recherches ou simplement curieux peut après tout se demander pour quoi on emploie histoire des « concepts » et non pas simplement histoire des mots (sachant que Koselleck a explicité ce point dans <i>Le futur passé</i>, p. 109 de la traduction française de 1990). Le parallèle Nietzsche/Dewey est probablement trop riche pour un article et on trouve aussi cette phrase curieuse à propos de l’éternel retour, posée sans autre argument : « Nietzsche lui-même [en] a incarné, en chair et en os, à travers son propre effondrement psychique en 1889, l’impossibilité pratique » (p.107). Peut-on ainsi mettre l’effondrement de Nietzsche sur le compte d’une conception trop pénible pour être tenue ?</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border:none; margin-bottom:4.3pt; text-align:justify; margin:0cm 0cm 10pt; padding:0cm"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Ces quelques remarques portant sur des points très mineurs n’entament évidemment pas la qualité de l’ouvrage. En revanche, un lecteur pourrait aussi sentir un manque en refermant le recueil. On aurait en effet aimé trouver au moins une ouverture sur les questions d'identité et les questions identitaires contemporaines, dans la mesure où, souvent, ce qui fonde l'identité commune qu'on revendique est, précisément, une histoire ou une mémoire commune. Sans doute, la dimension identitaire constitue un sujet distinct, qui mérite un traitement ample et séparé ; cependant, on peut regretter son absence dans le volume, étant donné la présence massive de l’identité mémorielle dans le passé récent et dans le présent.</span></span></span></span></span></span></p>
<p class="LO-Normal" style="border: none; margin: 0cm 0cm 10pt; padding: 0cm; text-align: right;"><span style="font-size:10pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Times New Roman""><span style="font-size:12.0pt"><span style="line-height:115%"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Paul Sereni</span></span></span></span></span></span></p>
</div>A. Ehrenberg, La mécanique des passions, cerveau, comportement et société, Odile Jacob, 2018 Lu par Julien Oliveurn:md5:79fca0b66e2f1f6985b30fa0015eab012018-10-05T20:20:00+02:002018-10-05T20:20:00+02:00Florence BenamouPhilosophie généralecerveauidéesneurosciencespassions<p><strong>A. Ehrenberg, <em>La mécanique des passions, cerveau, comportement et société</em>, Odile Jacob, 2018 Lu par Julien Olive</strong></p>
<p><img alt="https://s0.odilejacob.fr/couvertures/9782738141491.jpg" height="222" src="https://s0.odilejacob.fr/couvertures/9782738141491.jpg" width="163" /></p>
<p style="text-align: justify;"> Parmi les lectures qui marquent un cheminement intellectuel, certaines s'apparentent à des initiations et d'autres à des cristallisations. Les unes nous font découvrir des concepts qui vont nous accompagner longtemps, alors que les autres viennent réorganiser des idées qui nous préoccupaient déjà depuis longtemps. Cet article décrit une rencontre de ce second genre entre les questions suscitées par un enseignement au long cours de la philosophie et un ouvrage de sociologie, <em>La mécanique des passions </em>de Alain Ehrenberg. Le livre traite du statut des neurosciences dans la mentalité des sociétés contemporaines et, parce que son point de vue est extérieur à celui des philosophes, il nous a semblé apporter un éclairage nouveau et prometteur sur ce qui constitue l'intérêt, mais aussi les écueils, de l'introduction des sciences du cerveau dans le cours de philosophie. Notre propos s'adresse avant tout aux enseignants qui partagent ces questionnements, pour cette raison, nous en consacrerons l'essentiel à un exposé détaillé des positions et des arguments de A. Ehrenberg, après quoi, nous esquisserons les pistes qui s'offrent au professeur de terminale pour constituer les discours sur « l'homme neuronal » en un authentique objet de réflexion problématique.</p> <p style="text-align: justify;"><em>Les neurosciences en tant que fait social</em></p>
<p style="text-align: justify;">Alain Ehrenberg part du constat selon lequel les neurosciences cognitives, outre leurs acquis empiriques, sont en train de tracer les linéaments d'une véritable anthropologie susceptible de représenter, pour le XXI<sup>eme</sup> siècle, ce que la psychanalyse fut pour le XX<sup>eme</sup>, à savoir, comme l'écrivait le poète W. H. Auden à propos de l'œuvre de Freud : « tout un climat de l'opinion sous lequel nous conduisons nos différentes vies »<sup>1</sup>. Le temps où la neurologie faisait la chasse aux localisations cérébrales semble bien révolu, de même, les cognitivistes sont depuis longtemps sortis de leurs terrains d'études privilégiés que sont la perception, la mémoire, le langage, pour partir à la conquête de nouveaux territoires tels que la vie affective, la prise de décision ou les interactions sociales. Il suffit d'un coup d'œil sur les titres des médias de large diffusion pour lire, chaque jour, la promesse de nouvelles révélations sur notre cerveau et, dans leur sillage, l'annonce d'une révolution dans les politiques de santé publique, l'éducation, le traitement des maladies mentales ou le management d'entreprise. Pour un regard épistémologique froid, de telles ambitions pourraient sembler bien précipitées. Pourtant, comme le remarque A. Ehrenberg, toutes ces réserves sont écartées par deux postulats qui reviennent comme deux « quasi-mantras » dans la tribu neuroscientifique : « le cerveau est l'objet le plus complexe de l'univers » et « nous n'en sommes qu'au début de son exploration »p18. Ces deux dogmes sont en fait la traduction d'un engagement philosophique lourd que l'auteur appelle le « programme fort » des sciences cognitives. Il désigne par là la thèse posant qu'une compréhension fine des mécanismes cérébraux permettrait une explication scientifiquement exhaustive du comportement humain, c'est-à-dire à la fois de ce qui caractérise ce que l'on a appelé l'esprit humain, ainsi que de l'ensemble de nos interactions socio-culturelles.</p>
<p style="margin-left: 28.5pt; text-align: justify;">« Pour les professionnels se réclamant des neurosciences, l'explication, des comportements et des actions à mener pour éventuellement les modifier sont localisés de façon préférentielle dans le cerveau et non dans les relations entre les hommes, mais ce sont bien ces dernières qui sont visées <em>via</em> la connaissance de la structure et du fonctionnement de l'appareil cérébral. Les neurosciences construisent un individu détaché de ses relations parce que c'est, selon elles, le meilleur moyen de saisir <em>scientifiquement</em> les mécanismes de son comportement. La perspective cérébrale n'est pas relationnelle, mais substantialiste. »p 16-17</p>
<p style="text-align: justify;">Philosophiquement, il y aurait beaucoup à dire sur cette thèse. D'ailleurs, bien peu des auteurs que A. Ehrenberg prend pour objet d'étude ne reprendraient pas à leur compte une telle théorie ainsi formulée ‒ il n'est qu'à penser aux réserves qu'A. Damasio ne manque jamais d'adopter envers une approche réductionniste de l'esprit humain<sup>2</sup>. Toutefois, les préoccupations du sociologue ne sont pas celles du philosophe, A. Ehrenberg s'intéresse au « programme fort » dans la mesure où l'approbation, au moins implicite, dont il semble jouir dans le public est susceptible de nous apprendre quelque chose sur la société contemporaine et sur le rôle qu'elle fait jouer à la science.</p>
<p style="text-align: justify;"> La thèse défendue dans <em>La mécanique des passions </em>est que l'adhésion aux concepts des neurosciences cognitives, indépendamment de leur valeur épistémique, provient de leur congruence avec les valeurs et les idéaux de sociétés centrées sur ce que l'auteur appelle « l'autonomie condition », c'est-à-dire des communautés dont le fonctionnement repose sur la capacité des individus à s'auto-réguler et à valoriser leurs capacités. Réciproquement, l'autorité morale dont jouit l'expertise neuroscientifique serait la conséquence de cette rencontre avec les attentes contemporaines. A. Ehrenberg repère plusieurs points de recouvrements entre les idéaux des neurosciences et ceux de « l'individu capable ». Le premier est la mise en avant systématique d'un sujet pratique, davantage confronté avec des problèmes à résoudre, plutôt qu'à un questionnement sur le sens de l'existence. Le deuxième est la valorisation d'une approche explicative scientifique conçue selon un naturalisme de la régularité et de la prévisibilité. Enfin, il insiste sur l'importance de « l'idéal du potentiel caché », potentiel caché du cerveau dont il ne tient qu'à nous d'apprendre à en exploiter les ressources insoupçonnées, potentiel caché de l'autiste génial qui peut s'accomplir en tant qu'individu, non pas contre son mal, mais grâce à lui et, enfin, le potentiel caché en chacun de nous grâce auquel nous devons pouvoir faire face aux épreuves et créer un mode de vie original.</p>
<p style="text-align: justify;"><em>Des cerveaux exemplaires</em></p>
<p style="text-align: justify;">La démarche que suit A. Ehrenberg pour démontrer sa thèse part, comme cela a souvent été le cas dans l'histoire de la médecine, de la présentation de patients typiques d'une pathologie, de « beaux cas ». Ici, les malades étudiés ne sont pas seulement caractéristiques d'un point de vue symptomatique, ils illustrent surtout les idéaux sociaux véhiculés par les neurosciences, ce qui explique leur succès dans la littérature de vulgarisation. Le premier de ces « cerveaux exemplaires » est celui de Phineas Gage, exhumé par les travaux d'Hannah et Antonio Damasio et rendu célèbre par <em>L'erreur de Descartes<sup>3</sup></em>. Ce chef d'équipe qui travaillait à la construction du chemin de fer dans le Vermont vit, un beau jour de 1848, son cerveau traversé par une barre de fer projetée par une explosion. Le point remarquable (hormis le fait qu'il y survécut) fut que les troubles dont Gage souffrit, par la suite, ne concernèrent pas ses capacités motrices, sa mémoire ou sa parole, ils affectèrent sa personnalité morale et sociale, il devint émotionnellement instable, grossier et imprévisible. L'étude des patients présentant des lésions similaires du cortex pré-frontal est paradigmatique, pour le « programme fort » des neurosciences, car ils montrent de façon tangible comment le cerveau constitue les émotions et la rationalité d'un sujet pratique, capable d'ajuster les moyens aux fins et de s'adapter socialement. Toutefois, cette confirmation se fait par la négative, par la lésion qui entrave la fonction, Gage reste un individu amoindri. Il en va tout autrement des patients mis en avant par les écrits d'O. Sacks dont un des buts avoués fut « de passer d'une neurologie de la fonction [diminuée] à une neurologie de l'action et de la vie »<sup>4</sup>. Les cas typiques que l'on trouve chez cette autre star de la vulgarisation illustrent le lien entre atteinte neurologique et expérience vivante, voire créatrice de la maladie. Ray, musicien de jazz victime du syndrome de la Tourette, a appris à transformer ses symptômes en virtuosité instrumentale. Lorsqu'un traitement neuroleptique le délivre de ses tics, il en perd les bénéfices, mais il va alors s'organiser une vie alternant prise de médicament en semaine et impétuosité créative le week-end.</p>
<p style="text-align: justify;"> L'approche de Sacks nous fait ainsi passer du sujet pratique à l'individu créateur d'une forme d'existence originale, le dernier pas est franchi avec le cas de Temple Grandin. Cette autiste de haut niveau, professeure de sciences animales, a décrit dans de nombreux ouvrages son expérience, à la fois de l'intérieur, comme autiste-sujet, mais aussi à travers le prisme de la connaissance que l'imagerie médicale a pu lui donner de son cerveau. Chez Grandin, la connaissance de ses spécificités neuro-anatomiques est un moyen de mettre à distance ses angoisses en en identifiant la cause, mais aussi la preuve visible de ses capacités cognitives hors du commun. Elle est la figure emblématique du potentiel cérébral caché.</p>
<p style="text-align: justify;"><em>L'individu dans l'histoire de la psychologie anglo-saxonne</em></p>
<p style="text-align: justify;">Le chapitre 2 entreprend de replacer les traits caractéristiques de ces « cerveaux exemplaires » dans une perspective historique plus large, celle des liens de l'individualisme moderne et des concepts de la psychologie dans la culture anglo-saxonne. A. Ehrenberg, s'appuyant sur plusieurs historiens des idées de la modernité britannique, origine cette histoire dans le Royaume-Uni de la fin du XVII<sup>ème</sup> siècle : l'essor du capitalisme produit alors un nouveau type social, celui d'un individu jouissant d'une liberté de conduite nouvelle et dont la préoccupation, face à cet avenir ouvert, est d'accroître sa propre valeur par l'accroissement de ses richesses. La grande question pour cet homme nouveau est celle du <em>crédit</em>, il s'agit pour lui d’obtenir la confiance d'autrui et de savoir en qui il peut placer la sienne. Ces difficultés constituent la toile de fond du problème philosophique brûlant des Lumières : comment fonder un ordre social sur les principes de liberté et d'égalité ? Les philosophes Écossais, David Hume, Adam Smith ou Adam Ferguson ont conçu un programme de recherche, original ‒ et radicalement différent de celui de la tradition française ‒ pour traiter ces sujets. Leur manière est celle de la « mécanique des passions », à la façon de Newton, ils étudient comment les impressions et les émotions s'associent, s'enchaînent régulièrement et se transmettent d'individu à individu pour ordonner une société. Les concepts clés de cette psychologie de l'individu, à la fois passionnel et calculateur, sont ceux d'<em>habitude</em> et de <em>sympathie</em>. Cette pensée est un naturalisme, pas tant au sens du naturalisme du fondement selon lequel les phénomènes du psychisme humains auraient leurs racines dans les mécanismes du cerveau, mais, avant toute chose, un naturalisme de la régularité qui rendrait prévisible les actions des hommes et leur permettrait de contrôler leurs passions par l'exercice et la répétition.</p>
<p style="text-align: justify;">Ce naturalisme va accéder, au début du XX<sup>ème</sup> siècle, au statut de discipline scientifique avec la psychologie béhavioriste. La notion de comportement, importée de l'éthologie, débarrasse l'étude du psychisme humain de toute référence à la conscience et de tout recours à l'introspection. Chaque assertion psychologique doit être formulée dans le langage du stimulus et de la réponse pour pouvoir se prévaloir de l'autorité de la science expérimentale. Cette scientificité est conçue par J. B. Watson comme un instrument de prévision, d'amélioration et de contrôle<sup>5</sup>. Le béhaviorisme promet une psychologie adaptée à la nouvelle société urbaine et industrielle, il fournit à l'homme de « la civilisation de l'entreprise » (Dewey) des lois simples pour s'orienter et s'adapter au grand labyrinthe du monde. Il donne au politique progressiste un programme de réforme sociale fondé sur la transformation de l'environnement, à l'entrepreneur le moyen de prédire le comportement des consommateurs et de standardiser celui de ses employés, enfin, il offre au psychologue une place dans ce système de production, celle de l'expert. Ce paradigme du comportement s'est imposé dans l'ensemble de la psychologie à visée scientifique au début du XX<sup>ème</sup> siècle, néanmoins, ce choix épistémique est lourd de conséquences pour la compréhension du sujet puisqu'il impliquait de frapper d'inintelligibilité les concepts de « moi », de motivation, de volonté, d'attention, bref, tout ce qui semble relever en propre du psychisme humain. Ce faisant, la psychologie scientifique se vidait de toute pertinence pour l'exercice de la clinique, elle n'avait que bien peu de choses à offrir aux traitants comme aux patients<sup>6</sup>. Pour cette raison, la première moitié du siècle a vu s'instaurer un grand partage entre la psychologie expérimentale, obéissant aux normes de la scientificité, mais muette sur le sujet, et la psychanalyse, traitant du Moi vivant à l'aide de concepts scientifiquement impurs.</p>
<p style="text-align: justify;">La fin du deuxième chapitre de <em>La mécanique des passions </em>montre comment, à partir des années 1950, le béhaviorisme a été progressivement débordé par ses marges. Tout d'abord, sur fond de guerre froide idéologique, les sciences sociales du comportement, puis la théorie du choix rationnel, ont contribué à écarter le modèle de l'homme conditionné et potentiellement contrôlé par son environnement, au profit du modèle d'un individu « dirigé de l'intérieur », obéissant à des préférences et des schémas qui lui sont propres, comme il convient au citoyen des démocraties libérales. La grande révolution conceptuelle qui va permettre de dépasser le modèle comportementaliste est venue des sciences de l'information : il s'agit de la notion de programme qui va permettre l'avènement du cognitivisme. En effet, le fonctionnement d'un programme informatique permet de montrer de façon scientifique, c'est-à-dire sans recours à des concepts introspectifs, comment il est possible de modéliser l'activité interne de l'esprit humain. Dès lors, la « boîte noire » du béhaviorisme était forcée et la psychologie scientifique, au lieu de se limiter à être une science du comportement, pouvait montrer comment l'appareil psychique traite une information pour y apporter une réponse qui n'est pas contenue dans le stimulus. La touche finale à cette constitution de l'individu de la psychologie contemporaine est apportée avec l'apparition de l'idéal capacitaire : au cours des années 1960, « la décennie du moi » selon Tom Wolfe, l'idée de contrôle est reléguée au profit de celle d'auto-contrôle, c'est-à-dire d'une reprise en main du travail psychologique par l'individu lui-même.</p>
<p style="text-align: justify;"><em>Le cerveau fait individu</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Le troisième chapitre est le nœud de l'histoire que reconstitue A. Ehrenberg, il y montre comment l'évolution de la neurologie et de l'imagerie médicale a fini par constituer le cerveau, lui-même, comme le porteur de toutes ces caractéristiques du sujet de la psychologie contemporaine. Nous voyons se dessiner, des années 1960 à 1990, l'image d'un cerveau-individu, capable, non plus de réagir, mais d'agir, de créer, de trouver en lui-même les ressources pour affronter le réel. A. Ehrenberg suit la genèse des concepts clés de cette nouvelle neurologie qui vont rendre possible le projet des neurosciences cognitives, à savoir la compréhension des mécanismes de cognition du sujet normal. Le premier de ces concepts est celui de <em>connectivité, </em>il permet de dépasser la neuro-anatomie conçue comme une recherche de la localisation des fonctions, pour instaurer le cerveau total en système autonome. Selon cette approche nouvelle, la pathologie ne s'explique plus par la lésion locale, mais par la déconnexion. Le cortex pré-frontal acquiert, dans cette perspective, la place de choix qui est encore aujourd'hui la sienne, il lui revient le rôle d'intégrer les informations sensorielles, mémorielles, affectives, pour former des plans en accord avec les buts propres du sujet. L'autre concept fondamental est celui de <em>plasticité synaptique</em>, il offre une traduction matérielle, cellulaire, aux capacités d'apprentissage et de créativité de l'individu. Enfin, la notion de <em>boucles réentrantes </em>donne corps à la capacité du cerveau de s'auto-stimuler, indépendamment du conditionnement environnemental, afin d'élaborer un traitement de haut niveau de l'information. Ainsi notre cerveau, en plus d'être un agent capable d'ajuster moyens et fins, devient un individu créatif et autonome<sup>7</sup></p>
<p style="text-align: justify;"> La constitution du cerveau en individu n'est pas encore suffisante pour donner corps au « programme fort » des neurosciences cognitives, il lui manque, pour prétendre rendre compte de toutes les dimensions de l'esprit humain, la capacité à faire société. A. Ehrenberg piste, dans le chapitre 4, les grands thèmes « neurosciences sociales » susceptibles de jouer ce rôle. Le concept clé est ici celui d'<em>empathie </em>qui se décline en empathie émotionnelle, cognitive et motrice. Nous avons vu que le sujet, dans la tradition psychologique issue de Hume, est avant tout un être d'émotion, l'empathie émotionnelle permet de penser la naturalité des relations entre individus en les fondant sur des comportements « pro-sociaux ». Les cerveaux exemplaires de Gage et des patients préfrontaux illustrent, par son déficit, l'importance de ce mécanisme dans l'instauration d'un ordre social stable. L'empathie cognitive correspond, quant à elle, à ce que l'on a appelé, à la suite des éthologues, la théorie de l'esprit, nous retrouvons ici un autre type de « cerveau exemplaire », celui de l'autiste qui ne peut interagir normalement avec autrui faute d'identifier correctement les états mentaux qui permettent de comprendre ses actions. Enfin, de même que la plasticité synaptique ancrait la capacité d'apprentissage dans les circonvolutions du cerveau, la « résonance neurale » fournit une base neurologique à l'empathie : la découverte des fameux « neurones miroirs », en 1995, a montré concrètement l'existence de réseaux neuronaux partagés par la perception des mouvements d'autrui et par notre propre réalisation motrice de ces mêmes mouvements.</p>
<p style="text-align: justify;">Le cerveau devient ainsi le support de la sociabilité, il reste encore à décrire les mécanismes par lesquels s'ordonne la vie sociale. Nous trouvons, une fois encore, tout un faisceau de théories susceptibles de tenir ce rôle dans les thèmes vedettes de la littérature associée aux neurosciences cognitives. Ehrenberg évoque tout d'abord la notion de punition altruiste, un mécanisme neurologiquement observable qui nous pousse à punir les comportements anti-sociaux, même lorsque cela a un coût pour nous. La célèbre notion de biais cognitifs de D. Kahneman et A. Tversky tient, quant à elle, un rôle équivalent à celle d'acte manqué dans la psychanalyse : elle rend compte de nos erreurs systématiques en les rapportant à la structure régulière, prévisible, de notre psychisme. Enfin, la notion de « coup de coude », d'orientation par défaut des choix individuels, promue par C. Sunstein et R. Thaler, laisse entrevoir ce que pourrait être l'intervention politique dans cette sociabilité fonctionnant selon l'image des rameurs humiens qui coordonnent leurs mouvements sans convention explicite et intentionnelle.</p>
<p style="text-align: justify;"><em>Suis-je malade de mes idées ou de mon cerveau ?</em></p>
<p style="text-align: justify;">Les chapitres 3 et 4 ont montré comment les neurosciences ont posé les fondements d'une anthropologie qui correspond aux attentes sociales et morales contemporaines. Les chapitres 5 et 6, en abordant la question des thérapies étayées sur les sciences neuro-cognitives, explorent les conséquences pratiques de ces idées-valeurs. Ils fournissent aussi l'occasion à l'auteur d'une mise à l'épreuve des ambitions du programme fort. Ehrenberg se concentre pour commencer sur la question du traitement de la schizophrénie et, une fois encore, il l'inscrit dans une perspective historique. Il part du mouvement, initié dans les années 1960, de désinstitutionnalisation des patients, c'est-à-dire de leur traitement en ambulatoire. La sortie de l'institution hospitalière met en lumière deux caractéristiques antagonistes des malades schizophrènes, à la fois leur incompétence sociale, les difficultés qu'ils ont à entretenir des interactions fonctionnelles avec les autres, en même temps que leur créativité, c'est-à-dire leur capacité à produire des styles de vie compatibles avec leurs handicaps et doués de sens pour eux. Le patient doit, dès lors, être regardé comme une personne à part entière et non plus seulement comme un « schizophrène ». D'un point de vue thérapeutique, ce changement se traduit par l'apparition du concept de <em>rétablissement</em> : la thérapie n'a pas à agir <em>sur</em> le patient pour le ramener à un état normal, mais, conformément à l'idéal capacitaire, elle doit agir <em>avec</em> lui afin de lui donner les moyens de devenir un agent capable de réaliser ses propres buts. Le même mouvement conduit à l'éclosion d'une littérature scientifique donnant la parole, voire une expertise, aux malades, ainsi que des groupes d'échanges dans lesquels ceux-ci se viennent mutuellement en aide afin de développer des stratégies pour apprivoiser leurs symptômes (les <em>voices hearers </em>par exemple)<em>.</em> Ce contexte a fourni la porte d'entrée des thérapies cognitives et neurocognitives. Le traitement des symptômes traditionnellement caractéristiques de la schizophrénie (hallucinations, délires) est passé au second plan au profit d'une action sur les déficits cognitifs (attention, planification, auto-contrôle) qui nuisent à la socialisation des malades. La thérapie prend ici la forme non d'une introspection, mais, toujours dans la tradition humienne, d'exercices visant à créer des habitudes fonctionnelles. Les neurosciences ont proposé d'associer à cette « remédiation cognitive » l'usage de l'imagerie médicale, du <em>neurofeedback,</em> qui permet au patient d'observer son activité cérébrale au cours de l'entraînement afin d'apprendre à maintenir son cerveau dans l'état approprié. Aujourd'hui, la recherche en intelligence artificielle promet d'accompagner ces exercices avec de coachs digitaux, plus adaptés à la répétition, plus aptes à travailler sur des mécanismes infra-personnels et étrangers aux mécanismes de projection.</p>
<p style="text-align: justify;"> Cet optimisme scientifique doit toutefois être questionné. Observer une corrélation entre des circuits cérébraux et une performance cognitive ne veut pas dire que celle-ci est intégralement causée par eux, ce n'est pas parce qu'un réseau neural s'est activé lors d'un exercice que l'effet produit par ce dernier peut être tout entier attribué à la région étudiée. A. Ehrenberg insiste au contraire sur le caractère global du bénéfice qui peut être obtenu par les pratiques d'entraînement. Travailler sur une compétence sociale, ce n'est pas seulement augmenter l'efficience d'un mécanisme spécifique, mais c'est aussi accroître la confiance de l'individu dans sa capacité à mener des interactions humaines. Or, ce gain dépend directement de la confiance que le patient et son groupe ont placée dans l'efficacité de l'entraînement, l'effet global dépendrait donc moins du dispositif scientifique mis en œuvre que de la valeur sociale qui a été investie dans la scientificité de ce dispositif. A. Ehrenberg compare ces exercices capacitaires aux rituels de guérisons dans les sociétés lignagères : leur efficience thérapeutique est directement fonction de l'autorité que leur confère la communauté. Il y a toutefois une différence de taille car, alors que dans les sociétés traditionnelles la guérison repose sur une force supra-individuelle, ancêtre, totem ou esprit, l'époque contemporaine et les neurosciences font de l'individu et de son « potentiel caché » le seul dépositaire du pouvoir curatif. Ainsi, les thérapies cognitives et comportementales seraient moins une ingénierie des réseaux neuronaux que des exercices d'autonomie, inscrite dans une longue tradition occidentale, permettant à l'individu de refaire son être moral afin de trouver une forme de vie acceptable. Le succès de l'approche neuroscientifique viendrait donc, en partie, de ce qu'elle répond aux besoins de sujets souffrants dans des termes qui sont en adéquation avec leur imaginaire social. Le paradoxe est alors que les discours sur « l'homme neuronal », dans leur ambition d'objectivité, font l'impasse sur ces dimensions de sens et de subjectivité intime de l'être humain. Nous voyons, de cette façon, se dessiner la limite fondamentale du « programme fort » des neurosciences qui, en prétendant ramener la personne à son cerveau, néglige ce que cette dernière tient, par l'intermédiaire du langage, de la société. Le dernier chapitre de l'ouvrage, à l'appui de cette analyse, présente trois études de cas <em>littéraires</em> qui appartiennent pour les deux premières, <em>La femme qui tremble </em>de Siri Hustvedt et <em>Wish I could Be There </em>de Allen Shawn, au genre du témoignage de patients et pour le troisième, <em>La chambre aux échos</em> de Richard Powers, à celui de la fiction imprégnée de la littérature neuroscientifique qui a été présentée dans le premier chapitre. A. Ehrenberg montre comment, dans ces trois récits, les sujets confrontés à des pathologies à la lisière de la neurologie et de la psychiatrie font des aller-retours incessants entre démarche neuro-cognitive et psychanalytique, exercices et reprise réflexive, rituels et récit, objectivation rassurante et recherche d'intelligibilité personnelle, pour parvenir à produire une interprétation viable de leur propre vie. Pour les patients, l'opposition des causes et des raisons, des mécanismes neurologiques et des questions psychodynamiques, n'a pas la valeur de contradiction qu'elle peut avoir pour l'épistémologue ou le métaphysicien, ces notions renvoient à des distinctions pratiques pour attaquer leurs symptômes et rendre intelligibles leurs syndromes<sup>8</sup>. La constitution du cerveau en objet scientifique n'a pas une valeur explicative absolue, elle répond avant tout à la demande d'un sujet quête d'un sens à donner à son expérience. L'ouvrage se conclut ainsi sur un appel à réformer « l'homme neuronal », enfermé dans son crâne solipsiste, par « l'homme total » dont le cerveau est traversé par l'univers de l'apprentissage, du langage et de l'échange.</p>
<p style="text-align: justify;"><em>Un travail pour le professeur de philosophie</em></p>
<p style="text-align: justify;">D'un point de vue scientifique, la démonstration d'A. Ehrenberg n'est pas sans soulever quelques réserves. D'un côté, il prend comme matériaux une très abondante littérature médicale, psychologique, de vulgarisation, mais il tend à la ramener à des idéaux-sociaux typiques au détriment des prises de positions singulières de chaque auteur. Ainsi, un historien des sciences insisterait sans doute davantage sur les tensions et les problèmes qui travaillent l'évolution des disciplines médico-psychologiques (modèle de la prévisibilité contre modèle de l'autonomie par exemple). D'autant que, symétriquement, le lecteur peut rester sur sa faim quant aux matériaux proprement sociologiques susceptibles de documenter ces représentations collectives censées travailler les neurosciences. Enfin, les hypothèses de A. Ehrenberg sur le rôle des idéaux-sociaux dans les thérapies cognitives et comportementales, appellent quant à elles un complément d'enquête épistémologique sur l'évaluation de ces traitements, notamment une comparaison serrée avec l'effet placebo. Les conclusions de <em>La mécanique des passions </em>ne sont sans doute pas définitives, mais cela n'altère pas l'intérêt qu'elles peuvent avoir pour l'enseignement de la philosophie. Le professeur de terminale qui traite chaque année les notions du sujet, de la perception, de la matière et de l'esprit, de la conscience ou de l'inconscient ne peut que rejoindre le constat de Ehrenberg : alors que les élèves montrent une grande difficulté à manipuler ces concepts et, à plus forte raison, les théories de la phénoménologie ou de la psychanalyse, ils s'intéressent spontanément aux expériences des neurosciences et en assimilent sans réserves les conclusions. Il est même possible de s'appuyer, chez certains d'entre eux, sur une bonne connaissance des grands thèmes des sciences neuro-cognitives qu'ils assimilent déjà à leur expérience intime, comme cela pouvait être le cas par le passé avec les théories psychanalytiques. Plutôt que d'interpréter cela comme un simple défaut, une difficulté à accéder une véritable conceptualisation, l'ouvrage de Ehrenberg nous invite à voir dans cet intérêt des élèves une adhésion à un cadre intellectuel grâce auquel ils pensent leur statut de sujet. Ainsi, plutôt que de regarder la question des sciences du cerveau comme étrangère à une authentique réflexion philosophique, l'enseignant a tout intérêt à les saisir comme une matière, étrangère certes, mais bonne à produire un travail philosophiquement pertinent et profitable à la réflexion de ses élèves sur le monde qui est le leur. La condition, pour cela, est de parvenir à aller au-delà de l'aspect inquestionnable du résultat scientifique pour arriver à le problématiser. Là encore, la lecture de <em>La mécanique des passions</em> peut nous fournir des pistes de réflexion.</p>
<p style="text-align: justify;">Une première possibilité serait celle d'une approche critique, se réclamant de Foucault et de Bourdieu, par laquelle le réductionnisme des neurosciences serait saisi comme l'expression d'un biopouvoir visant à façonner des individus conformes aux attentes de l'économie actuelle. Ce n'est pas la voie qu'emprunte Ehrenberg.( p 14-15) Sans doute, les sciences neuro-cognitives font et vont faire l'objet de puissantes instrumentalisations économiques et politiques qui risquent fort de nous rappeler les grands moments du scientisme au XIX<sup>ème </sup>siècle. Toutefois, il ne faudrait pas fonder trop d'espoirs sur une critique purement politique des neurosciences car, d'une part, leurs apports sont réels et vont au-delà de ces instrumentalisations et, d'autre part, les idéaux sociaux qu'elles transmettent ne sont pas seulement des représentations construites et imposées par un « biopouvoir », elles font l'objet d'une adhésion intime de la part des individus contemporains. Ainsi, en adoptant une position de complète extériorité vis-à-vis des sciences du cerveau, nous courons le risque de laisser la majorité de nos élèves étrangers à notre démarche. Pour cette raison, il est préférable de mener une entreprise de mise en problème de l'intérieur de ces disciplines, de pénétrer leur discours pour en faire apparaître les limites et les difficultés philosophiques intrinsèques.</p>
<p style="text-align: justify;">On peut, pour cela, commencer par prendre acte de l'avènement de la révolution neurocognitive en tant que fait scientifique et social, tout en pointant les jeux de langage surprenants, voire aberrants, que produit le discours sur l'homme neuronal. La littérature de vulgarisation, comme les magazines grand public, regorge de formules telles que « notre cerveau apprend », « notre cerveau décide », « notre cerveau est amoureux », « notre cerveau nous trompe », quand il ne s'agit pas d'apprendre à « reprogrammer notre cerveau ». Nous sommes pourtant en droit de nous demander qui est ce « nous », ou ce « je », censé posséder, voire contrôler, ce cerveau, alors même que ce dernier est présenté comme la métonymie du sujet tout entier. Est-il correct de dire que je suis mon cerveau ou que j'ai un cerveau ? Une critique d'inspiration wittgensteinienne pourrait parfaitement objecter que seul un individu peut légitimement être dit « voir », « décider », « aimer » et non une quelconque partie de son cortex<sup>9</sup>. Il devient, à partir de là, possible de faire <em>sentir</em> aux élèves que ce flottement linguistique est révélateur des authentiques problèmes philosophiques que soulève le « programme fort » des neurosciences cognitives. Celles-ci, lorsqu'elles ont à s'exposer auprès des étudiants ou du grand public, posent le rejet du dualisme en principe constitutif, Descartes servant généralement ici de repoussoir. Selon les auteurs légitimes pour représenter le savoir neuro-cognitif, une approche scientifique de la pensée ne saurait reposer que sur des causes physiques, expérimentalement testables, toute référence à une autre catégorie d'objets s'apparentant à l'intrusion de forces mystérieuses et irrationnelles. Pourtant, si l'on se livre à une étude attentive des discours sur le cerveau, on se rend compte que la question est loin d'être réglée. Il y subsiste un flou dans lequel le dualisme est diffracté entre, d'un côté, un dualisme du corps et du cerveau qui se voit pourvu de tous les anciens attributs de l'âme, qui imagine, anticipe, décide ou commande et, de l'autre côté, un dualisme du cerveau et du sujet, « je » ou « nous », qui réapparaît comme une sorte de reste que l'on ne peut s'empêcher de convoquer pour donner un sens à ce qu'explique le mécanisme. Le discours neuro-cognitif, à la fois cherche à s'attaquer au plus intime de nous-mêmes, en même temps qu'il l'extériorise et le met à distance, son autorité scientifique et son efficacité thérapeutique se fondent sur cette objectivation, mais il ne peut s'empêcher de s'adresser aux sujets.</p>
<p style="text-align: justify;"> Après tout, si l'on endosse le « programme fort » et que l'on postule que le cerveau est la cause pleine de nos actions, ne devrions-nous pas décréter vide et illusoire toute référence à la notion traditionnellement de sujet ressentant, pensant et agissant ? La position philosophique qui devrait s'imposer alors serait l'<em>éliminativisme</em> défendu par Patricia et Paul Churchland<sup>10</sup>. Pourtant, peu nombreux sont ceux qui parmi les neuroscientifiques (et à plus forte raison parmi nos élèves) sont prêts à assumer cette conclusion, à admettre que seul le cerveau pense et agit, tandis que, en tant que sujets conscients, nous ne sommes que des spectateurs impuissants des déterminismes qui se jouent au niveau neural<sup>11</sup>. Dès lors, un espace se dégage pour le travail du professeur de philosophie car il dispose des outils conceptuels pour construire un discours consistant sur le sujet qui est compatible avec les acquis des neurosciences, mais qu'elles sont impuissantes à constituer avec leurs seules ressources.Pour cela, l'enseignant peut puiser dans les concepts et les distinctions qui ont été élaborés par la philosophie de l'esprit : explication et compréhension, les causes et les raisons, les réalités physiques et les <em>qualia</em>, le physicalisme des types et celui des <em>tokens</em>, le hardware et le software. Tout comme il peut s'inspirer des analyses de P. Ricoeur sur la grammaire des discours qui, plus que l'intimité du cerveau ou de l'esprit, constituent la réflexivité grâce à laquelle un sujet peut faire retour sur lui-même et sur son propre cerveau. L'intérêt de cette approche qui part de la critique de l'homme neuronal est qu'elle ne nous enferme pas dans les débats sur le <em>mind-body problem </em>qui, à ce jour, n'ont abouti qu'à cartographier une série d'impasses. Elle permet d'aborder la question des neurosciences dans un esprit d'ouverture aux autres savoirs, notamment ceux des sciences humaines, qui peut se réclamer de la tradition épistémologique française. Le bénéfice que l'on est en droit d'attendre de cette démarche pour les élèves est qu'ils acquièrent ainsi des connaissances, qu'ils se forgent un sens critique, grâce auxquels ils seront prémunis contre les fausses révélations, les discours d'autorité et les remèdes factices qui recyclent les acquis des neurosciences, comme la plasticité cérébrale ou neurones miroirs<sup>12.</sup></p>
<p style="text-align: justify;">Ces indications ne constituent que des pistes de réflexion et non le contenu d'un cours, il faudrait pour les rendre accessibles aux élèves des médiations circonstanciées et des développements conceptuels détaillés, la description de la mise en œuvre de ce programme demanderait de plus longs développements qui sortent du cadre de notre présent propos. Le grand intérêt de <em>La mécanique des passions </em>pour le professeur de philosophie nous a paru être, avant tout, de lui ouvrir une perspective problématique dans laquelle il peut déployer son activité de façon pertinente. L'ouvrage de Ehrenberg nous permet de comprendre la cohérence philosophique qui organise les thèmes récurrents des discours sur le cerveau, tout comme leurs limites. Nous n'en sommes plus à l'heure où le silence de la science laissait tout champ libre aux discours de la psychanalyse et de la phénoménologie, les neurosciences ont aujourd'hui l'ambition de traiter du sujet, de la conscience comme de l'inconscient, l'enseignement de philosophie doit en prendre acte, mais il doit aussi être un lieu pour questionner ces prétentions. De cette façon, il peut contribuer à former la culture générale et le sens critique des élèves face à ces questions qui vont occuper durablement leur univers intellectuel.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><u>Notes</u></p>
<p style="text-align: justify;">1) W. H. Auden, «In memoriam Sigmund Freud» tiré de <em>Another Time,</em> Random House, 1940, cité par Ehrenberg p. 13.</p>
<p style="text-align: justify;">2)« La conscience-étendue apparaît chez des esprits dotés de conscience-noyau, mais seulement s'ils peuvent s'appuyer sur les facultés supérieures de la mémoire, du langage et de l'intelligence, et lorsque les organismes en question sont confrontés à un type d'environnement social adéquat. Autrement, la conscience est une porte ouverte sur la civilisation mais elle ne se confond pas avec elle. » A. Damasio, <em>Le sentiment même de soi, corps émotions conscience, </em>Odile Jacob, Paris, 2002, p. 395.</p>
<p style="text-align: justify;">3) A. Damasio<em>, L'erreur de Descartes</em>, <em>la raison des émotions</em>, Odile Jacob, Paris, 1995.</p>
<p style="text-align: justify;">4)O. Sacks, <em>L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau</em>, Seuil, Paris, p. 130, cité par Ehrenberg p.44.</p>
<p style="text-align: justify;">5) « La psychologie comme la voit le béhavioriste est une branche purement objective et expérimentale de la science naturelle. Son but théorique est la prédiction et le contrôle du comportement. » J. B. Watson, « Psychology as the behaviorist views it », <em>Psychological Rewiew, </em>1913, 20, p. 158, cité par Ehrenberg p. 88.</p>
<p style="text-align: justify;">6) Ce constat est remarquablement formuné en 1960 par Donald O. Hebb, dans son adresse devant le congrès annuel de l'association des psychologues américains, « The American revolution », <em>The american psychologist, </em>1960, 15 (2), p. 735-745, cité par Ehrenberg p. 108. Il faut remarquer que cet auteur est aussi l'inventeur de la notion de « plasticité synaptique » et un des promoteur de celle de « cognitif ».</p>
<p style="text-align: justify;">7) Le chapitre se termine toutefois sur le constat que les recherches entreprises, depuis les années 1990, pour intégrer à la recherche des séries statistiquement pertinentes, comme la créations de bases de donnés d'imagerie médicale ou l'évolution des classifications des maladies mentales (DSM), ont eu pour effet de désindividualiser le cerveau en le faisant entrer dans des matrices statistiques auxquelles est confié l'explication de son fonctionnement (p. 146-162).</p>
<p style="text-align: justify;">8) A. Ehrenberg rapproche cette démarche de ce que Stanley Cavell appelle le "perfectionnisme moral", attitude éthique qui n'oppose pas l'ordre sensible des désirs à celui des devoirs rationnels mais cherche à les intégrer dans un effort du sujet pour se rendre intelligible à lui-même. S. Cavell met en œuvre ce style éthique dans son ouvrage <em>La philosophie des salles obscures</em>, Flammarion, 2011.</p>
<p style="text-align: justify;">9) Voir à ce propos les analyses de V. Descombes dans <em>La Denrée mentale</em>, Paris, éditions de Minuit, 1995, p. 103.</p>
<p style="text-align: justify;">10) En français, on pourra lire de Paul Churchland la traduction de son article « Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles » (1981) dans le très utile <em>Philosophie de l'esprit, </em>textes réunis par D. Fisette et P. Poirier, Paris, Vrin, 2003.</p>
<p style="text-align: justify;">11) On peut, pour faire comprendre cette position en classe, présenter l'expérience de B. Libet et les débats qu'elle a sucités.</p>
<p style="text-align: justify;">12) Pour cela, on pourra s'appuyer sur la lecture de l'ouvrage de D. Forest, <em>Neuroscepticisme, </em>Paris, Ithaque, 2014</p>Baptiste Morizot, Sur la piste animale, Actes-Sud, avril 2018, lu par Laurence Harangurn:md5:a312d99ded8b30876ba0a8a9327ceb3f2018-09-09T23:38:00+02:002018-09-09T23:38:00+02:00Michel CardinPhilosophie généraleHomme et animal<p style="text-align: justify;">Baptiste Morizot, auteur du livre <em>Les diplomates, cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant</em> (Wildproject Editions, 2016), nous interroge sur l’art du pistage et sur la manière de mieux habiter notre monde ; car il est évident à la lecture de ce bel essai - <em>Sur la piste animale</em> - que nous devons apprendre à « faire monde commun» avec les autres êtres vivants qui peuplent la terre.</p>
<p>.<img alt="Sur la piste animale" src="https://www.actes-sud.fr/sites/default/files/imagecache/c_visuel_cat_w120px/couv_jpg/9782330092511.jpg" /></p> <p>Pour autant, l’auteur ne donne pas de grandes leçons sur notre négligence à l’égard de la nature et des vivants mais nous invite à nous « enforester », à enquêter, à pister l’autre altérité afin de retrouver notre « chez soi » : nous avons en effet perdu notre demeure faute d’une véritable attention à ce qui nous constitue comme animal et comme être humain. « S’enforester », c’est se laisser prendre, se laisser aller à d’autres formes de vie ; simplement, pour apprendre, pour mieux connaître. En ce sens, l’enquête n’est qu’une manière rationnelle de pister l’animal, d’en comprendre la logique, la fantaisie, la magie dans ses moindres détails. Il nous faut donc retrouver le fait « d’être sur la terre » ; le fait de partager et de vivre avec d’autres vivants. Dès lors, pister une autre altérité consiste à se mettre à la place de l’animal, à « voir par ses yeux ».</p>
<p style="text-align: justify;"> Evidemment, il nous appartient de nous « décentrer», de changer de perspective dans cette quête de l’autre : savoir douter, être à l’écoute, être attentif et surtout sortir de soi. En quelque sorte, il s’agit d’explorer cette puissance relationnelle, qui nous convie - non d’imposer notre propre vision du monde - à nouer des rapports de « diplomatie » avec les autres êtres vivants.</p>
<p style="text-align: justify;"> La structure du livre se compose de six chapitres qui exposent l’art du pistage, de l’enquête (Préambule, l’art discret du pistage, cosmologie du lombric, l’origine de l’enquête) et les expéditions « diplomatiques » de l’auteur.</p>
<p style="text-align: justify;"> Il est curieux de constater que nous ne parvenons pas à communiquer avec les autres espèces qui peuplent notre terre. Fort de ce constat, nous savons déjà depuis les analyses de Lévi-Strauss et Descola, que notre rapport au monde semble obéir à la logique de la domination, de l’exploitation. Or, la « nature » ne peut s’entendre comme un simple « dehors » mais comme ce qui est partagé par les vivants - animaux et êtres humains -. Il est de l’ordre d’un appel que d’aller à la rencontre de l’autre : c’est le sens même de l’enquête et du pistage. Baptiste Morizot le rappelle avec véhémence :</p>
<p style="text-align: justify;">« <em>Le pistage a probablement joué un rôle majeur dans l’émergence de la pensée humaine, sous la forme précise de l’enquête. »</em></p>
<p style="text-align: justify;">L’anthropologue Louis Liebenberg fournit de précieuses analyses quant à l’hominisation et à l’évolution des espèces. Ainsi, les aptitudes humaines ne découlent pas uniquement d’un régime alimentaire, d’une intelligence supérieure, de dispositions à chasser mais du pistage ! Il nous faut donc suivre pas à pas la logique de « l’homo » par l’art du pistage ; car l’hypothèse de Morizot est audacieuse :</p>
<p style="text-align: justify;">«<em> Ce n’est donc pas la carnivorie qui constitue l’événement central (bien qu’il joue un rôle dans l’apport protéinique probablement nécessaire pour alimenter un cerveau volumineux) ; ni la chasse comme prédation et dévoration (bien qu’elle joue un rôle sur le plan phénotypique et écologique) mais le pistage. »</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Reconstituons donc cette logique de l’évolution humaine. D’abord, il faut partir d’un constat : contrairement aux autres espèces, « l’homo » n’est pas défini par un odorat puissant. Dès lors, il faut rendre compte à la fois d’une logique de l’adaptation et de l’évolution par la formulation d’un problème :</p>
<p style="text-align: justify;">« <em>Comment pister de la nourriture quand on ne possède pas les adaptations sensorielles adaptées à cette tâche ?</em>»</p>
<p style="text-align: justify;">L’auteur formule une hypothèse : il faut trouver tout simplement sans odorat des « choses invisibles ». De ce fait, il faut admettre que l’animal humain est fondamentalement « un prédateur visuel ». Il faut donc articuler les deux caractéristiques de cet animal humain - animal pisteur et animal social -. Autrement dit, il faut faire l’hypothèse que l’être humain a la capacité de saisir des indices et d’en reconstituer la trame. L’anthropologue Liebenberg a montré, dans une enquête consacrée aux chasseurs-cueilleurs bushmen du Kalahari, qu’il existe deux types de pistage - loin de lui, l’idée d’un chasseur naturel caractérisé par des armes redoutables -. Le pistage « systématique » consiste dans une « course à l’endurance » où l’animal est poursuivi jusqu’à épuisement (faute d’armes redoutables) ; puis le pistage « spéculatif » qui devient « art de penser », art de formuler des hypothèses. Face à la difficulté d’interpréter des indices, le pisteur est en mesure de reconstituer une histoire de l’activité animale ; d’en comprendre le cheminement. C’est pourquoi, la capacité à attribuer des intentions à autrui et à saisir « une intention invisible » constitue sans aucun doute une aptitude cognitive humaine. L’auteur va même plus loin dans cette histoire de l’évolution : il évoque une « réserve exaptative » qui consisterait à détourner l’usage de certains organes à seule fin de développer une capacité à interpréter, à lire des signes ; bref à se montrer intelligent ! Cet art de l’enquête, du pistage est à comprendre, dans une certaine mesure, comme une « réserve exaptative »: le « détective » doit reconstituer, à travers ses enquêtes, des histoires. Comment expliquer par exemple « <em>que nous sommes des corps de frugivores devenus pisteurs carnivores, c’est-à-dire des visuels condamnés à trouver des choses invisibles ?</em> »</p>
<p style="text-align: justify;"> Il serait donc possible, en puisant dans une sorte de réserve diplomatique, d’aller à la rencontre des autres espèces vivantes, sans chercher à les chasser, à les exploiter mais à cohabiter. Et il n’y a pas de cohabitation possible sans compréhension mutuelle. Dans le chapitre 1 « les signes du loup » , le chapitre 2 « un seul ours debout » et le chapitre 3 « la patience de la panthère », Morizot se laisse aller à une expérience intérieure ; celle qui consiste à donner au monde plus d’hospitalité qu’il semble en avoir à condition d’éviter deux écueils. Citons ce passage riche de promesse :</p>
<p style="text-align: justify;">« <em>Le monde naturel n’est pas d’abord une sauvagerie inhospitalière à civiliser à la sueur de son front, ce n’est pas un cosmos absurde de matière inerte à portée de main, c’est d’abord un environnement donateur que l’éco-évolution a rendu étonnamment prodigue pour tous. »</em></p>
<p style="text-align: justify;"> Imaginons alors un loup qui rôde près de Canjuers (Var) et qui ne laisse pas facilement approcher. L’auteur a beau l’observer, le suivre la nuit… Il ne parvient pas à le surprendre. De là, des interrogations qui poussent l’enquêteur à poursuivre ses investigations. Comment expliquer que le loup dispose de la capacité à disparaître ? Il est possible de traduire, d’interpréter ce pouvoir du loup comme « un art prestidigitateur de la misdirection » !</p>
<p style="text-align: justify;"> Dans le nord-ouest du parc national de « Yellowstone », c’est la rencontre avec un grizzly qui célèbre « la cérémonie diplomatique » sans acte de bravoure, sans rivalité. Certes, il n’est pas évident, face à une telle puissance de la nature, de ne pas être submergé par la peur. Est-il toujours possible de « tenir ferme » sans chercher les armes de la guerre ? Il est amusant de constater à quel point les recommandations face à un animal imposant peuvent varier. La seule chose qui reste à faire est de mettre à profit « la finesse empathique » ; mais on peut supposer que cela demande du temps et de l’expérience.</p>
<p style="text-align: justify;"> Et enfin dans le centre du Kirghizistan, c’est à la poursuite de la panthère que l’auteur apprend la patience ; car ce félin ne se donne pas à voir - d’où la nécessité d’utiliser des pièges photographiques pour visualiser la présence du fauve -. Mais il y a bel et bien de la sagesse et de la majesté dans la démarche de la panthère : à l’affût de sa proie, la panthère se montre « souveraine » !</p>
<p style="text-align: justify;"> Cette fascination qu’exerce ce félin nous ramène insensiblement à une « ancestralité animale partagée ». En cela, la quête amoureuse ressemble à l’art du pistage ; patiente et déterminée.</p>
<p style="text-align: justify;">L’art de pister est donc un moyen d’enquêter sur la manière d’habiter des autres vivants. Mais ce livre d’une grande originalité nous invite également à cohabiter avec les autres espèces animales. Le défi du XXIème siècle est de partager un monde commun.</p>
<p style="text-align: justify;">Laurence Harang</p>Jacques Schlanger, De l'usage de soi, Hermann, 2017, lu par Guillaume Fohrurn:md5:caa723deb64850ddf3221ac0660637f92018-09-06T06:00:00+02:002018-09-09T16:45:05+02:00Florence BenamouPhilosophie généralecroyanceexistencemortpenséesoi<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="81LY9OFfQYL.jpg" class="media" height="295" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.81LY9OFfQYL_m.jpg" width="198" />
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<p style="text-align: justify;"><strong>Jacques Schlanger, <em>De l'usage de soi</em>, Hermann, 2017 (146 pages). Lu par Guillaume Fohr.</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Jacques Schlanger est actuellement professeur émérite de philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem. Dans son ouvrage <em>De l'usage de soi</em>, il propose au lecteur une pérégrination autour du « je » en sept intervalles. Le chiffre sept n'est pas sans évoquer la menorah, chandelier à sept branches de la tradition juive dont l'étymologie désigne la racine de la lumière. Le « je » se donne parfois à voir ou reste caché, toujours est-il qu'il demeure à l'origine de toute pensée, de toute action, de toute communication. Aussi, nos sentiments, nos idées, nos savoirs, nos croyances ne font pas exception en la matière. Ce livre propose une mise en abîme des diverses modalités de l'usage de soi en philosophie.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p> <p><strong>I User de soi. </strong></p>
<p style="text-align: justify;">Derrière toute manifestation humaine de réflexion ou d'action, derrière toute intention se donne à voir et se cache derrière un « nous », un « on », un « je ». Jacques Schlanger s'il n'occulte pas l'usage de soi que font la psychologie, la sociologie, la psychanalyse, cherche à cerner l'usage philosophique du déictique « je ». Le sage antique, ou le penseur du Moyen-Âge, n'a que peu recours au « je » pourtant il s'exprime à partir de lui-même, même lorsqu'il pense que ce qu'il nous dit vient d'ailleurs. « De ce point de vue, on peut voir dans toute oeuvre philosophique originale une confession, en prenant le terme <em>confession</em> au sens large d'un exposé de croyances et d'opinions, au sens d'un <em>credo</em> philosophique » selon Schlanger. </p>
<p style="text-align: justify;">L'usage moderne du « je » apparaît avec la modernité chez Montaigne puis Descartes. On peut en distinguer trois modes principaux : un mode privé particulier, un mode pédagogique paradigmatique, un mode général transcendantal. Chez Montaigne, le premier mode est l'expression de l'unique, de la singularité ; le second mode relève d'une intention de se dire pour créer un modèle de pensée. Chez Descartes, plus particulièrement dans le <em>Discours de la méthode</em>, on note un usage de soi comme passage de la<em> persona</em> privée à la <em>persona</em> publique, compris au sens étymologique de masque, de ce qui se dit indirectement. Aussi, le « je » privé autobiographique n'a d'autre visée que de nous conduire au « je » public de l'injonction et de la réussite cognitives. De plus, en affirmant que « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », Descartes montre que son esprit ne diffère pas de celui du commun. L'introduction d'un « je » métaphysique implique en plus des deux premiers usages – privé et pédagogique – un usage transcendantal général, à savoir un « je » qui nous situe autrement dans le monde. Tous ces usages visent à fonder l'authenticité du « je » sans cesse remise en question. En livrant l'intime de sa pensée, Descartes aboutit à l'énonciation du <em>Cogito</em>, un « je » pour nous tous.</p>
<p style="text-align: justify;">La plongée au coeur de la pensée cartésienne conduit à sa mise en perspective avec le « je » exposé dans <em>l'Ethique</em> de Spinoza. La réflexion temporelle cartésienne laisse alors place à une pensée spinoziste d'un « je » hors du temps vécu. Schlanger ajoute, « il n'y a pas de différence essentielle entre le <em>je</em> de Montaigne qui se présente, le <em>je</em> de Descartes qui se raconte et le <em>je</em> de Spinoza qui s'implique : les trois visent ce que nous avons en commun, notre nature humaine, même s'ils l'expriment sous trois modes différents ». Ainsi, ces modes d'exposition du « je » sont autant de manières de vouloir être dans la vérité du « je ».</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>II Idéer.</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Jacques Schlanger s'attache en suivant à caractériser le travail du philosophe comme la production d'objets idéels. L'état permanent d'idéation dans lequel se trouve l'homme est comparable à l'état de respiration ou encore de perception. « <em>J'idée</em> comme je respire, comme je perçois et la plupart du temps je n'en suis pas conscient ». Aussi, il convient pour l'auteur de s'étonner du tourbillon d'idées qui surgit en nous et se traduit en langage sans que nous le maîtrisions et même que nous en soyons à l'origine. Certaines idées sont fixées en moi, d'autres au contraire m'échappent sans que je sache toujours pourquoi. Certaines idées apparaissent à ma demande parce que je les sollicite, d'autres surgissent sans que je les ai convoquées. Parfois, une idée me manque mais fait sens dès que je l'aperçois. Pourtant, « l'idée qui se présente à moi me parvient comme si elle venait d'ailleurs, comme si je n'étais pas le maître du processus de fabrication des idées qui a lieu en moi ». Aussi, <em>idéer</em> c'est se mettre dans la disposition la plus favorable pour recevoir les idées. Pourtant, <em>ces </em>idées sont toujours <em>mes </em>idées, qu'elles soient présentes, en attente ou encore non advenues. Parfois, je m'éblouis alors de ce qui se trouve déjà en moi. Telle une perle imparfaite cachée dans une coquille, l'idée s'accroche – comme l'huître au rocher – à la pensée qui fait corps en moi. La survenue d'une idée peut susciter alors de l'étonnement, de la satisfaction, du plaisir ou encore de l'émotion qui perturbe le moi. L'idée qui me « traverse la tête » peut se perdre parfois mais laisse une empreinte en moi qui laisse à croire que je peux la reconnaître. Je traduis cette idée en mots sans qu'ils ne parviennent à la dire tout à fait, à l'exprimer entièrement. Il semble néanmoins que « la vie de la pensée se déploie le mieux dans un état corporel de routine ». Le laisser aller du corps conditionnerait le laisser aller de l'esprit. </p>
<p style="text-align: justify;">Comment mes idées se manifestent-elles en moi ? Schlanger expose trois positions classiques sur les idées et sur la manière dont le sujet les perçoit : « je découvre les idées qui se forment en moi (Hume) ; je suis le producteur de mes idées (Descartes) ; je contemple les idées qui apparaissent devant moi (Platon) ». À ces trois visions font écho trois rôles du moi dans son rapport à l'idée : participation intérieure (introspection), action consciente (acteur) et passivité (spectateur). Schlanger distingue alors la vision organique de la formation des idées de la production active d'idées et de la vision contemplative de l'apparition des idées. Dans le dernier cas, l'idée semble jouir d'un mode de vie autonome. Aussi, cette dernière perspective pose un problème ontologique. Schlanger écarte la voie d'une ontologie externe au profit d'une ontologie interne. Les idées qui voient le jour y compris celles qui nous paraissent venir de l'extérieur sont ancrées dans le moi. Paradoxalement, « l'idée toute faite » me fait me rendre compte de la double nature des idées. L'idée se comprend alors comme événement mental tout autant que comme objet de langage. Schlanger pose alors la question de l'habillage de l'idée par le mot. Vu sous cet angle, le langage semble indispensable pour avoir des idées. « Dire une idée, c'est chercher à l'atteindre en même temps qu'on l'élabore ». L'idée se tapit dans l'ombre du mot, elle se dérobe. Le mot transforme l'idée et reste dans l'incapacité de la dire complètement car sa nature l'en empêche. « À l'idée marquée par le nom propre <em>temps</em> s'agrègent les mots-clés durée, mesure, chronologie, météorologie, qui chacun mène l'idée de <em>temps</em> dans une autre direction ». Ces « halos sémantiques » interpellent le sens principal et proposent des déviations de sens. Mais qu'en est-il pour l'enfant, l'animal ou la pensée non verbale ?</p>
<p style="text-align: justify;">Des mots inattendus peuvent recouvrir une idée ancienne, à l'inverse une idée nouvelle peut surgir du langage. Tout cela montre bien l'aspect fondamental de la vitalité à l'oeuvre dans l'idée. D'ailleurs, une même idée peut donner plusieurs sens. Voilà ce en quoi sans doute consiste la confrontation des idées puisque les interlocuteurs n'entendent pas le mot et <em>a fortiori</em> l'idée en un même sens. De la même façon, à l'intérieur de moi se joue une « polyphonie de la pensée » qui guide mon effort réflexif et témoigne de mes hésitations, de mes doutes tout autant que des chemins de traverse empruntés.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>III Savoir.</strong></p>
<p style="text-align: justify;">« Je suis un <em>homo sapiens sapiens</em>, un homme qui sait qu'il sait ». Seul l'homme est en réelle capacité de situation cognitive. La plante, l'animal, la machine s'adaptent, créent et parfois nous surprennent mais il n'en reste pas moins que toute situation cognitive est égocentrée, relative à un <em>sujet de savoir</em>. Si certains de ces savoirs semblent innés, d'autres semblent en revanche acquis par imitation ou éducation. Il tient lieu de définir le savoir comme « l'aptitude du sujet à mettre en action une procédure en vue d'une fin à réaliser, qu'il s'agisse de faire, d'agir, d'envisager, de produire, de vérifier, d'apprendre, d'enseigner, de se souvenir et ainsi de suite ». Schlanger s'attache à décrire le phénomène qui se joue dans la pratique cognitive qui mène du savoir-processus au savoir-résultat. Il propose alors six figures, six modes de savoir. Le <em>savoir- vivre</em> peut se comprendre comme le savoir des sentiments et des sensations. Le <em>savoir-faire</em> est le savoir pratique. Le <em>savoir-savoir </em>est le savoir théorique. Le <em>savoir-croire</em> est le savoir de la conviction intime. Le <em>savoir-agir</em> est le savoir en rapport à l'autre que soi. Le <em>savoir-être</em> est le savoir du rapport à sa propre existence. Cette plurivocité du savoir fait écho au polymorphisme de l'homme et incite l'homme à se penser comme objet, à s'objectiver. Aussi penser la connaissance de soi, c'est admettre le problème que pose la reconnaissance de soi au travers d'une apparence toujours transformée et protéiforme.</p>
<p style="text-align: justify;">En posant la question « Qui suis-je ? », Schlanger suppose qu'il me faut sortir de moi-même pour pouvoir formuler les contours d'une réponse. Rien ne semble plus proche de moi que mon corps dont j'ai une connaissance directe ou mes organes internes bien que leur connaissance soit indirecte. Mais qu'en est-il de mes sentiments, de mes désirs ? « Quand je cherche à me connaître comme esprit, quand je cherche à saisir ma vie mentale, je me retrouve en fâcheuse posture : le <em>moi </em>que je tiens à retenir, dès que je veux le saisir, se dissipe en impressions diverses et flottantes dont j'essaie sans succès d'arrêter le flux ». Schlanger reprend alors à son compte la distinction initiée par Bertrand Russell entre <em>connaissance par description</em> et <em>connaissance par accointance</em>. Cette dernière permet de comprendre le passage que j'ai de la conscience de mon existence en la connaissance que je possède de mon existence. Ainsi, faire de moi un <em>objet de savoir</em> suppose la disparition du moi comme pur existant pour ne pas compromettre sa saisie comme moi morcelé. Je n'arrive jamais à me connaître entièrement. Voilà sans doute ce pourquoi, le sujet demeure inépuisable.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>IV Croire.</strong></p>
<p style="text-align: justify;">« Par <em>croyance</em>, j'entends à la fois un état d'esprit, le fait de croire, et le contenu de cet état d'esprit, ce en quoi l'on croit ». Aussi, la croyance s'entend comme acte de foi tout autant que comme prise de position subjective. La pluralité des croyances en moi suppose des contradictions qui ne m'apparaissent pas comme telles. « Croire c'est agir : l'action est à la fois le signe et la preuve de la croyance ». Les croyances profondes sont remises en doute, la transmission par voie d'autorité qui les avait fait miennes remet en question ces croyances que je tiens à distance du fait du recul engagé sur moi-même. Schlanger soulève le paradoxe de la croyance, solitaire mais expérimentée dans l'espace social. L'entreprise philosophique, hypothétique par nature, conduit parfois à un changement de position du philosophe du fait de sa confrontation renouvelée avec le réel mais sa démarche est pour ainsi dire de « bonne foi ». L'adéquation des idées au moi peut créer un détachement d'avec nos idées anciennes et nous contraint parfois au silence philosophique : on peut parler alors de conversion philosophique.</p>
<p style="text-align: justify;">Schlanger s'engage ensuite dans l'exposé de ses démêlés avec Dieu. Notons qu'il y a quelque chose de périlleux à livrer l'intimité de sa pensée sur la croyance qui relèverait à la fois de l'ascension – à l'instar de l'échelle de Jacob exposée dans la Genèse biblique – du vertige mais aussi de la chute. À la suite de la séparation d'avec sa famille, alors jeune adolescent, Schlanger a découvert un monde nouveau où Dieu avait perdu sa place, un monde sans horizon divin. La perte de foi relève d'une lame de fond et non d'un coup de tête qui bouleverse le moi en perçant à jour les failles qu'il écartait par commodité. Il faut alors reconfigurer le moi dans un monde qui réponde pleinement à la perte de Dieu. Reste ensuite le souvenir de Dieu qui fait suite au lien de proximité engagé avec lui pendant l'enfance. « Ce dieu perdu a laissé en moi sa marque, une sorte de filigrane, une pliure interne presque invisible et légèrement douloureuse ». Schlanger relate alors sa conversion idéelle, son changement radical de perspective. Car – comment une croyance si fortement gravée en moi peut-elle disparaître ? – s'interroge-t-il. Les évènements vécus, les parcours de vie conduisent tout d'abord à une mise à distance de la croyance d'avec le moi, puis à son éloignement, enfin à sa séparation. Reprenant à son compte la question de la possibilité d'une croyance après Auschwitz, Schlanger souligne que la croyance tient alors à la nature des personnes, certaines se révoltent contre elle, d'autres encore invoquent l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de comprendre le dessein divin. « Maintenant que j'y pense, si j'ai cessé de croire en Dieu c'est moins par colère ou par déception que par désintérêt, par indifférence ». Forcé de reprendre sa vie à son compte, Schlanger a dès lors pu considérer Dieu comme un problème philosophique.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>V Philosopher. </strong></p>
<p style="text-align: justify;">Jacques Schlanger retrace dans ce chapitre le parcours initiatique qui l’a conduit en philosophie. Les tentatives infructueuses, maladroites, sa naïveté, ses manquements, ses errances, ses doutes sont autant de chances d'interroger la vie de l'esprit à l'aune d'une pensée en action et par ricochet de nous questionner sur notre propre parcours philosophique en perpétuel chantier. Le moi se prend comme le mètre étalon de la pensée. Qu'apprend-on en philosophie ? Outre les grands courants de pensée, on s'efforce de développer le sens critique. L'étudiant en philosophie devient alors « un professionnel du jeu des idées ». L'enseignant de philosophie s'efforce d'ouvrir un horizon de connaissance, il doit être précis dans les contenus et pédagogue dans la manière de les transmettre. Jacques Schlanger s'interroge: l'enseignant vit de la philosophie mais vit-il en philosophe ? Dans tous les cas, il doit être un aspirant au bonheur et à la sagesse. « Sous ce rapport, il s'engage en philosophie non seulement pour en savoir plus, ni pour savoir faire, ni même pour savoir agir, mais pour savoir être ». Schlanger montre le décalage qu'il peut y avoir parfois entre les idées et l'usage que l'on peut en faire. Il explique que c'est sans doute dans cet interstice que naît l'insatisfaction. Il compare en suivant l'enseignant de philosophie et le maître de philosophie. « L'enseignant s'adresse à des élèves, le maître s'adresse à des disciples ». Aussi, l'enseignant rend compte de l'entrelacs des idées de manière non contraignante. L'attitude du disciple est proche de celle du croyant. L'attitude de l'élève quant à elle l'amène par lui-même à développer son sens critique, à construire son propre cheminement intellectuel.</p>
<p style="text-align: justify;">Schlanger met alors en parallèle la physique comprise comme discipline scientifique et la philosophie comprise comme formulation de doctrines. La différence entre les deux tient selon lui dans le fait que la première théorise alors que la seconde n'a que trop appris à limiter ses ambitions. Alors qu'il n'y a qu'une physique, il y a en revanche des philosophies. En ce sens, « une position philosophique, une doctrine philosophique, un système philosophique, ne sont jamais <em>vrais</em> au sens strict du terme, ni même vérifiables ». Être philosophe, c'est donc créer sa propre voie, son propre chemin. Faire usage du soi a conduit Schlanger à reprendre, à travailler les textes antiques saisis dans l'antichambre du présent vécu en écho à leur création.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>VI Vivre.</strong></p>
<p style="text-align: justify;">On a souvent le sentiment que la vie nous conduit et non pas que nous conduisons notre vie. L'action réfléchie, raisonnée laisse place alors trop souvent à la réaction aux évènements, aux situations. Bien que l'objet de notre désir – le bonheur – semble commun, il est malheureux qu'on ne sache toujours comment l'atteindre. Pour Schlanger, le premier pas consiste à s'interroger sur comment mener sa vie pour mieux ensuite persévérer dans l'être. C'est l'équilibre entre nos aspirations et le réel auquel nous sommes confrontés que nous devons chercher à atteindre. « Aurai-je pu envisager un meilleur usage de moi ? », telle est la question que Schlanger s'adresse. Sauts d'être, coupures d'être jalonnent notre existence qui paraît dès lors soumise au hasard, à la chance. Ce constat laisse à penser des vies possibles, rêvées, imaginaires qui n'existent que parce que je les fantasme ou encore des vies romancées qui elles se matérialisent dans des êtres de papier. Toutes ces vies ne cessent de me ramener à ma vie réelle bien que nous soyons perpétuellement « au seuil de nos vies possibles », mais s'amenuisent au fil du temps vécu.</p>
<p style="text-align: justify;">C'est à l'adolescence que se formule avec le plus d'acuité la question : Que vais-je faire de ma vie ? L'adolescent se confronte à des modèles de vie tout en rêvant de devenir lui-même. Bien assez tôt, il se posera la question : Qu'ai-je fait de ma vie ? Les sociétés humaines mettent en avant des vies guidées par leurs valeurs (honneur, richesse, religion, intérêt) et mettent au pilori ce qu'elles nomment les mauvaises vies. Comment faire un bon usage de sa vie ? Vivre, c'est jouir, faire, agir, être. À la question, « comment se fait-il qu'il m'arrive de ressentir une obligation envers ce qui n'est pas directement moi ? », Schlanger formule deux hypothèses, l'une historique, l'autre ontologique. Dans la perspective historique, l'obligation se fonde sur l'appartenance à une société et un savoir que nous pensons avoir sur nous-mêmes. Dans la perspective ontologique, l'obligation se pose à nous de manière intérieure. Objection faite d'une vie sans concession faite au désir, l'obligation est inscrite dans la persévérance de l'être. Ainsi, il faut s'efforcer d'être vraiment soi-même, sans jamais être certain d'y parvenir entièrement. D'où le décalage perceptible et persistant entre ce que je devrais être et ce que je suis. L'adéquation à soi-même et au monde suppose un apprentissage de l'être comme justesse à soi-même, elle doit être un idéal régulateur. Vivre au présent impose de se tenir au présent, dans un présent actif et plein. Il faut : « agir, s'arrêter, regarder, contempler, continuer, reprendre la route jusqu'à ce que mort s'ensuive ». </p>
<p style="text-align: justify;"><strong>VII Mourir. </strong></p>
<p style="text-align: justify;">Parler de la mort en général n'a rien à voir avec parler de <em>ma </em>mort en particulier. « Il me semble (…) impératif de ne pas laisser passer un événement aussi radical dans ma vie sans que j'essaie de voir d'aussi près que possible de quoi il s'agit, comment m'y rapporter et ce que je pourrais en faire ». Peut-on donner du sens à la mort au regard de la vie ? Douce, laide, douloureuse, digne, vécue, imaginaire, la mort est plurielle. Aussi, la mise à mort du moi ne peut se penser qu'au regard de la mort d'autrui. L'inéluctabilité de la mort ne doit pas m'empêcher de penser que tout comme il y de belles vies, il y a de possibles belles morts. Comment alors faire jouer le hasard en ma faveur ? « La mort est une indécence, comme un pet ou un rot, qu'il faut apprendre à ignorer, mais une indécence qui rôde autour de nous et fait peur ». Voilà, sans doute ce pourquoi on l'ignore. La religion voit dans la mort un saut vers une fin souhaitée. Pourquoi alors ne pas s'y engouffrer volontairement ? Parce qu'il ne faut pas précipiter la fin. L'attrait scientifique actuel pour la mort suppose une objectivité, une neutralité qui me met à distance de <em>ma</em> mort.</p>
<p style="text-align: justify;">Comme objet d'observation, elle perd son acuité. Comme objet de réflexion, elle peut être une source d'angoisse. Aussi, mieux vaut-il appréhender la mort pour ne pas en avoir peur. À la manière du sage antique, pour qui « il faut être libéré de la peur de la mort pour pouvoir s'engager librement dans la vie ». Ce qui est à craindre c'est la voie empruntée par la mort, qui nous fait devenir spectateur de notre vie, plus que la mort elle-même qui est d'une évidence certaine. La maladie, la souffrance peuvent pousser à ne plus persévérer dans l'être à tout prix, à prendre de court une vie qui ne nous convient plus, qui laisse place à la survie plus qu'à la vie. Aussi, il existe un bon usage de la mort. Jacques Schlanger se livre ensuite à un testament intimiste relatif à la disposition de son corps, de ses biens mais aussi et surtout de ses sentiments. Il conclut, « je voudrais mourir à la fois vite et dans longtemps ».</p>
<p style="text-align: justify;">Jacques Schlanger, dans son essai, propose un récit riche et dense, une épopée du moi dans ses différents modes d'être. Au travers d'une écriture imagée et poétique, il nous assène des « uppercuts » et montre la violence tout autant que l'urgence qu'il y a à penser le moi par soi-même et en dehors de soi. </p>
<p style="text-align: justify;">Au travers d'un récit virevoltant, Schlanger tisse un fil d'Ariane qui permet au moi d'échapper à sa nature labyrinthique. En ce sens, c'est un penseur de fond qui affleure et néanmoins effleure par la poésie du langage le lecteur par la pertinence, la profondeur, la justesse du propos tenu. Pour balayer les certitudes, enjeu majeur de l'entreprise philosophique, il n'hésite pas à se mettre à nu. Cette démarche ne relève aucunement d'une « impudeur du moi », d'une posture factice ou artificielle trop souvent rencontrée, mais suppose bien plutôt de partir à la rencontre du moi sans concession dans une démarche active, salvatrice, voire rédemptrice. En ce sens, l'entreprise de Jacques Schlanger est le reflet des doutes, des tiraillements qui « cognent » le moi et se confrontent à lui de manière incessante.</p>
<p style="text-align: justify;">Guillaume FOHR</p>Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Poche 1994, lu par Adda Meharez Freyurn:md5:d00bf2f58e67187f2b85fede84a439842018-07-17T06:00:00+02:002018-07-17T06:00:00+02:00Romain CoudercPhilosophie généraleBachelardBergsonDuréeInstantTemps<p style="text-align: justify;"><strong><img alt="https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/414TeHYGuxL._SX306_BO1,204,203,200_.jpg" src="https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/414TeHYGuxL._SX306_BO1,204,203,200_.jpg" style="height: 243px; width: 150px; float: left;" />Gaston Bachelard, <em>L'intuition de l'instant,</em> Le Livre de Poche, Paris, 1994 (154 p.).</strong></p>
<p style="text-align: justify;">On dit qu’il n’y a pas d’âge pour apprendre. Je fais aujourd’hui, et ce n’est pas la première fois, l’expérience heureuse et vraie de cet adage après la lecture de l’essai de Bachelard (1884-1962) <em>L’intuition de l’instant</em>.</p>
<p style="text-align: justify;">Quelle est la ligne défendue par Bachelard et en vertu de quelles interrogations ?</p> <p style="margin-left: 247.8pt; text-align: center;">« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices, Suspendez votre cours. »</p>
<p style="margin-left: 247.8pt; text-align: center;"> Lamartine,<em> Le Lac.</em></p>
<p> </p>
<p style="text-align: justify;">Qu’il me soit permis, dans une première perspective, de retracer les pistes et quelques arguments avancés par Bachelard pour les replacer, dans une deuxième perspective, dans l’horizon d’une réflexion sur la notion de temporalité et peut-être même des temporalités.</p>
<p style="text-align: justify;">Il ne s’agira pas tant pour moi d’explorer les aspects scientifiques d’une telle problématique, dont les enjeux ne sont que trop évidents à l’aune du tout numérique, que de proposer quelques pistes et réflexions que m’inspire cet essai de Bachelard. C’est donc en tant que professeur que je me livre à cet exercice heureux de mise en perspective d’une pensée originale et sans doute déroutante par certains aspects. C’est aussi en tant que citoyen que j’accueille ce texte comme la possibilité de donner une nouvelle impulsion aux enjeux de notre de notre modernité concernant les modalités d’apprentissage, souvent, trop souvent, masqués par les conditions d’enseignement.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Bachelard avait lié de longue date une amitié au sens le plus noble du terme, à savoir une relation dans laquelle deux êtres participent d’une même communion de pensée et par laquelle chacun éprouve une émulation joyeuse à toujours se surpasser dans les débats qui sont offerts à cette amitié. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » disait en son temps Montaigne<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a> marquant par là le statut de cette amitié indéfectible avec La Boétie. </p>
<p style="text-align: justify;"> Gaston Bachelard (1884-1962) et Auguste Roupnel (1871-1946) sont amis et collègues (l’un professeur de philosophie, l’autre d’histoire) à l’université de Dijon. Le premier a une destinée universitaire davantage mise en lumière que le second dont pourtant les réflexions sont la marque d’un précurseur. Bachelard, dans un même mouvement d’amitié et d’adhésion intellectuelle, fait sortir de l’ombre une thèse centrale développée par Roupnel dans son ouvrage <em>Siloé </em>(1927<em>). </em></p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Une longue tradition philosophique fait reposer la notion de temps sur celle d’un fleuve qui poursuit continuellement son cours et emporte tout sur son passage. « Tout s’écoule » dit le présocratique Héraclite<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. Bachelard, à partir d’une lecture minutieuse de <em>Siloé</em>, sort de son silence et d’une sorte de « sommeil dogmatique »<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftn3" name="_ftnref3" title="">[3]</a> pour rompre avec cette conception du temps comme fleuve et décide, dans <em>L</em><em>’intuition de l’instant, </em>de se baigner, et nous baigner, dans une autre eau que celle qui, jusque là, a poli notre conception du temps, et par là même, tout ce qui en découle. C’est aussi l’occasion pour lui de régler ses comptes avec toute la philosophie bergsonienne du temps.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">D’un mot, Bachelard rompt avec la thèse de Bergson (1859-1941) selon laquelle le temps véritable c’est la durée car ce que nous appelons communément « temps » n’est que le découpage artificiel (nous préciserons pourquoi) de nos actions, de nos entreprises humaines, à toutes les échelles et sur tous les plans, dans un certain espace. Le temps, c’est le découpage du réel à partir des exigences de la vie qui nécessite de choisir pour œuvrer, transformer. Autrement dit, le temps n’est que la partie superficielle de toute la véritable mélodie qui se joue dans le flux intérieur et ininterrompu de notre conscience. Cette mélodie, qui structure notre être et notre rapport aux choses, est ce que Bergson appelle la durée. Autrement dit encore, la durée est ce qui va donner consistance et effectivité à la notion de temps. Le temps n’existe comme temps qu’à partir de cette dimension fondatrice qu’est la durée.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Bachelard récuse et refuse cette notion de durée, comme fondatrice du temps, pour lui préférer celle d’instant. Et, à partir de cette rupture conceptuelle, c’est tout une conception du temps qui est aussi réinterrogée pour être réétablie à partir de ce concept d’instant. Le temps n’est pas la marque objective et imparfaite d’une continuité indivisible dont seule la durée peut rendre compte, mais il est au contraire un flux discontinu (l’expression est paradoxale) marqué par des instants successifs. Quels sont les soubassements d’une telle révolution métaphysique quant à l’essence du temps ? Et quelles en sont les conséquences théoriques et pratiques ?</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Nous jugeons et appréhendons toutes nos expériences vécues sur le terrain d’une certaine durée et nous nommons toutes ces expériences à partir d’adverbes qui nous font croire en cette durée. Pendant, parfois, de temps en temps…Nos vies s’accomplissent dans une espèce de tissu douillet dont nous ne nous pouvons jamais saisir ce par quoi il est constitué mais dont nous pressentons que c’est cette étoffe qui englobe et donne épaisseur à nos choix et à nos actions.</p>
<p style="text-align: justify;">Bachelard s’oppose à cette psychologie douillette dont il nous dit qu’elle est un refuge qui nous empêche de saisir la véritable nature de nos actes et nous empêche aussi de saisir ce qu’est, sinon la véritable nature du temps, du moins ce qui en constitue un des éléments fondamentaux, à savoir l’instant.</p>
<p style="text-align: justify;">Disons le clairement, Bachelard soutient et défend la thèse selon laquelle le temps n’est pas un flux continu mais qu’il est au contraire discontinu. Plus encore, ce qui marque et justifie cette discontinuité, c’est qu’elle repose sur des instants, indépendants les uns des autres, par définition, et dont pourtant ils vont être les assises à partir desquelles une temporalité est possible, et même effective, et productrice de vie.</p>
<p style="text-align: justify;">En quoi l’instant se distingue-t-il de la durée ? Et si l’instant est, selon le langage courant, ce qui fuit et ne dure pas, comment peut-il investir une épaisseur de vécu et donner corps à nos existences, alors même que toutes nos expériences semblent lutter contre cet éphémère qu’est l’instant ? Il nous faut ici convoquer quelques arguments majeurs avancés par Bachelard et surmonter ce qui légitimement déroute et, disons-le déjà, instaure une rupture psychologique et métaphysique quant à notre rapport au temps ; celui qui passe et dont nous disons qu’il dure plus ou moins selon nos états affectifs ; et celui qui matérialise et structure toutes les strates de nos relations ; celui aussi qui organise toute notre conception de la Vie, qu’elle soit biologique, physique, spirituelle.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Pour dire les choses simplement, Bachelard fonde ses arguments à partir de deux grands axes. Un axe qui relève de l’expérience vécue et un autre à partir de développements scientifiques.</p>
<p style="text-align: justify;">Notre expérience quotidienne nous fait ressentir, non pas de la durée, mais des instants. Et cette illusion de durée repose sur le fait que nous croyons que les choses et nous-mêmes sommes emportés dans un flux, comme si nous n’existions pas indépendamment des choses. Cette notion de durée, qui ne devient chez Bachelard qu’une hypothèse, trouve ses limites que Bachelard résume ainsi : « Ayant triomphé en prouvant l’irréalité de l’instant, comment parlerons-nous du commencement d’un acte ? Quelle puissance surnaturelle, placée en dehors de la durée, aura donc la faveur de marquer d’un signe décisif une heure féconde qui, pour durer, doit tout de même commencer ? » Autrement dit, la notion de durée rend impossible tout acte et donc toute nouveauté puisque nier l’instant c’est refuser de voir que nous agissons continuellement et que nos actes ont chacun leur individualité propre qui leur confère justement cette nouveauté et cette fraîcheur qui sont la marque de la Vie elle-même.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Vivre ce n’est pas se répéter stérilement, même si nous avons l’impression d’un « éternel retour »<a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftn4" name="_ftnref4" title="">[4]</a>, car en réalité, il vaudrait mieux parler d’une « éternelle reprise ». Bachelard reprend à son compte la formule de son ami tant il lui semble vrai et incontestable que, sans cette « éternelle reprise », les notions de changement, de progrès, n’auraient pas de sens. Vivre c’est donc être sous l’impulsion de ces élans infinétisimaux mais réels que sont les instants.</p>
<p style="text-align: justify;">Notre vie intérieure, dès lors que nous voulons la saisir dans sa spécificité, sa singularité, n’est pas marquée par de la durée mais des instants qui se succèdent et nous façonnent continuellement. Si je prends le temps de me pencher sur ma tristesse, sur ma joie, je ne découvre pas des sentiments diffus et confus. Un peu d’attention me fait au contraire éprouver et expérimenter le fait que mon humeur varie d’un instant à un autre et que ma tristesse ou ma joie ne sont jamais tout à fait les mêmes parce qu’elles ne sont pas emportées dans ce flux artificiel qu’est la durée, mais toujours réinventées par mon désir de perséverer, d’être moi-même, à chaque instant ou moment de mon existence. « On se souvient d’avoir été et non pas d’avoir duré » nous dit Bachelard.</p>
<p style="text-align: justify;">Pour fortifier, légitimer davantage cette psychologie et cette métaphysique de l’instant, Bachelard convoque aussi un argument majeur, tiré des sciences et en particulier de la conception einsteinienne du temps. D’un mot, ce qui ressort de cette révolution scientifique qu’est la formulation de la théorie de la relativité restreinte et générale, c’est que le temps des choses n’est pas le temps des hommes ; ou plus précisément, il y a un temps des choses et un temps des hommes. Ces deux temporalités ne peuvent se fondre, comme le morceau de sucre se fond dans l’eau, l’une dans l’autre, comme l’autorise la notion de durée, car c’est nier là aussi la possibilité d’évolution et de compréhension de la Vie à toutes les échelles.</p>
<p style="text-align: justify;">La notion de durée fossilise la vie alors que celle d’instant, soutenue et confirmée par l’objectivité scientifique (il y a un temps objectif, extérieur à nous), rend possible tout changement, tout mouvement, tout progrès.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">C’est cette notion de progrès qui termine l’essai de Bachelard et dont il me semble qu’elle offre des perspectives de réflexion quant au sujet général qui gouverne le thème de la revue. Les « multiples temporalités » sont évidemment une donnée et un enjeu pour quiconque s’attelle à cette tâche qu’est enseigner.</p>
<p style="text-align: justify;">Une donnée car tout professeur, quelle que soit sa discipline, entre en scène et en rapport avec des élèves qui sont déjà marqués par de multiples temporalités externes et internes. Comment dès lors investir et faire jaillir, peut-être pas une autre temporalité, mais une autre modalité des ces temporalités existantes ? Comment sortir de ce cercle où l’enseignement, dans bien des cas, dans sa forme comme dans son contenu, s’organise de manière horizontale au sens où tout est pris sur une même ligne uniforme qui empêche toute prise en compte de la spécificité « rugueuse » et particulière de chaque élève ? L’essai de Bachelard a le mérite d’articuler ces deux questions et d’offrir une autre lecture plus pédagogique de cette révolution temporelle.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Révolution car la rupture que Bachelard propose nous invite à penser le temps non plus de manière horizontale, selon de la durée, mais de manière verticale à partir d’instants successifs. Si la comparaison est permise, le renversement opéré par Bachelard est équivalent au renversement opéré par Galilée nous faisant passer du géocentrisme à l’héliocentrisme.</p>
<p style="text-align: justify;"> Chaque professeur, et j’en suis évidemment, sait qu’il y a toujours une distorsion chez les élèves entre les heures passées assis dans une classe et le moment où quelque chose a véritablement été appris parce que compris. On peut passer des heures dans un cours de philosophie ou de mathématiques et il n’y aura peut-être que quelques minutes où une leçon (au sens de tirer un enseignement de quelque chose) aura marqué l’esprit, c’est-à-dire lui aura permis de se dire, « j’ai compris ». Et comprendre veut dire ici prendre avec soi et pour soi, c’est-à-dire progresser dans la compréhension de ce dont il est question. Rompre avec l’horizontalité habituelle, et on sait combien les habitudes répètent aussi les échecs, pour s’engager dans une verticalité productrice de sens et de nouveauté, c’est là un tournant prometteur et nécessaire parce que les nouvelles technologies numériques nous enjoignent de réinterroger le statut des différentes temporalités.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">J’ai commencé mon propos en disant l’intérêt que j’avais trouvé à lire l’essai de Bachelard. Intérêt philosophique (oserais-je dire que cela a ravivé mon questionnement sur le temps en m’échappant des sentiers battus ?) Et intérêt pédagogique aussi. On ne cesse de répéter, peut-être avec raison, que les nouvelles technologies développent une temporalité du zapping, de l’immédiat et que c’est là la raison pour laquelle il devient difficile d’enseigner. Le temps horizontal, par lequel nous autres professeurs avons été façonnés, et dans lequel nous avons baigné, ne se conjugue pas avec cette verticalité numérique qui caractérise les nouvelles temporalités dictées par le tout numérique. Mais, au lieu de penser ce désaxement comme une négativité, ni le porter aux cieux de manière dogmatique, pourquoi ne pas y voir, à la manière indirecte qu’autorise le texte de Bachelard, une opportunité pour prendre la mesure de ce zapping ? Les heures de cours, les emplois du temps, sont rythmés selon un découpage extérieur en heures, minutes, trimestres ou semestres. Et si cette notion d’instant invitait à repenser ce découpage horizontal ?</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Nous partons souvent de l’idée que tout, se construit sur le temps long. Mais, et c’est là une véritable leçon que nous offre à méditer Bachelard, le temps long n’est pas le temps qui dure c’est-à-dire celui qui se nourrit de lui-même sans égard à ce qu’il est censé porter en son sein. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de passé ou de continuité ; cela veut surtout dire que le passé est d’abord un élan pour réinterroger, se réinterroger, un peu à la manière dont les instants se succèdent en réinventant à chaque fois les mailles qui tissent la vie. Il ne s’agit donc pas d’être dans une pédagogie de la sédimentation mais trouver une pédagogie qui soit, non pas dans la nouveauté, mais dans une manière neuve de considérer les élèves, et par là même les professeurs.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Parions sur cette « utopie réaliste » où la classe pourrait devenir le lieu où se jouent des instants féconds : peut-être que ce zapping, qui semble métaphysiquement inhérent à toutes les nouvelles générations, pourrait être l’occasion de rebondir en créant des liens avec les différentes temporalités. Une philosophie de l’instant pourrait être une piste pour faire jongler ces différentes temporalités (sociales, familiales, intimes, scolaires) et ainsi construire un savoir et des connaissances qui s’enrichissent de cette diversité temporelle. Ce serait peut-être là un chemin pour créer une cohésion entre ce qui s’enseigne et ce qui se vit, c’est-à-dire au fond, renouer avec cette ambition philosophique que préconisait Nietzsche « devenir soi ».</p>
<p style="text-align: center;"> </p>
<p style="margin-left: 318.6pt; text-align: center;">Adda Meharez Frey</p>
<p style="margin-left: 318.6pt; text-align: center;">(15/05/2018).</p>
<p> </p>
<p> </p>
<p> </p>
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<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div id="ftn1">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Montaigne (1533-1592) <em>Essais</em></p>
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<div id="ftn2">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Héraclite (544 av JC-480 av JC) <em>Fragments</em></p>
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<div id="ftn3">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftnref3" name="_ftn3" title="">[3]</a> Kant (1724-1804) <em>Critique de la raison pure</em>, seconde préface.</p>
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<div id="ftn4">
<p><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/30/03/2018/Gaston-Bachelard%2C-L-intuition-de-l-instant%2C-Le-Livre-de-Poche%2C-Paris%2C-1994%2C-lu-par-Julien-Barbei#_ftnref4" name="_ftn4" title="">[4]</a> Nietzsche (1844-1900) <em>Ainsi parlait Zarathoustra</em>.</p>
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</div>Anna Ciaunica, Qu'est ce que la conscience?, Vrin, 2017, lu par Alexandra Barralurn:md5:5f5dd8dc1712f41766eed74802f81c0a2018-06-26T06:00:00+02:002018-06-26T06:00:00+02:00Romain CoudercPhilosophie généraleconscienceLevineneurosciencesSartresoi<p><img 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style="float: left;" />A<strong>nna Ciaunica, <em>Qu'est ce que la conscience ?, </em>Vrin, 2017</strong></p>
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<p> La collection "Les chemins philosophiques » de Vrin propose une quarantaine d’ouvrages de quelque 120 pages qui répondent à la question : « qu'est ce que? » et proposent une approche d’un thème, de façon à la fois claire et relativement érudite. C'est le cas de "qu'est ce que la conscience ?", écrit par Anna Ciaunica, chercheur en philosophie et spécialiste en sciences cognitives.</p>
<p> L'ouvrage se présente en deux parties : un exposé sur les problèmes que pose la conscience en se centrant sur les réponses modernes apportées à la question et une seconde partie où deux textes, un de Levine et un autre de Sartre, sont mis en perspective historique et expliqués.</p> <p>La conscience est un concept mystérieux qui nous "glisse entre les doigts" (p. 8). Elle est tout autant un concept philosophique qu'un objet d'étude scientifique. Familier et mystérieux il englobe des aspects primitifs comme les mouvements corporels, jusqu’aux manifestations très évoluées comme l'éthique ou le sentiment esthétique.</p>
<p> </p>
<p>Dans la première partie, l'introduction présente les problématiques autour de la conscience, par le biais de son inverse : que signifie perdre conscience? Que perd-ton lorsque l'on perd conscience ? Doit-on distinguer une conscience phénoménale (qui perdure lorsque l'on dort ou quand on souffre du <em>locked-in syndrome</em>) et une conscience d'accès, c'est-à-dire la conscience n'est conscience que lorsqu'on y a accès ?</p>
<p>Un second problème est énoncé de la façon suivante : une première définition de la conscience est donnée, définition classique de la conscience comme conscience de soi. Ainsi le problème rebondit-il pour savoir ce qui manifeste une conscience de soi? La conscience suppose-t-elle la maîtrise du langage pour pouvoir se dire? Un animal, un nouveau né ont-ils une conscience d'eux, mêmes primitive ?</p>
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<p>Le reste de l'ouvrage s'articule autour de 4 chapitres :</p>
<p>- Les caractéristiques de la conscience</p>
<p>- Les formes de la conscience</p>
<p>-Situer la conscience dans la nature</p>
<p>-Les corrélats neuronaux de la conscience</p>
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<p><strong>Les caractéristiques de la conscience</strong></p>
<p>La première des caractéristiques énoncées ici c'est que la conscience est la faculté d'avoir un accès privé à son intériorité, à soi-même. On peut appeler cette faculté la capacité d'introspection de la conscience. Cette faculté peut être tournée vers les objets en dehors d'elle même. On appelle alors cela l'intentionnalité de la conscience. Comment expliquer ce double mouvement de la conscience capable de "jeter un pont" (p .18) entre son intimité subjective et l'objectivité du monde ?</p>
<p>La seconde caractéristique est le caractère d'unité et de continuité de la conscience. Cette unité et cette continuité posent problème. Avoir conscience, est-ce avoir conscience d’un ensemble de perception ? Ou avoir conscience, est-ce sélectionner un fait en rejetant le reste dans l’ombre ?</p>
<p> </p>
<p><strong>Les formes de la conscience</strong></p>
<p>La première forme est la conscience d’accès qui est la possibilité de se dire à soi-même ce que l’on pense, sait ou voit. La conscience phénoménale est l’aspect qualitatif de l’expérience vécue. La conscience de soi est l’aptitude à se reconnaitre soi-même, dans un miroir par exemple et la conscience réflexive ou autobiographique est la capacité à accéder à des informations sur soi, nos traits psychologiques, notre histoire par exemple.</p>
<p> </p>
<p><strong>Situer la conscience dans la nature</strong></p>
<p>La question que pose ce chapitre est celle de la différence entre la conscience, comme possible entité spirituelle et la matière. D’un point de vue métaphysique on oppose classiquement le dualisme et le matérialisme. La conscience est-elle un phénomène qui peut oui ou non se réduire aux propriétés physico-chimiques de la matière ou à des processus neuronaux ? L’auteur y étudie successivement les réponses possibles à ce problème. Le dualisme s’exprime traditionnellement via la philosophie cartésienne et le matérialisme plus précisément dans le behaviorisme, puis les arguments fonctionnalistes et anti-fonctionnalistes.</p>
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<p><strong>Les corrélats neuronaux de la conscience</strong></p>
<p>D’un point de vue empirique se pose la question du lieu, du siège de la conscience dans le cerveau. Doit-on assimiler chaque état conscient à une zone du cerveau précise ? La conscience a-t-elle un siège dans le cerveau, ou au contraire les phénomènes conscients ne sont-ils que le résultat d’interactions dans les différentes zones du cerveau ?</p>
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<p><strong>Les textes choisis</strong></p>
<p>1- Joseph Levine « Omettre l’effet que cela fait », trad. fr. P.Poirier, dans D.Fisette et P. Poirier (éd.), <em>Philosophie de l’esprit. Problèmes et perspectives</em>,Paris, Vrin, 2003, p.195-221</p>
<p>Levine propose dans ce texte les arguments variés du matérialisme physicaliste qui affirme que le monde est composé uniquement d’entités matérielles reconnues par la physique. Mais en quel sens un état mental est-il matériel ? En quel sens un état mental est-il relié à un niveau inférieur et conditionnant (masse, énergie ou encore électron…) ? Est-ce réduire la conscience que de la faire découler de processus neuronaux ? L’auteur passe en revue les différents points de vue dit matérialistes et leurs variantes (type A comme la philosophie de Ryle, type B comme Levine lui-même ou C comme Nigel) puis revient au dualisme cartésien et examine enfin la théorie moniste (comme la défend Russell).</p>
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<p>2-Jean-Paul Sartre « Conscience de soi et connaissance de soi » dans <em>La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques</em>, Paris, Vrin, 2003, p.135-152</p>
<p>Sartre développe dans ce texte le thème de la conscience phénoménologique qui affirme que la conscience est nécessairement conscience de quelque chose et qu’à ce titre elle n’est pas, elle n’est ni pleine ni vide. Mais cette conscience de l’objet n’est pas la plus primitive. Elle est nécessairement sous-tendue par une conscience de soi. Elle est la condition de la conscience de quelque chose.</p>
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<p>Ce petit ouvrage dresse un bilan complet des thèses aujourd’hui en présence sur la question de la conscience. C’est un ouvrage à la fois clair, l’auteur ayant recours à l’exemple pour illustrer des choses abstraites, et à la fois très technique.</p>
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<p style="margin-left: 177pt; text-align: right;">Alexandra Barral</p>
<p> </p>Frederick Schauer, Penser en juriste. Nouvelle Introduction au Raisonnement juridique, traduit par Stefan Goltzberg, Paris, éditions Dalloz, collection Rivages du Droit, 2018, 233 pages, lu par Pierre Landouurn:md5:d7385e1bd44b4c954d18cf72efc3ec002018-06-18T10:05:00+02:002018-06-18T10:05:00+02:00Michel CardinPhilosophie généraledroitjusticeraisonnement juridiquerègle juridique et fait<p>L’ouvrage de F. Schauer, <em>Penser en Juriste</em>, vaut en soi et par les comparaisons qu’il induit - malgré lui - avec le genre universitaire de l’introduction au droit. Réduit souvent à une présentation factuelle du droit et des institutions judiciaires, ce genre canonique prête peu d’attention, voire aucune, au raisonnement juridique. Cette monotonie descriptive est mise à distance dans <em>Penser en Juriste</em>. Il ne s’agit pas de présenter le <em>common law </em>à des néophytes, mais de caractériser, promouvoir et critiquer certains modes de raisonnement, dont on peut considérer qu’ils participent - sans exclusive - de la <em>pensée juridique</em>.</p> <p style="text-align: justify;">Le titre français « Penser en Juriste » appelle commentaire : la version originale, « <em>Thinking like a Lawyer</em> », publiée aux Presses Universitaires d’Harvard, évoque par le terme «<em> lawyer </em>» l’irréductibilité culturelle du juriste dans les pays francophones et du « <em>lawyer </em>» outre-atlantique. Le «<em> lawyer </em>» est nécessairement orienté par une pratique, ce que n’est pas toujours le juriste au sens français : par l’expression « penser <em>en</em> », retenue pour la traduction du titre, Stefan Goltzberg restitue judicieusement l’immanence de la théorie juridique et de la pratique judiciaire que l’ouvrage de l’auteur présuppose avec constance.</p>
<p style="text-align: justify;">En douze chapitres indépendants les uns des autres, F. Schauer, partant de la question <em>de jure</em> d’une éventuelle spécificité de la rationalité juridique, alterne commentaire de décisions de justice, explicitation critique de références philosophiques et recours à des travaux de psychologie sociale pour présenter une série de problèmes identifiés comme classiques par la philosophie du droit contemporaine. La spécificité du droit américain mobilisé dans l’ouvrage dépaysera peut-être le lecteur francophone, si sa formation l’a rendu familier de la tradition romano-civiliste. C’est dans cet écart culturel que réside <em>aussi</em> l’intérêt de la traduction de l’ouvrage.</p>
<p style="text-align: justify;">L’introduction, numérotée en premier chapitre, pose la question de la spécificité du raisonnement juridique. Existe-t-il une argumentation proprement juridique, ou bien le juriste sélectionne-t-il des formes de raisonnement plus généralement utilisées et irréductibles à leur usage juridique ? Le lecteur croit entendre un écho, affaibli et lointain, des discussions qui opposèrent au XX<sup>e</sup> siècle Perelman et Kalinowski sur les enjeux de la logique déontique. C’est toutefois sans investigation logique, mais en renvoyant la réponse à des études empiriques, que F. Schauer affirme que toutes les formes du raisonnement juridique se trouvent aussi en-dehors du droit, et revendique, pour les étudier, une introduction de la psychologie sociale au cœur de la théorie juridique. L’enjeu n’est plus la spécificité du raisonnement juridique, mais plutôt l’identification des raisons qui conduisent un domaine singulier de la rationalité - le droit - à <em>sélectionner</em> certaines formes de raisonnement et les privilégier. L’auteur souligne ainsi à quel point l’une des particularités du raisonnement <em>en contexte juridique</em> est le recours à des décisions sous-optimales : l’économie de la jurisprudence est caractérisée par une tension continue entre recours au précédent, nécessaire équilibre comparatif des décisions successives, et considération en isolation de la décision à prendre. La rationalité de la considération en isolation doit composer avec la rationalité élargie au système entier. Se profile ainsi, dès l’introduction, la perspective d’un dialogue avec les thèses de Dworkin, mis en œuvre par la suite au huitième chapitre.</p>
<p style="text-align: justify;">Le deuxième chapitre appuie son analyse de la règle de droit sur la distinction conceptuelle du centre et de la périphérie. Le propre de la règle est de ne pas répéter la justification qui la sous-tend voire, à l’extrême, de l’occulter. Nul arbitraire ici : c’est - et ce doit être - la règle, non sa justification, qui présente socialement la norme. Reprenant la distinction de Russell et Hart entre « noyau » et « pénombre », F. Schauer commente la décision prise en 2005 par la Cour suprême américaine, <em>Stewart v. Dutra Barge Company</em>. Sa conclusion revient sur l’effet de sélection : si les juridictions d’appel connaissent, par nature, des <em>cas difficiles</em> qui mettent en jeu la périphérie de la règle, il serait fallacieux d’en conclure que le droit s’y ramène : la partie n’est pas le tout. Pourtant, c’est bien la périphérie qui, par le jeu sélectif des litiges, est placée sous le regard des juristes, praticiens ou théoriciens. La portée de la règle peut aussi excéder l’extension de sa justification, ou à l’inverse la réduire : nous sommes alors renvoyés au problème initial de la relation entre énoncé de la règle et justification normative : le formalisme dans la mise en œuvre du droit procède de cette double difficulté, qui amène l’auteur à reconduire, lucide, la thèse selon laquelle « le droit ne consiste pas à faire la meilleure chose dans chaque cas » (p. 36).</p>
<p style="text-align: justify;">Les troisième et neuvième chapitres posent la question de la valeur du précédent. Outre la contradiction éventuelle des précédents, outre la possible difficulté de leur identification, leur nature fait problème : la relation d’une Cour à des précédents n’est ni une relation de conviction, ni de persuasion, mais d’obéissance. Dès lors, l’expression « raisonner par précédent » n’est-elle pas oxymorique, comme le soutenait Bentham ? F. Schauer discutant ici, pour les besoins de son argument, la distinction entre dispositif et <em>obiter dictum</em> (littéralement, « ce qui est dit incidemment »), le juriste lecteur de la traduction française notera que cette différence n’est pas strictement superposable avec celle des motifs et du dispositif à laquelle, par exemple, les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme l’ont accoutumé. Toutefois, si l’écart culturel s’accentue, l’enjeu demeure identique : quelle est la valeur normative des différents moments constitutifs d’un arrêt ou d’une décision ? Tout, dans une décision de justice, n’est pas également normatif, et tout ne doit pas l’être. Or, à l’apparente gratuité de l’<em>obiter dictum</em> répond la nécessité d’une généralisation de la décision, pour lui conférer sa normativité : n’est-ce pas l’<em>obiter dictum</em> qui autorise cette généralisation ? Ainsi, ce qui est présenté dans la décision comme un résidu argumentatif pourrait bien avoir valeur essentielle dans la constitution du système de jurisprudence. Distinguer avec précision le dispositif et les <em>obiter dicta</em> s’avère même parfois périlleux, tant sont poreuses ces catégories. Un scepticisme niveleur menace. Il convient de s’en déprendre : si la distinction entre dispositif et <em>obiter dicta</em> est fragile, elle « peut aider la Cour dans la détermination du poids qu’elle donne aux énoncés figurant dans les décisions antérieures » (p. 187). C’est, en somme, l’enjeu d’un équilibre raisonné - gage de justice - des décisions successives - gage d’innovation - qui est posé. </p>
<p style="text-align: justify;">Le septième chapitre, préparé par les chapitres quatre à six, lève la carte des perspectives ouvertes par la théorie dite « réaliste ». L’analyse du réalisme juridique spécifie la question introductive : les décisions des juges sont-elles réellement déterminées par ce que l’on nomme, par défaut, « le raisonnement juridique » ? F. Schauer rappelle l’origine du réalisme juridique - ce scepticisme épistémologique : le juge Oliver Wendell Holmes, en 1881 dans <em>The Common Law</em>, soutient que « la vie du droit n’a pas été la logique, mais l’expérience ». Intuitionniste à partir des années 1930, le courant réaliste pose difficulté en affirmant que des facteurs non-juridiques déterminent par priorité les décisions judiciaires. On conçoit à quel point le recours à des études empiriques de psychologie sociale devient stratégique pour qui désire tenir l’hypothèse réaliste. L’auteur avertit, en ce sens, que la motivation d’une décision judiciaire pourrait n’être que « la meilleure justification juridique d’une décision à laquelle le juge peut très bien être parvenu par d’autres voies » (p. 136, note 19). La discussion de cette thèse s’appuie sur un article classique de K. Llewellyn (1950), consacré aux canons de l’interprétation des lois. L’argumentation de F. Schauer procède par l’absurde : si la thèse réaliste était exacte, alors tous les cas ou presque devraient présenter une configuration « où les deux issues possibles du litige sont justifiables par des sources du droit » (p. 140). Est-ce le cas ? À la réponse positive de Llewellyn, F. Schauer propose une nuance importante en reprenant le principe de sélection présenté au deuxième chapitre : dans la plupart des cas, le droit est dépourvu d’ambiguïté et n’admet bien qu’une issue unique. Les décisions d’appel font exception à ce principe, ou plutôt : parce que certaines décisions font exception à ce principe, elles sont objet d’appel. Les Cours sont donc vouées à connaître les cas difficiles, mais ces cas difficiles ne sont pas représentatifs du droit. Autrement dit, une éventuelle instabilité contentieuse n’emporte en rien une imprévisibilité généralisée de la règle de droit. Les caractères essentiels de la règle de droit ne doivent pas être compris à l’aune de la sélection contentieuse. Il conviendrait donc de réduire la portée du réalisme juridique aux seuls cas difficiles - il est vrai les plus visibles. Ainsi, les recherches empiriques menées sur les cas sélectionnés par la Cour suprême américaine ont beau confirmer, au moins en partie, l’hypothèse réaliste, elles souffrent d’un biais indirect de sélection qui devrait nous prémunir contre une généralisation indue de leurs résultats.</p>
<p style="text-align: justify;">Le huitième chapitre, autour de la notion d’interprétation, croise la question des sources du droit et des notions classiques de logique juridique. Les questions posées marquent, là aussi, la distance entre droit américain et Code civil : à la fiction civiliste d’un texte complet et clair, la théorie du droit outre-atlantique oppose la lacune, le silence du texte ou - pis encore ! - son caractère moralement inacceptable. Le lecteur francophone, qui dispose sur l’interprétation juridique de la somme de B. Frydman (Benoît Frydman, <em>Le Sens des Lois</em>, Bruylant LGDJ, 2005), aura tout intérêt à détecter cette distance plutôt qu’à prétendre, artificiellement, l’effacer. Les auteurs analysés par F. Schauer dans ce huitième chapitre sont ancrés dans la culture philosophique de langue anglaise : Bentham, d’abord ; Russell, Hart et Fuller, ensuite ; Dworkin, enfin. Bentham, note l’auteur, exécrait la latitude d’interprétation offerte aux juges par des lois mal rédigées. Mais F. Schauer, contre l’hypothèse benthamienne d’une corrélation entre vague de la loi et nécessité accrue d’un recours à l’interprétation, montre que la matière légale contemporaine, caractérisée par le souci du détail, n’a en rien réduit le besoin judiciaire d’interprétation. La question épistémique du vague des qualifications juridiques resurgit dans le débat qui oppose Hart à Fuller, au début des années 1960. Hart soutient la thèse selon laquelle toute norme juridique se compose d’un noyau sémantique stable et d’une marge instable. Déplaçant le problème - mais non son enjeu - Fuller réplique que même une application de la signification littérale des termes relevant du noyau sémantique peut produire un résultat juridiquement contre-productif. Un argument <em>a fortiori</em> est ici ébauché : si même une application du sens littéral du noyau sémantique de la norme est parfois contre-productive, qu’en sera-t-il de sa périphérie ? Sans trancher, F. Schauer présente le débat comme « un cadre utile » (p. 161) pour conceptualiser la notion d’interprétation. En revanche, l’auteur cherche à se distinguer de Dworkin, en récusant l’extension extra-juridique des procédures herméneutiques que défend ce dernier. Tout au plus peut-on admettre une extension extra-juridique de l’interprétation en cas d’obscurité avérée de la norme, mais certes pas quand le texte est clair. A l’illimitation herméneutique, F. Schauer oppose la parcimonie interprétative ; ou, pour reprendre hors contexte une expression de S. Goltzberg dans sa préface, à une interprétation maximale, F. Schauer oppose une interprétation optimale. Cet <em>optimum</em> herméneutique débouche, en guise de conclusion pour ce huitième chapitre, sur une présentation succincte, mais discutée, de quelques canons de l’interprétation juridique, dont l’auteur souligne qu’il est malaisé de tirer une conclusion épistémologique unilatérale ou définitive : la considération de ces canons, avant tout, invite à une lecture scrupuleuse de la lettre des textes normatifs.</p>
<p style="text-align: justify;">Les trois derniers chapitres concluent l’ouvrage en reprenant de façon ramassée la distinction entre règle et standard, le problème de la qualification des faits et les difficultés conceptuelles de la notion de présomption. Distinguant règles et standards pour l’élaboration des textes législatifs et dans les motivations des décisions de justice, F. Schauer commente la décision <em>Miranda v. Arizona</em> prise par la Cour suprême américaine en 1966. Cette distinction est-elle de degré ou de nature ? Y a-t-il <em>continuum</em> des standards aux règles ? Le problème est redoublé : une catégorie juridique large peut être précise, quand « des catégories étroites peuvent être vagues » (p. 200), énonce l’auteur, en se référant au paragraphe trente-trois des <em>Recherches philosophiques</em> de Wittgenstein. La difficile distinction du fait et du droit est ici amorcée. Loin de la ramener sur un terrain connu et ses figures obligées - la sur-interprétation fautive mais classique d’une page de Hume, l’argument canonique mais contesté de J. Searle - F. Schauer ancre cette distinction dans la pratique judiciaire et le droit processuel états-unien. Le problème tient à ce que « le jury empiète sur le droit et le juge sur le fait » (p. 205). L’empiétement du juge sur le fait ouvre une réflexion sur les motivations des décisions judiciaires, d’autant plus urgente quand les propositions visant l’établissement des faits sont assorties, dans la décision, de références non-juridiques. Cette porosité du fait et du droit, du juridique et du non-juridique, demande pour conclure l’ouvrage un approfondissement des notions de présomption et de déférence. Charge de la preuve, présomption et déférence sont trois techniques procédurales permettant de distribuer l’incertitude inhérente à la décision judiciaire. Discutant d’abord les propriétés juridiques des présomptions irréfragables à partir de la décision de Cour suprême <em>Weinberger v. Salfi</em> (1975), l’auteur insiste ensuite sur l’extension de la notion de présomption, susceptible de porter autant sur le fait que sur le droit. De même, la déférence - qui ne recoupe que partiellement la notion de compétence, ou que l’on peut comprendre comme son négatif - réitère sous une autre modalité les questions d’expertise, de révision et d’autorité judiciaire envisagées en amont dans l’ouvrage. Le lecteur francophone désireux d’approfondir ces thèmes, simplement esquissés à la fin de l’ouvrage de F. Schauer, se référera avec bonheur aux ouvrages que S. Goltzberg leur a consacrés (S. Goltzberg, <em>L’Argumentation juridique</em>, Dalloz, 2017, et <em>Théorie bidimensionnelle de l’Argumentation juridique</em>, Bruylant, 2013). </p>
<p style="text-align: justify;"><em>Penser en Juriste</em> remplit ainsi la promesse de son sous-titre (« Nouvelle Introduction au Raisonnement juridique »), sans s’y réduire. Il est bien une introduction non-systématique au raisonnement juridique, autant qu’un livre de philosophie du droit, qui soutient avec constance la thèse d’une différence de degré entre raisonnement « juridique » et raisonnement <em>en général</em>. Thèse robuste, modeste et salutaire : robuste parce que modeste, salutaire parce que robuste.</p>
<p style="text-align: justify;"> Pierre Landou</p>Jean-Luc Giribone, Qu'est-ce qu'un homme de vérité ?, Indigène 2017urn:md5:b5cc3762efd4ea20f001870cecc58c802018-04-03T06:00:00+02:002020-07-17T01:09:05+02:00Karim OukaciPhilosophie générale<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="jlgiribone.jpg" class="media" height="188" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.jlgiribone_m.jpg" width="109" />
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<p style="text-align: justify;"><strong>Jean-Luc Giribone, <em>Qu'est-ce qu'un homme de vérité ?</em>, Indigène éditions, octobre 2017 (63 p.).</strong></p>
<p style="text-align: justify;">L'auteur des étonnantes <em>Méditations carnavalesques</em> (2005) propose un court essai sur la notion de vérité, inspiré de Lacan, ainsi que des théoriciens (Goffman, Bateson) et praticiens (Brook, Grotowski) de la performance.</p> <p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">La première partie (« Dire ou ne pas dire ») analyse la figure du misanthrope de Molière. On sait que, pour Alceste, <em>dire vrai</em> est une loi universelle, mais qui n'aboutit pas, pour son plus grand malheur, à la production du moindre universel. Cette contradiction, qui le pousse à fuir dans un désert, conduit JL Giribone à tirer une conclusion défavorable à l'égard de la vérité elle-même (dans son acception classique). Il la soupçonne d'être liée à une subjectivité vide de tout contenu ou presque, gonflée comme « la boursouflure » dont se moque Hegel à la p. 326 de la <em>Phénoménologie</em>, sans rien en elle qui soit réel ou rationnel malgré ses prétentions. La folie d'Alceste et de l'homme vertueux en général consisterait à ne voir dans la vérité qu'un pur « effet du moi » (selon l'expression de la p. 27). Elle serait de fait inopérante, car tout entière soumise au seul attrait de cette identification dans laquelle le malheureux a engagé son être. Et elle ne jouerait qu'une fonction secondaire, pareille à celle que Lacan attribue à l'angoissant <em>objet a</em>. D'ailleurs, le <em>Séminaire XI</em> s’amuse à en trouver des échos dans un poème d'Aragon qui pourrait servir de madrigal au misanthrope : « Je suis ce malheureux comparable aux miroirs / Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir / Comme eux mon œil est vide et comme eux habité / De l’absence de toi qui fait sa cécité ».</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">La suite de l'essai tente de résoudre le problème que pose cet aveuglement en restituant à la vérité la possibilité de faire voir ce que le <em>moi</em> classique ne peut pas discerner. La deuxième partie (« La vérité n'est pas un savoir ») rappelle la distinction linguistique entre les registres de <em>l'énoncé</em> et de <em>l'énonciation. </em>Étant posé que l'énonciation est une dimension incontournable, et même fondamentale, du <em>dire vrai</em> (ce qu'Alceste ne pouvait comprendre), il semble évident qu'à l'exactitude du savoir de l'énoncé doit venir s'ajouter la justesse de la pratique de l'énonciation - laquelle suppose une sortie hors de son intériorité, de son être-pour-soi, dans « un autre lieu que le moi » (p. 31). Ici, l'analyse s'appuie sur le modèle de l'acteur qui joue sur scène : son affaire n'est pas de savoir ce qui se passe en lui, mais de parvenir à l'authenticité dans la performance qu'il produit : sonner juste plutôt qu'être sincère. - En ce sens, la troisième partie (« Le vrai sur la scène de la vie ») insiste sur ce qui apparaît comme deux conséquences de cette conception élargie de la vérité : elle est un événement (ce qui signifie que la vérité de l'énonciation peut rompre avec le niveau de l'énoncé) ; et elle reste une recherche (l'énonciation du sujet pouvant le changer indéfiniment, la vérité se révèle toujours partielle) - ce que l'auteur résume en déclarant que « l'homme de vérité préserve autour de ce qu'il dit l'espace des possibles » (p. 61).</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Livre clair et plaisant, <em>Qu'est-ce qu'un homme de vérité ?</em> permet surtout de retrouver le souvenir des <em>Méditations carnavalesques </em>et de leurs pages les plus belles, notamment de celle où le <em>Je</em>, toujours plein de tracas et tourmenté par l'idée de trouver sa substance, exprimait l'espoir de toucher enfin à une vérité : « Je cherche un point où la matière spirituelle serait plus dure, plus serrée que l'étoffe de Je pour que Je puisse s'en étayer ».</p>Peter van Inwagen, Essai sur le libre arbitre, Vrin 2017, lu par Julien Barbeiurn:md5:ae8100d7eaa98d5f4138b8edb5484ca12018-03-13T18:13:00+01:002018-04-15T14:12:08+02:00Florence BenamouPhilosophie généralecausalitédéterminismefatalismelibre arbitreresponsabilité<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="van_inwagen.jpg" class="media" height="268" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.van_inwagen_m.jpg" width="169" />
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<p class="Pardfaut" style="text-align: justify;"><b><span style="font-family:"Lucida Grande"">Peter van Inwagen, <i>Essai sur le libre arbitre</i>, Paris, 2017, VRIN - analyse et philosophie (traduit par Cyrille Michon), publié à l’origine en l’anglais en 1983, lu par Julien Barbei.<o:p></o:p></span></b></p>
<p style="text-align: justify;"> L’ouvrage de Peter Van Inwagen doit susciter l’intérêt à plusieurs titres.<br />
Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’une grande figure de la philosophie (analytique) contemporaine.<br />
Ensuite, parce que l’auteur se saisit à nouveaux frais d’un problème, celui du libre-arbitre, qui a travaillé la philosophie durant la majeure partie de son histoire - sinon dès l’Aristote du <em>De Interpretatione </em>(les futurs contingents du chapitre 9), du moins depuis les origines de la pensée chrétienne, avant d’être repris plus tard par la Scolastique et les Modernes, de Descartes à Kant.<br />
Enfin, parce que le traitement auquel il soumet cet auguste et antique problème a eu un « effet de théorie » dès la parution du livre, qui a tout à la fois renouvelé l’intérêt pour cette notion poussiéreuse, de longue date mise au rebut sous prétexte qu’elle était morte avec la métaphysique classique et ses questions oiseuses, <em>et</em> infléchi la manière même de considérer cette notion.</p> <p style="text-align: justify;">En effet, P. van Inwagen n’aborde pas celle-ci de front, c’est-à-dire dans une optique <em>existentielle</em> (le libre-arbitre est-il avéré, oui ou non ?), mais de biais, dans une perspective qu’il baptise lui-même de <em>compatibiliste</em> : le libre-arbitre (qu’il existe ou pas) est il « compossible » avec le déterminisme ?<br />
Autrement dit, P. van Inwagen refuse, dans un premier temps, de prendre part aux deux phalanges qui s’entrechoquent, si la métaphysique est bien un champ de bataille comme l’avance Kant, depuis deux millénaires, (Aristote)-Augustin-Thomas-Descartes-Leibniz-Kant <em>et allii</em> pour les thuriféraire de la liberté de l’arbitre, Spinoza-d’Holbach-Hume-Laplace-Mill-Nietzsche et consorts pour ses contempteurs.<br />
Dans l’étude du libre arbitre, P. van Inwagen fait donc à juste titre le distinguo entre le <em>Problème Traditionnel</em> et le <em>Problème de la Compatibilité</em>, en soumettant l’abord du premier à celui du second. Pourquoi ? Parce que, en bon esprit logicien et analytique, il comprend qu’il est vain de prouver l’existence du libre-arbitre pour <em>ensuite</em> rejeter la thèse déterministe (ou inversement d’assoir son inexistence pour après entériner le déterminisme), s’il n’a pas <em>d’abord</em> été solidement établi que ces deux options s’excluent mutuellement. Si cela n’était pas avéré, s’il y avait donc comptabilité, manquer cette première marche reviendrait presque à prouver que les bananes existent pour, de là, conclure à l’inexistence des pommes.<br />
La poutre maîtresse du livre exposée, entrons plus avant dans le détail.</p>
<p style="text-align: justify;"> L’ouvrage <em>per se</em> est composé de six chapitres.</p>
<p style="text-align: justify;"> Le premier chapitre tente, à titre liminaire, de cartographier, d’étiqueter et d’articuler la nébuleuse de problèmes liée à la question du libre-arbitre. Les cinq chapitres suivants ne seront que « l’explication » de ce chapitre, soit son plein développement.</p>
<p style="text-align: justify;"> Dans le Chapitre II, il est question du <em>fatalisme</em>, auquel P. van Inwagen oppose son envers, celui des <em>futurs contingents.</em> Ce chapitre constitue de l’aveu même de l’auteur, un <em>essai autonome</em>, un essai dans l’essai. Pourquoi ? Parce que, remarque l’auteur, le problème des futurs contingents, si vénérable qu’il soit, n’est précisément pas à confondre avec celui du libre arbitre, le premier n’étant <em>ni</em> une version <em>ni</em> une espèce de l’autre (On se demandera par ailleurs si cela est une thèse ou une vérité universellement reconnue chez les spécialistes de la question…).</p>
<p style="text-align: justify;"> Les deux chapitre suivants, III et IV, exposent chacun, dans la plus pure tradition analytique, trois arguments en faveur de l’<em>incompatibilisme</em>, et trois en faveur du <em>compatibilisme</em> (qui feront long feu, l’auteur ayant clairement une ligne incompatibiliste). Penchons-nous sur le maître argument de l’incompatibilisme, dit <em>Argument de la Conséquence</em>. Celui-ci stipule que « Si le déterminisme est vrai, alors nos actions sont les conséquences des lois de nature et du passé éloigné ».<br />
P. van Inwagen considère donc que le déterminisme est une thèse ontologique <em>forte</em>, qui ne postule <em>pas seulement</em> qu’<em>il y a de la détermination</em> (cela, la considération de n’importe quelle science - humaine également - en fait une évidence : nombre de situations sociales rendent nos comportements statistiquement convergents, et donc <em>au moins en partie</em> déterminés), <em>mais aussi et surtout</em> que <em>tout est déterminé, </em>qu’elle que soit l’échelle, l’objet et le temps considéré.<br />
<br />
Cela permet, au chapitre V, de s’étendre sur « Ce que signifierait la non existence du libre arbitre », donc l’existence du déterminisme. En effet, si ce dernier est bien la thèse selon laquelle « le passé <em>détermine</em> [en tout instant, sans la moindre exception envisageable] un futur <em>unique</em> » (p.35), il s’en suit un certain nombre de conséquences.</p>
<p style="text-align: justify;"> Par exemple le rabattement modal du possible sur le nécessaire, l’unicité de l’état de fait futur à un moment donné, provoquant l’identification de <em>ce qui peut être</em> et de <em>ce qui doit être. </em>Mais aussi le fait que la responsabilité morale de l’agent est dissoute, celui-ci ne pouvant avoir accès à la moindre alternative, et donc n’ayant à aucun moment été dans la situation de faire un <em>choix - </em>point sur lequel nous reviendrons.<br />
Il faut par ailleurs mentionner une thèse tout à fait originale de P. van Inwagen, qui découle de la distinction opérée entre le déterminisme d’une part (tout est déterminé sans la moindre marge), et le <em>Principe de Causalité Universelle</em> d’autre part (<em>tout événement et tout état de chose a une cause)</em>. L’auteur avance que si le premier implique le second, la réciproque n’est pas vraie ; autrement dit, nous pouvons très bien admettre une ontologie où <em>absolument tout</em> a une cause, sans que cela revienne à faire du monde un écrin déterministe. Dans cette optique, la possibilité du libre-arbitre peut être fondée autrement que sur un déficit causal qui caractériserait certains étants à un certain moment (nommément l’homme à l’instant du choix).<br />
Mais dès lors, comment penser une « occurrence de libre arbitre », soit un acte libre ? Si tout a une cause, tout acte en a <em>a fortiori</em> une. En ce cas, comment un quelconque acte pourrait être dit <em>à la fois </em>libre (rejet du déterminisme) <em>et</em> causé (adoption du Principe de Causalité Universelle) ? La méthode analytique de P. van Inwagen va ici fonctionner à plein. L’auteur va en effet se pencher sur la valeur sémantique du terme « causer » / « être une cause » et établir une série de clarification conceptuelle qui sont autant de thèses philosophiques.<br />
Parmi celle-ci, l’une des plus importantes sera qu’il y a loin de la cause à la détermination. Autrement dit, et c’est là un des moments les plus stimulants de l’ouvrage, un évènement « E » peut-être <em>causé</em> par une (ou plusieurs) cause(s) « C », sans pour autant que E ait été <em>déterminé</em> par C. Cela implique que quelque chose peut être causé <em>et</em> (mais ?) indéterminé<em>.</em> Ici, P. van Inwagen prend à rebrousse poil une intuition très ancrée en nous, intuition qui veut que, étant donnée la conjonction des <em>mêmes</em> causes et des <em>mêmes</em> circonstances, s’ensuivent les <em>mêmes</em> conséquences. Si nous devions illustrer, en reprenant l’un des nombreux exemples qui émaillent le livre à titre d’expériences de pensée, nous dirions la chose suivante : Si tel faisceau de causes, tant physiques que psychologiques, a caractérisé le moment où un voleur a commis un larcin dans une Eglise, et si la situation devait - ou pouvait - être répétée <em>strictement à l’identique</em>, il est <em>possible</em>, selon P. van Inwagen, que le larcin ne soit cette fois <em>pas</em> <em>commis</em>. Thèse à la audacieuse et triviale (si l’on croit à l’existence du libre arbitre) dont il faut s’imprégner dans le détail, l’espace ici alloué ne permettant pas d’en exposer les rouages.</p>
<p style="text-align: justify;"> Avant de parler du sixième et dernier chapitre, il convient d’insister sur le fait que, pour P. van Inwagen, les deux approches canoniquement possibles du libre-arbitre (<em>Problème Traditionnel</em> VS <em>Problème de la Compatibilité</em>) ne sont pas le lieu d’une séparation mais bien d’une <em>articulation.</em> En effet, l’une des thèses cruciales de l’ouvrage est que l’existence même du Problème Traditionnel (y a-t-il du libre arbitre ?) et de sa possible solution, dépend de la réponse apportée au Problème de la Compatibilité. Autrement dit, il faut <em>d’abord</em> prouver qu’il y a incompatibilité, si l’on veut <em>ensuite</em> adopter une stratégie de <em>reductio ad absurdum</em> et prouver l’existence du libre arbitre en prouvant la non existence du déterminisme. Et c’est en partie le chemin qu’emprunte P. van Inwagen.<br />
C’est la partie de l’ouvrage où il s’attèle au Problème Traditionnel et tente d’y répondre par l’affirmative (l’honnêteté intellectuelle oblige à mentionner que l’auteur de cette recension ne croit en rien au libre arbitre : nous essaierons donc de montrer brièvement, après avoir développé l’argument le plus fort de P. van Inwagen, en quoi il nous paraît pécher).<br />
Cet argument n’a rien de révolutionnaire. Il se fonde sur le lien indissoluble que l’auteur établit (ou reconnait) entre libre arbitre et responsabilité morale, de telle sorte que, jouant sur notre attachement presque instinctif à la seconde notion (qui refuserait d’abandonner la responsabilité morale, non seulement théoriquement mais encore et surtout pratiquement ?), il puisse nous forcer à accepter la première sous peine d’incohérence.<br />
Mais c’est là oublier les apports de Spinoza et de Nietzsche, qui n’appartiennent pas qu’à l’histoire (de la philosophie), et sont <em>encore</em> opérants dans le débat. En effet, pourquoi notre instinct s’accroche-t-il à la catégorie de responsabilité morale ? Celle-ci ne vaut certainement pas en et pour soi. C’est qu’elle nous permet de <em>louer</em>, de <em>blâmer</em>, et surtout de <em>punir</em>. Or, <em>toutes ces choses peuvent également être justifiée dans une optique strictement déterministe</em>, donc <em>minus </em>le libre-arbitre, quoique <em>différemment</em>. Très brièvement, car nous nous aventurons ici loin du contenu de l’ouvrage, on perçoit assez bien que l’on puisse punir quelqu’un dans un cadre déterministe, donc quelqu’un qui, par exemple, n’a jamais « eu le choix » quant au vol qu’il a pourtant commis : la justification de la punition changerait simplement de statut. Elle passerait de <em>sanction d’un mauvais usage passé de sa liberté</em>, à <em>introduction d’une nouvelle cause</em> (la sanction elle-même) <em>tentant de déterminer à l’avenir un comportement opposé</em>.<br />
Quand le propriétaire d’un chien lui passe un savon pour avoir souillé son salon, il croit moins au libre arbitre de l’animal qu’il est mû par des postulats tacitement déterministes…</p>
<p style="text-align: justify;"> Ainsi, quoique le problème central de l’ouvrage soit celui de la compatibilité libre arbitre / déterminisme (à quoi P. van Inwagen oppose un franc et argumenté <em>non </em>qui nous a acquis à sa cause), l’auteur ne se prive pas de reprendre le<em> Problème Traditionnel</em> à la lumière de cet acquis et d’y proposer un réponse tout aussi tranchée nous ayant, elle, moins convaincu : le libre-arbitre existe(rait).<br />
<br />
BARBEI Julien</p>Emmanuel Jaffelin, Eloge de la punition, Plon, 2014 Lu par Aline Beilinurn:md5:1594b228484dd04c1e22a84d780a3ab62018-01-26T21:06:00+01:002018-01-26T21:06:00+01:00Florence BenamouPhilosophie généraledroitdémocratiefautepardonpunition<p style="text-align: justify;"><strong>Emmanuel Jaffelin, <em>Eloge de la punition</em>, Plon, 2014 Lu par Aline Beilin</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Emmanuel Jaffelin est professeur agrégé de philosophie. Il a notamment publié en 2010 un <em>Eloge de la gentillesse,</em> où il défendait la vertu de la gentillesse, une éthique de la « Gente Dame » et « de Gentilhomme », que l'on gagnerait à opposer au cynisme contemporain. Dans l'<em>Apologie de la punition</em>, publiée en 2014 chez Plon, il entend montrer que la punition dans les démocraties post-modernes souffre d'un déficit de sens. L'ouvrage s'ouvre sur le constat que non seulement les sociétés post-modernes punissent mal, mais de surcroît elles ne parviennent pas à penser la punition. Dans un premier moment, E. Jaffelin démontre que la punition est un impensé pénal. La démocratie refuse l'humiliation qui doit accompagner la punition. L'auteur porte un regard très critique sur le système carcéral français, sur la prison qui isole mais ne permet pas de retisser le lien social brisé par la faute. Il met en cause l'autonomie de la sphère du droit, et choisit d'adosser ce dernier à la sphère de la morale, seule condition de la réconciliation après la faute.</p>
<p style="text-align: justify;">E. Jaffelin aborde dans une deuxième partie la question d'un point de vue plus normatif. Que pourrait et devrait être la punition dans nos sociétés ? L'auteur parle davantage de faute que d'infraction, de fautif que de « coupable » Si le droit échoue à oeuvrer à une société plus juste, c'est qu'il n'atteint pas le coeur de la faute, qui relève toujours de la moralité. La punition doit acheminer le fautif vers la réconciliation, vers le pardon. Là où les partisans du formalisme juridique isolent le droit et la morale, et pensent le droit comme s'auto-suffisant, il faut déplacer la question de la politique vers la morale. Penser la punition implique donc de refuser une approche purement juridique de ses enjeux et de son sens.</p> <p style="text-align: justify;">La première partie de l'<em>Apologie de la punition</em> a pour titre « l'impensé pénal ». E. Jaffelin y affirme l'incapacité du droit à questionner le sens de la punition, incapacité qu'il nomme ici « paresse pénale » et qui fait l'objet d'une première sous-partie. Le droit part de la norme et non de l'observation comme en science : ainsi c'est le fait de réprimer qui dit la gravité de la faute, et non la gravité de la faute qui fonde la punition. E. Jaffelin met à nu le caractère illogique du droit lui-même. La référence à Kelsen et au formalisme juridique lui permet de mettre en cause le primat de la loi sur la punition, qui implique que la faute soit évaluée à l'aune des normes juridiques et non de son aspect matériel et psychologique. La judiciarisation de la punition relève d'un réductionnisme. L'auteur pousse le raisonnement plus avant en affirmant que le droit a été inventé pour traiter de manière technique, réductrice et anti-humaniste le problème de la faute. La modernité a cru que le droit pouvait se saisir des questions morales et les aborder de manière purement technique : « Malgré le génie législatif de la raison démocratique, l'âme humaine n'est réductible ni à des <em>protocoles</em> ni à des <em>procès </em>». Cette prétention à faire du droit un outil absolu se révèle dans le fait de considérer l'homme comme un pur sujet de droit et non comme un être de chair et de sang. On retrouve là l'accusation de formalisme portée au droit, formalisme qui a aussi contribué à faire du droit non plus un moyen mais une fin en soi. La prison fut longtemps un garde-corps, un lieu où l'on emprisonnait le corps avant de punir le fautif. Avec l'abolition de la peine de mort et « l'assèchement de l'arsenal punitif » la prison serait devenue l'horizon ultime de la sanction, et le critérium de toutes les peines. N'est-ce pas en effet à l'aune de la prison que les peines sont dites « de substitution » ? Or ces peines ne punissent pas : elles ne sont selon l'auteur que des « quasi-peines », « ersatz de pseudo-punition ».</p>
<p style="text-align: justify;">Dans une deuxième sous-partie, l'auteur observe successivement la disparition de la punition au sein de la famille, de l'école, du sport et enfin de la diplomatie.</p>
<p style="text-align: justify;">Ainsi la punition a disparu du champ familial. E.Jaffelin fait référence à un constat que les historiens et les sociologues de la famille ont posé depuis de longues années : l'enfant est devenu plus rare, centre d'une famille plus démocratique, promesse et non plus seulement charge. Or l'enfant devenu individu est du même coup devenu impunissable, « monarque quasi-divin ». La raréfaction de l'enfant, qui permet d'expliquer le changement de paradigme dans la représentation de l'enfant des sociétés post-modernes bien davantage que les prétendus au progrès de l'esprit humain, a conduit à un regrettable effacement de la punition. Citant l'<em>Ecclésiaste, </em>XXX, 8, selon lequel « un cheval mal dressé devient rétif,un enfant laissé à lui-même devient mal élevé», E. Jaffelin souhaite que soit redonnées à la famille – sans toutefois recourir à l'autoritarisme d'hier – une force, une cohérence et une légitimité perdues. En effet, le renoncement à punir est moins le signe d'une sacralisation de l'enfant devenu roi que celui d'une nouvelle forme d'indifférence à son égard, d'une involution de l'espèce.</p>
<p style="text-align: justify;"> Dans la famille comme à l'école, l'absence de punition est souvent présentée comme la garantie d'un engagement démocratique et humaniste, d'un progrès. L'auteur voit en réalité dans cet effacement de la punition un « semis invisible de violence ». A l'école on punit en isolant à la récréation ou en excluant l'élève de manière provisoire ou durable : la seule punition possible est l'isolement. Alors même que nos sociétés condamnent la fessée ou la gifle, nous mettons en quarantaine, et cette punition est aussi une punition du corps, mais qui ne dit pas son nom. L'enfant désormais intouchable est au centre d'un système dont le professeur – et avec lui le savoir et l'autorité – seraient relégués à la périphérie.</p>
<p style="text-align: justify;"> E. Jaffelin s'intéresse ensuite à la question de la punition dans le sport. Coexistent dans ce domaine deux logiques contradictoires : d'une part la pratique du sport suppose le respect scrupuleux des règles en vigueur, garanti par l'arbitre par le moyen de la punition, et d'autre part le sport échappe presque à la punition en matière de dopage. L'auteur rend compte de ce hiatus en montrant que l'injonction faite aux sportifs d'être spectaculaires est une incitation à recourir au dopage, précisément pour garantir le spectacle promis. Le dopage permet la performance, et la performance garantit le spectacle. C'est pourquoi la pratique illicite n'est punie qu'a posteriori, lorsque le mal est fait et que les investisseurs ont récupéré leur mise. </p>
<p style="text-align: justify;"> L'ultime domaine évoqué par E. Jaffelin en matière de punition est la diplomatie. Il n'y a pas de normes de droit international qui permettent de punir les grandes puissances. Ces mêmes puissances s'érigent en puissance légitime pour punir, alors même qu'elles se comportent de manière immorale. Il en va ainsi de la France ou des Etats-Unis. Ceux-ci poursuivent volontiers les Rogue States, les Etats voyous, à l'extérieur de leurs frontières, alors même qu'ils ne ratifient pas les traités internationaux. L'auteur examine les punitions possibles en droit international public, pour conclure que ce dernier est un droit mou qui peine à punir.</p>
<p style="text-align: justify;">Dans une dernière sous-partie, E. Jaffelin évoque deux ultimes obstacles qui en démocratie empêchent de penser la punition de manière claire et distincte : « l'idéologie de la victimité » et l'illisibilité pénale. Les démocraties s'affairent davantage à bâtir un système préventif au profit des victimes – et tout citoyen est une victime en puissance – qu'à construire un système punitif susceptible de réprimer les coupables. La justice instituée sanctifie la victime, personne à protéger, et de facto se soucie moins de la punition du fautif. Etre victime permet de voir son dommage reconnu ; mais la cause de ce dommage est de fait placée hors de nous. La société déresponsabilise en faisant de chaque citoyen une personne à protéger. Quant à l'illisibilité pénale, elle peut être considérée à la fois d'un point de vue quantitatif et qualitatif. Quantitativement l'inflation législative est telle qu'en dépit de l'adage selon lequel nul n'est censé ignorer la loi la connaissance du droit positif, qui ne relève que très partiellement du sens commun, est en réalité impossible. D'un autre point de vue, qualitatif cette fois, la punition à l'oeuvre dans le domaine administratif, rendue sans procès ni juge, introduit une discontinuité dans le concept même de punition car elles attestent qu'un droit peut s'exercer sans jugement.</p>
<p style="text-align: justify;">Le point de vue de la deuxième partie de l'ouvrage est plus normatif. L'auteur interroge d'abord, dans une sous-partie intitulée « l'herméneutique de la punition », le sens de la punition ; puis il adopte dans les deux dernières sous-parties une perspective plus méthodologique et prospective.</p>
<p style="text-align: justify;">Pour saisir le sens de la punition, E. Jaffelin interroge le motif de la faute et le rapport du citoyen à la norme juridique. Pour ce faire, l'auteur se réfère aux <em>Deux sources de la morale et de la religion, </em>texte où Bergson établit un lien entre l'habitude et l'obligation. L'homme se conduit en être sociable parce qu'il a intériorisé les obligations sous la forme de l'habitude. Le fautif est celui qui refuse de s'inscrire dans ce mécanisme de l'habitude et de l'obligation : il désobéit pour échapper à la pression sociale. Car par delà les lieux de socialisation multiples que sont la famille ou l'école précédemment abordés, c'est bien la société qui pèse de tout son poids sur les individus en terme d'autorité. Mais en réalité se soumettre aisément aux normes sociales nous libère de la pression exercée par la société. Ainsi l'habitude « dépressurise la personne », et la punition peut être conçue comme une « ré-pression » : la société remet le fautif sous pression. Dans la faute se joue le refus d'une habitude qui est la condition de la sociabilité. En ce sens la faute ne se réduit pas à la seule transgression de la norme juridique. Au formalisme juridique dont il a montré l'écueil au début de l'ouvrage, l'auteur oppose le substantialisme moral qui seul permet de penser la signification fondamentale de la punition. En effet, le fautif ne porte pas seulement atteinte à la loi : il porte atteinte à la morale et à l'humanité même, hors de lui et en lui.</p>
<p style="text-align: justify;"> Si le fautif attente à son humanité et se manque à lui-même, la fonction de la punition est de lui permettre de comprendre sa faute et d'aller vers la réconciliation. E. Jaffelin rappelle ici l'échec d'une justice instituée qui, loin d'être le dépassement promis de la vengeance familiale, est une vengeance réalisée par la médiation de l’État. Il faut donc punir autrement. L'auteur se réfère à nouveau à Bergson pour distinguer une approche de la punition purement quantitative et une approche qualitative. Il ne s'agit pas de compter la peine mais d'escompter une réconciliation par le pardon. La punition doit acheminer le fautif vers le pardon : La punition s'inscrit donc dans une conception <em>rémissive</em> et non plus punitive.</p>
<p style="text-align: justify;">Mais comment punir ? La question fait l'objet du deuxième moment de la deuxième partie de l'ouvrage. Il importe de bien punir et non de punir mollement : il faut agir dans la perspective du pardon et ne pas refuser la consolation à celui qui a transgressé la loi et qui par là s'est diminué moralement. La réconciliation suppose en amont l'humiliation, que les sociétés démocratiques refusent d'assumer. L'auteur s'inspire donc ici de pratiques culturelles alternatives en terme de punition. Ainsi la justice amérindienne ou la justice restauratrice inspirée des Maori de Nouvelle-Zélande permet d'imaginer une synthèse de l'archaïque et de la technique.</p>
<p style="text-align: justify;"> La punition restauratrice constitue un projet de société car elle a pour fin de réparer, de recoudre, de faire passer la société de la vindicte au pardon. C'est l'objet de la dernière sous-partie de l'ouvrage. Dépénalisée et devenue autre par le passage revendiqué vers la déchéance et l'humiliation, la punition peut reconquérir la famille, l'école ou le sport. A l'école il faut rétablir la punition à condition qu'elle soit pédagogique. A titre d'exemple, l'auteur évoque la punition de l'absence de travail par la privation de vacances. L'enfant puni d'une fessée ici renommée « geste d'humeur » sort renforcé de la punition. Dans les deux sphères de la famille et de l'école il s'agit de rétablir l'affect et l'humeur, par l'humiliation : le rabaissement de l'individu est présenté comme nécessaire et par là légitime. Quant au sport, la punition doit permettre le jeu mais ce dernier doit rechercher le sens de l'honneur et viser le dépassement de soi. Tel est le sens de la punition dans une République de la rémission, une Cité du pardon.</p>
<p style="text-align: justify;">Que la prison soit un problème autant qu'une solution, personne n'en doute. Quant au caractère normatif du droit, n'est-ce pas son essence même ? Chacun reconnaîtra qu'il est nécessaire de penser et de repenser sans relâche le sens de l'acte de punir. Mais le fait de brocarder le refus de punir, «l'idéologie de la victimité » ou la déresponsabilisation, nourrit une approche moralisante et nostalgique du droit qui peine à convaincre. Le lecteur est ici comme ramené à un âge pré-moderne du droit. Enfin, si l'on ne peut reprocher à l'auteur le caractère polémique de son propos, en revanche le lecteur souhaiterait que les assertions sur l'affaiblissement de la punition soient davantage fondées. De ce point de vue on lira avec intérêt, en contrepoint, l'ouvrage de Didier Fassin intitulé <u>Punir, une passion contemporaine</u>, sorti en janvier 2017 : à partir du constat que la France, et au-delà la plupart des états de droit, sont entrés depuis trois décennies dans un moment punitif, Didier Fassin interroge le fondement de l'acte de punir, les raisons de la punition et la distribution sociale des peines prononcées. </p>
<p style="text-align: justify;">Aline Beilin</p>Jean-Luc Nancy, Marquage Manquant & autres dires de la peau. Entretien avec Nicolas Dutent, Les Venterniers 2017, lu par Alexandre Kleinurn:md5:743aeb3049ea0127ed0ffaf44d9886b42017-12-19T06:00:00+01:002017-12-25T15:20:38+01:00Baptiste KlockenbringPhilosophie généraleNancyTatouage<p style="text-align: justify;"><strong>Jean-Luc Nancy, <em>Marquage Manquant & autres dires de la peau. Entretien avec Nicolas Dutent</em>, Saint-Omer, Les Venterniers, 2017, lu par Alexandre Klein. </strong></p>
<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;">
<p style="text-align: justify;"><img alt="auteur_1924.jpg" class="media" height="140" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/auteur_1924.jpg" width="182" /></p>
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<p style="text-align: justify;">Au début de l’année 2017, le philosophe Jean-Luc Nancy s’est prêté à l’exercice, proposé par le journaliste Nicolas Dutent et les éditions Les Venterniers, d’un entretien autour de sa pensée de la peau et du corps. Il s’agissait plus spécifiquement pour la petite maison d’éditions artisanales d’inaugurer ainsi une réflexion sur le geste et la pratique du tatouage, dans ses dimensions tant philosophique, poétique que sensible.</p> <p style="text-align: justify;">On retrouve d’ailleurs cette attention ou cet intérêt pour le marquage corporel dans la fabrication même de cet ouvrage de belle facture dont la couverture de papier ciré, semblable à une peau, laisse transparaitre les symboles qui couvrent la reliure reproduisant ainsi l’aspect d’une peau marquée, par le soleil ou la vie, d’une peau qui a vécu.</p>
<p style="text-align: justify;">Car la peau, et c’est tout l’objet du propos tenu par Nancy dans cet entretien, n’est pas neutre, n’est pas in-signifiante. Au contraire, comme le conclue le philosophe, en revenant sur son concept d’expeausition, « la peau, c’est toute la vérité d’un corps » (p. 78). La peau expose, dit la vérité du corps auquel elle appartient, dont elle est, plus que la surface, la face externe, en relation avec le dehors. C’est donc à son contact, sur son grain même, que s’inscrit et que se produit la relation, toujours co-construite comme l’avait compris Merleau-Ponty, du corps et du monde. La peau est le réceptacle de la fabrication de l’identité humaine. Écrire sur la peau, c’est écrire sur les hommes, au sens où écrire à propos de la peau revient à parler de l’humanité, et où marquer la peau, la tatouer revient aussi à parler de ce qui fait de nous des êtes humains. D’ailleurs, la caractéristique de notre civilisation occidentale serait, comme l’avance Nancy après un court mais magistral rappel des grandes interrogations philosophiques sur les liens entre l’âme et le corps, de ne plus être marqué corporellement. Nous serions essentiellement ce « marquage manquant ». En effet, l’« être-au-monde de l’animal humain » consistait à « être d’emblée sacré, marqué, ayant tel ou tel caractère… » (p. 25). Or, la naissance de la civilisation occidentale, dans la Grèce antique, a rompu cette appartenance, que ce soit en donnant aux dieux des corps d’hommes ou en pensant avec Platon la séparation de l’âme et du corps. Ainsi, « la philosophie apparaît quand les corps ne sont plus tatoués » (p. 25), lorsque le sens attaché à l’existence corporelle n’est plus donné, mais à chercher, autrement dit lorsque le corps « devient une question » (p. 24). Dans la voix de Nancy ici retranscrite, le tatouage devient, en tant que marque corporelle, le signe d’une unité du vivant que notre civilisation complète se serait attachée à effacer ou plus exactement à retrouver suite à la rupture originelle. Le marquage manquant, c’est ce sens qui manque toujours à l’existence humaine et auquel la philosophie tente de faire face. C’est en ce sens que « la philosophie vient à la place du tatouage » (p. 27). Si on peut regretter que Dutent n’ait pas poussé l’interrogatoire plus loin, cherchant à savoir ce que signifierait alors la recrudescence actuelle du tatouage, sa démocratisation, force est de constater que cette hypothèse que Nancy émet face à ce que les anglophones nomment le <em>mind-body problem</em> est attrayante, d’autant qu’elle semble heuristique. En faisant du corps et plus particulièrement de la peau, la grille de lecture même du dualisme corps-esprit, Nancy désamorce en effet les dichotomies classiques à travers lesquelles la philosophie à (vainement ?) tenter d’aborder cette question pour ouvrir la voie à une réflexion sur l’homme dans laquelle sa corporéité fait sens plus qu’elle ne pose problème. Réflexion que Nancy déroule, au fil des questions pointues et très préparées de Dutent, dans le reste de l’entretien. Ainsi, si Platon a fait du corps une question, en passant du problème de l’unité à celui de l’union, Nancy semble bien en avoir fait une réponse pour retrouver cette unité de la vie qui se fait jour dans la vie même du corps, dans cette non-pensée de la vie, comme l’avait déjà compris Descartes. Au final, s’il reprend pour beaucoup des éléments connus de la pensée de Nancy sur le corps, qui sont néanmoins présentés ici de manière claire et particulièrement accessible, ce court entretien a pour avantage d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur le sens même du marquage corporel, laissant notamment entrevoir la dimension non plus seulement anthropologique, mais quasi métaphysique du tatouage.</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;">Alexandre Klein</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>J.B. de Panafieu, L’homme est-il un animal comme les autres ?, La Ville Brûle 2017, lu par Valérie Roncerayurn:md5:cd06825014450408b0faa1bfea7f27c02017-11-21T12:50:00+01:002017-12-25T15:01:55+01:00Florence BenamouPhilosophie généraleanimalcritèreculturehommenature<p><strong>Jean-Baptiste de Panafieu & Étienne Lécroart, L’homme est-il un animal comme les autres ?, La ville brûle (61 pages), lu par Valérie Ronceray.</strong></p>
<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="panaf.jpg" class="media" height="236" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.panaf_m.jpg" width="169" />
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<p style="text-align: justify;">« L’ homme est- il un animal comme les autres ? » est un petit livre sur l’origine des humains destiné aux jeunes adolescents. Il est écrit par Jean-Baptiste de Panafieu, agrégé de sciences naturelles ; et le texte est complété par des illustrations d'Étienne Lécroart .<br />
</p> <p style="text-align: justify;"> A l’origine de l’espèce humaine il y a un groupe d’hominidés (groupe zoologique qui réunit les chimpanzés, les orangs-outangs, les bonobos et les hommes) qui a connu une évolution distincte des autres. Il est faux de dire que nous descendons du singe ,d’ailleurs il n’existe pas UN singe, mais nous avons gardé des points communs avec l’ensemble des singes comme nos pouces opposables et nous avons quelques similitudes morphologiques avec nos plus proches cousins, les chimpanzés communs et les chimpanzés nains (les bonobos) : la fusion de deux os du palais. Par ailleurs, les chimpanzés et les bonobos ont un patrimoine génétique commun avec l’homme à près de 99 %. L’homme fait donc partie de la famille des hominidés, au même titre que les gorilles, les chimpanzés et nous avons un ancêtre commun avec les chimpanzés dont nous nous sommes séparés il y a environ 7 millions d’années. Cette séparation n ‘a pas été brutale : les premiers hommes , les homo habilis n’étaient pas très différents d’ autres hominidés contemporains à tel point qu’il est parfois difficile de dire qu’un crâne fossile appartient à telle espèce d’hominidés ou à telle autre. Au cours de l’évolution certaines espèces ont acquis de nouveaux organes, de nouvelles capacités : les descendants de l’homo habilis, l’ homo erectus (qui a formé en Europe l’homme de Neandertal) possèdent un plus gros cerveau et l’homo sapiens a commencé à dessiner sur les parois. Mais, si le cerveau de l’homme a évolué, sa main est semblable à celle des singes d’il y a 50 millions d’année et notre corps garde des traces de notre lointain passé : notre coccyx rappelle, par exemple, la queue de nos ancêtres. </p>
<p style="text-align: justify;">Les réflexions de l’auteur sur les origines animales de l’humanité lui permettent d’aborder le racisme : les races humaines n’ont aucune réalité biologique – tous les divers groupes humains sont des descendants des homo sapiens . Est abordé également, à la lumière de la théorie de l’évolution, le rapport entre l’être humain et les autres espèces animales. On aime penser que l’homme, en raison des nombreux développements au cours de l’évolution est au sommet de l’évolution mais aucune espèce ne peut être dite plus évoluée qu’une autre et notre physiologie n’est pas exceptionnelle. Un dessin d’ E. Léonard montre sur une ligne de départ, et proches d’une banderole affichant le « sommet de l’évolution », un homme, un éléphant, un guépard , une autruche , un mouton, un poisson, et l’homme suggère que le poisson préférerait une épreuve en piscine...<br />
Parce que nous ne sommes pas les rois de l’évolution, nous n’avons aucun droit sur les autres espèces. Nous agissons pourtant comme si nous étions « maîtres et possesseurs de la nature ». Nous sommes dans l’âge de l’homme, l’anthropocène, disent les scientifiques. L’ anthropocène désigne la période qui a débuté lorsque les activités de l’homme ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète. Des espèces animales ont disparu, l’impact des produits chimiques sur la nature est considérable. Nous agissons aussi comme si nous étions comme détachés de la nature : nous ne voyons pas assez que nos interventions peuvent bouleverser la chaîne alimentaire. Notre puissance n’est pas contrebalancée par notre sens de responsabilité. L’homme a réussi à modifier le climat de sa planète. Ce que n’a fait aucun animal. Sous ce point de vue l'homme, s’il s'inscrit dans l'ordre biologique, au même titre que n'importe quelle espèce vivante, n ‘est pas un animal comme un autre. Y a -t-il un propre de l’homme ? Le langage articulé trace-t-il une frontière nette ? L’orang-outan peut maîtriser jusqu'à un millier de signes du langage des sourds muets mais il n ‘y a pas de « grammaire singe ». On trouve chez l’animal un langage avec une fonction bien définie d’avertissement ou de contact social, mais les chimpanzés n’expriment pas d’opinion ni ne posent de questions. La conscience permet-elle de tracer une frontière plus nette ? elle n'est pas le propre de l'homme mais il faut s’entendre sur ce qu'est la conscience. Il existe des degrés différents de conscience, seules certaines espèces de grands singes semblent posséder la réflexivité inhérente à la conscience de soi . Enfin, si certains éthologistes disent qu’il y a une origine naturelle de la morale, ou qu’il existe une morale chez les chimpanzés, puisque les chimpanzés connaissent des interdits et apprennent que certaines choses sont réprimées par le groupe parce qu’elles vont à l’encontre de son harmonie, il faut pourtant reconnaître que cette morale n’est pas une morale théorique dans laquelle le bien et le mal sont définis. Et, pour qu’il y ait obligation morale il faut qu’il y ait la notion de devoir.<br />
Les hommes ont tous une identité biologique, nous sommes définis comme homo sapiens sapiens, pour autant nous ne sommes pleinement humains que quand la culture vient compléter ce premier aspect de la nature humaine. La culture est ce qui instaure un ordre nouveau qui se mêle ou se superpose à l’ordre naturel. Les êtres humains, dans leur développement et dans leurs activités, ne sont jamais strictement limités par leur nature biologique animale .<br />
Ce qui fait de nous des êtres humains c’est notre capacité de nous détacher en partie de la nature, c’est notre capacité d’action et notre capacité de choix : nous avons à répondre de nos actes , à peser les conséquences de nos actes. Nous sommes des êtres de culture : nous avons un langage symbolique, conventionnel, riche et élaboré, nous sommes capables de fabriquer des outils et d’en varier indéfiniment la production. Certains comportements animaux sont culturels et peuvent être transmis, certains chimpanzés apprennent par exemple à casser les noix, mais la culture animale n’est pas la culture humaine et le développement culturel prend, chez l homme, le pas sur le développement biologique (même si notre nature peut être influencée par notre culture et que nature et culture ne sont pas deux couches superposées mais des éléments qui s’entremêlent).<br />
Pourquoi certains refusent-ils notre origine animale ? Que l’homme soit proche du singe est une idée qui dérange. Il faut dire que l’homme a longtemps été considéré comme une exception au cœur de la nature. Le créationnisme refuse les preuves de notre histoire ancienne pour des raisons religieuses( un ou plusieurs êtres divins seraient à l origine de la vie), morales ou philosophiques (hommes et animaux seraient de nature si distincte qu’aucune origine commune ne peut être envisageable)</p>
<p style="text-align: justify;">L’auteur différencie à la fin de l’ouvrage la croyance religieuse des faits scientifiques : E. Lécroart légende ainsi un dessin : Adam et Eve sont chassés de la paléontologie. Enfin il souligne que si notre nature est animale et que nos gènes viennent de nos lointains ancêtres, ils ne déterminent pas tout. L’identité humaine est forgée par la culture. L’être humain garde théoriquement toute sa vie sa créativité .Il forme sa personnalité au contact des autres mais aussi par opposition à eux. L’individu, être de nature, est aussi un être de culture et peut aussi choisir de s’en libérer.</p>
<p style="text-align: justify;">Valérie Ronceray</p>Jean-Christophe Weber, La consultation, PUF 2017, lu par Alexandre Kleinurn:md5:90635d312447fdadc4869ac157d4040e2017-09-22T12:31:00+02:002017-10-25T15:23:13+02:00Florence BenamouPhilosophie généralecorpsmédecinesoinéthique<p style="text-align: justify;"><strong>Jean-Christophe Weber, <em>La consultation</em>, Paris, Presses universitaires de France, 2017, 164 p., lu par Alexandre Klein.</strong></p>
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<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="weber_lc.jpg" class="media" height="193" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/octobre/.weber_lc_m.jpg" width="126" />
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<p style="text-align: justify;">Parmi ceux qui s’attardent à philosopher sur le sens de leur pratique, rares sont les médecins à opérer une critique réelle et profonde de la rationalité médicale. Trop souvent, ils se contentent de plaquer des concepts philosophiques sur des réalités de soin rapidement décrites et rarement analysées, ou d’en signaler les paradoxes et les limites, à l’aide de citations de grands penseurs. Il faut dire que fréquemment, le but est uniquement de pouvoir ajouter à la longue liste des réussites qui jalonnent leur carrière, un petit traité d’humanité. Mais parfois, heureusement, les choses se passent autrement, et des soignants, suivant les conseils des Anciens,<sup>1</sup> se font réellement philosophes. Ils enrichissent alors, de la manière la plus positive qui soit, leur pratique comme le regard porté sur l’activité médicale. Jean-Christophe Weber est de ceux-là.</p>
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</div> <p style="text-align: justify;">Professeur de médecine interne et membre de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur les sciences et la technologie de l’université de Strasbourg, il mène depuis plusieurs années maintenant une réflexion poussée sur la médecine, son statut épistémologique et ses enjeux sociaux et philosophiques, notamment au sein d’un séminaire qu’il anime depuis plus de douze ans. Suivant l’idéal hippocratique, il a même entamé en 2015 une thèse de doctorat en philosophie, sous la direction de Frédéric Worms, au Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine de l’ENS. Elle porte sur la consultation médicale, tout comme le petit ouvrage qu’il vient de faire paraître dans la collection « Questions de soin » que son directeur dirige aux Presses universitaires de France.</p>
<p style="text-align: justify;">Ce dernier, simplement intitulé « La consultation », présente une réflexion philosophique approfondie sur le sens et les enjeux contemporains de la pratique médicale clinique. Reprenant certains articles déjà publiés dans des revues ou collectifs (mais qui ont été remaniés pour l’occasion), Weber nous y propose une « plongée » au cœur de la « médecine ordinaire » (p. 7). Une immersion qui prend la forme d’une analyse précise et particulièrement riche du statut épistémologique de la médecine contemporaine, de sa rationalité, et des défis sociaux et éthiques auxquelles elle doit faire face aujourd’hui. C’est dans la philosophie, mais aussi largement dans la psychanalyse, que le médecin est allé chercher les outils pour questionner son « expérience brute » de praticien et ainsi éclairer la clinique médicale, afin de la mettre en question, en tension, d’en préciser les limites, notamment épistémologiques, mais aussi de dévoiler les voies de leur dépassement. Ainsi, Jacques Lacan dialogue ici avec Aristote, Kant, ou Michel Foucault, tandis que la voie est tracée par John Dewey, Richard Sennett, mais surtout George Canguilhem qui reste, comme dans beaucoup de volumes de cette collection d’ailleurs, un repère, voire même un modèle, des plus incontournables.</p>
<p style="text-align: justify;">Après avoir présenté, dans une introduction pointue qui donne le ton de l’ouvrage, ces objectifs ainsi que les fondements théoriques de sa réflexion, Weber pose dans un premier chapitre le cadre de son analyse en questionnant les statuts moral et épistémologique de la médecine en tant que pratique. Retrouvant dans la notion antique de <em>technê</em> les éléments pour caractériser le travail du praticien médical hors des habituelles dichotomies (art/science, technique/humanité, savoirs scientifiques/savoirs expérientiels), il rappelle que ce dernier relève avant tout d’un savoir pratique d’ordre tactique reposant sur de nombreux éléments tacites. La pratique médicale est un « savoir-<em>y</em>-faire » incorporé (p. 27) et qui ne peut donc que s’incarner toujours de manière singulière dans le sujet soignant, dans la rencontre avec le malade et dans le geste de soin. Elle est donc de l’ordre de l’habileté et relève de ce fait d’une forme de bricolage, d’une « inventivité bricolée » (p. 39), selon les mots de l’auteur. Son éthique émerge par conséquent de ce caractère d’habitus cultivé. Loin du déontologisme qui invite à suivre les règles établies, l’éthique de la pratique médicale se joue, selon Weber, dans la réflexion sur les valeurs respectives des différentes fins légitimes à concilier dans l’acte de soigner. Elle est donc une forme de sagesse, un « tact » (p. 52) qui loin de relever du pur subjectivisme et de l’improvisation, se nourrit en fait de règles et de savoirs pour mieux s’affirmer comme un pouvoir pratique efficient et respectueux des besoins et désirs des différents acteurs de la relation de soin. La médecine est ainsi, selon l’auteur, une « pratique funambule », aussi corporelle que narrative, enserrée dans des savoirs de diverses origines et au cœur d’enjeux de pouvoir pluriels, qui vont du transfert au conflit d’intérêts. Pratique complexe et multiple donc, qui répond à la singularité de son objet d’application, ce corps pluriel auquel est consacré le deuxième chapitre.</p>
<p style="text-align: justify;">Le corps mène en effet des vies doubles, au point qu’on peut se demander, affirme Weber, quel(s) corps prend(nent) place dans la consultation. Est-ce ce <em>Körper</em> sur lequel portent les discours scientifiques ou ce <em>Leib</em> dont le sujet fait ou a l’expérience ? Pour le professeur de médecine interne, la rencontre médicale met à jour l’écart existant entre cet organisme connu par la science médicale et cette expérience corporelle vécue par le malade. Autrement dit, c’est la consultation elle-même qui opère le dédoublement du corps. D’ailleurs, les psychanalyses freudienne et lacanienne avaient déjà thématisé cette dualité du corps malade. Freud, d’abord, avait attribué une double vie aux organes, constatant qu’ils jouaient leur rôle physiologique tout en étant intimement impliqués dans la vie libidinale. Double vie pulsionnelle qui était déjà à l’origine de difficultés pour le corps dont l’économie biologique se trouvait « brouillée » (p. 61) par cette économie érotique qui lui était, finalement, entièrement hétérogène. Lacan, ensuite, en questionnant le lien du corps avec le langage, a mis en lumière une autre difficulté s’attachant à cette corporéité double : si le langage nécessite le corps, ce dernier ne peut être entièrement dit par le langage. Ainsi, le réel de la maladie reste irrémédiablement intransmissible, parce qu’imprononçable dans son entièreté. « Entre corps et parole, il a donc à la fois aliénation et coupure » (p. 71). Il a ainsi fait émerger de ce rapport compliqué du corps au langage, trois registres autour desquels s’organise l’expérience corporelle, autour desquels se définit la vie du corps : le réel, le symbolique et l’imaginaire. D’où l’affirmation de Weber selon laquelle il y a au final une « triple vie du corps » (p. 73) qui le rend d’autant plus difficile à appréhender pour le médecin qu’il a été formé à aborder des corps simples, entièrement déchiffrables. La prise en charge de ce corps pluriel implique donc, pour l’auteur, de ne pas se précipiter à traduire les mots du malade en catégories savantes et de porter attention à ce qui est en suspens, en réserve, à ce qui n’est pas nécessairement dit. C’est ainsi que pourra être accueilli au mieux ce corps à la vie plurielle. C’est aussi ainsi que pourra s’installer cette confiance qui est au cœur de la consultation comme de la pratique médicale, et sur laquelle porte le chapitre suivant.</p>
<p style="text-align: justify;">Weber se penche en effet, dans le troisième chapitre, sur les difficultés liées à cet élément central du soin qu’est la confiance du malade. Constatant que l’on cherche de plus en plus à l’asseoir sur des critères objectifs, rationnels, parce qu’apparemment plus solides, il rappelle que la confiance implique pourtant, dans son essence même, un risque irréductible, un grain de folie consistant à remettre à un autre, sans considération du danger, quelque chose qui est à soi (l’acte de confier). Pour appuyer sa démonstration, il s’attarde d’abord sur le modèle épistémologique qui est selon lui celui de la pratique clinique : le modèle indiciaire défini par Carlos Ginzburg. En tant que <em>technê</em>, la médecine fonctionne en effet par quête de traces et reconstruction patiente de sens. Elle se prête donc difficilement à l’« <em>accountability</em> » qui est au cœur des politiques contemporaines de santé. L’auteur poursuit en interrogeant, d’un point de vue plus psychanalytique, la nécessaire investiture symbolique impliquée dans la relation de confiance. Là aussi il ne peut que constater qu’il ne semble plus y avoir, aujourd’hui où les mots d’ordre sont la transparence, le contrôle et l’obligation de rendre des comptes, de place pour ce qui relève de l’habitus incorporé, de la sagesse pratique, pour des savoirs tacites. Or c’est la confiance qui pâtit de ce décalage, de cet état de fait. Le médecin, se devant de suivre les règles de la standardisation qui s’imposent partout dans son domaine d’activité, ne peut plus exercer son habileté, cette <em>phronésis</em> ou sagesse pratique, qui est au cœur de sa <em>technê</em>. Il perd ainsi sa capacité à accueillir le corps dans sa pluralité, autant que la demande du malade. La confiance placée dans le bon praticien est ainsi mise à mal par les exigences de normalisation et de rationalisation de la pratique au cœur de l’évolution de la médecine occidentale contemporaine. La relation intersubjective qui constitue originellement la consultation laisse place à une version contractuelle du pacte de soins « qui rassemble un usager présumément autonome titulaire de droits et un professionnel dûment mandaté pour répondre aux besoins de soins » (p. 100) et au sein de laquelle la confiance est devenue, selon l’auteur, une notion inappropriée. </p>
<p style="text-align: justify;">Le chapitre 4 approfondit l’étude de ce nouveau pacte de soins en explorant cette autonomie que la législation a reconnue ou attribuée, davantage depuis quelques années, au malade. Se basant sur un exemple concret issu de sa pratique, Weber questionne d’abord la notion de demande raisonnable et les difficultés qu’il peut y avoir à prendre véritablement en charge la requête du patient. Il plonge ensuite dans les textes de loi pour montrer que la législation, sans reconnaitre véritablement le droit à disposer de soi et plus spécifiquement de son corps, a aménagé au cours des dernières années une place plus importante à la volonté du patient. Reste que dans les faits, les choses sont plus délicates, car le consentement est soumis à la reconnaissance de certaines capacités qui excluent de fait certains patients et dont la quête même est de fait utopique, ce qui laisse généralement le dernier mot au soignant. Ainsi, peut dès lors constater Weber, « jamais la volonté n’a semblé autant mise en avant qu’aujourd’hui, et pourtant, dans le concret des décisions quotidiennes, jamais les vœux du patient n’auront aussi peu pesé dans la balance des décisions qui le concernent au premier chef » (p. 123). La parole du malade n’est audible et entendue que lorsqu’elle correspond aux volontés du médecin et aux exigences de l’organisation des soins. Illusoire autonomie, donc, que l’on pense acquise parce qu’elle est reconnue dans les textes, mais qui reste encore souvent bafouée ou simplement ignorée dans la pratique. Le changement de modèle est donc urgent, car ce qui se profile à l’horizon, c’est une situation dans laquelle des « esclaves [seraient] soignés par des tyrans dans un monde invivable » (p. 127). Mais des solutions peuvent être esquissées - ce que fait Weber pour finir - afin d’éviter que ne se réalise ce triste pronostic.</p>
<p style="text-align: justify;">Finalement, poursuivant sa réflexion sur l’autonomie, l’auteur nous invite, dans un cinquième et dernier chapitre, à réfléchir, avec l’aide de l’analyse kantienne des Lumières, aux aspirations de liberté portées par les médecins comme les malades et aux conditions de leur harmonisation. Il dresse le constat que, autour de questions contestées de savoir et de pouvoir, deux acteurs en quête de liberté s’affrontent dans la méconnaissance de ce qui les détermine l’un l’autre. Pour pallier cette situation et se « désempêtrer » de ce « nœud » (p. 132) qui étouffe la relation contemporaine de soins, il revient ensuite sur le célèbre texte des <em>Lois</em> de Platon dans lequel le philosophe compare le médecin libre qui soigne les gens libres en les éduquant à devenir leur propre médecin et le médecin esclave qui soigne les esclaves en leur ordonnant ce qu’ils doivent faire. Il peut ainsi réaffirmer que le travail du médecin repose sur son expérience, sur sa <em>phronésis</em>, et qu’il ne peut, comme le rappelle Platon dans sa <em>Politique</em>, être contraint par des lois écrites. Cette leçon antique, qui fait particulièrement sens à l’heure où l’organisation du soin tend, sur la base de l’<em>Evidence Based Medicine</em>, à formater l’action soignante autour des normes d’agir prédéfinies, conduit surtout Weber à signaler l’importance, pour les soignants (mais pas uniquement), de se questionner sur le sens de l’expérience du soin et plus largement sur la nature même de l’expérience que l’on peut faire de soi-même dès lors qu’existe un savoir sur soi qui prétend au vrai. Elle l’incite également, pour finir, à énoncer un « avertissement sévère et sombre » (p. 139-140). Dénonçant à nouveau la violence des nouvelles modalités de management public et de gouvernance dans le milieu de la santé, il rappelle que les médecins qui se retranchent derrière les recommandations et les référentiels, trop effrayés par les conséquences qu’il pourrait y avoir à penser par eux-mêmes, se condamnent à une condition d’esclaves, et que, comme l’avait déjà compris Platon, les esclaves ne soignent que des esclaves, qui plus est comme des tyrans. Ainsi, comme le réaffirme la conclusion, il importe de reconsidérer le statut épistémologique de la médecine, la pratique médicale, pour continuer à la reconnaître comme la <em>technê</em> qu’elle est, et ce afin de repenser en conséquence les modes de gouvernance qui ont cours dans le milieu de la santé. Ce n’est que de cette manière que pourront être réinstallés la confiance et le plaisir qui sont et doivent rester le cœur de la pratique de soin.</p>
<p style="text-align: justify;">Finalement, en 150 courtes pages, C’est une réflexion aussi pointue que précieuse que nous propose Weber. Dans cet essai dont on apprécie tant la plume que l’engagement, l’auteur dresse un tableau clair et honnête de la situation difficile que connait la médecine contemporaine, et ce sans tomber dans les travers si souvent rencontrés de la critique proprement idéologique d’une part ou de la dénonciation du procès d’intention, qui relève purement et simplement de l’aveuglement volontaire, de l’autre. Son juste constat, bien qu’assez classique, est très intelligemment posé et particulièrement bien argumenté. Si le propos est pointu, au sens où il respecte la complexité des concepts et ne cède jamais à la facilité de l’argumentation, il reste néanmoins très clair. On pourrait certes regretter qu’il ne dise rien sur les modalités d’articulation concrète de son modèle épistémologique de la pratique médicale, cette <em>technê</em> qu’il est allé chercher chez les philosophes antiques, avec les modèles et représentations à l’œuvre dans les sciences médicales contemporaines, mais ce serait mal comprendre son propos, ainsi que l’objectif général de son ouvrage. Car ce n’est pas un ouvrage d’épistémologie médicale que nous propose Weber, ni même, à proprement parler, un essai de philosophie de la médecine. C’est au contraire un traité de philosophie médicale, tel qu’en produisaient les médecins des siècles passés ; à une différence près, et elle est essentielle, c’est que cet ouvrage est un essai <em>critique</em> de philosophie médicale. Un essai qui, enfin, a pris acte de la fin du paternalisme médical, des transformations contemporaines, notamment sociales, du monde de la santé et donc de la nécessité de repenser la relation, ainsi que la rationalité médicale elle-même, sur des bases épistémologiques et politiques plus justes et plus démocratiques. Bref, un essai dont la lecture s’impose à tous ceux qui ont à cœur de donner, ou de recevoir, des soins de qualité, et ce d’un point de vue tant technique que relationnel.</p>
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<p style="text-align: justify;"><sup>1<em>Hippocrate affirmait dans son traité De la bienséance que le médecin-philosophe était l’égal des dieux. Ce modèle perdurera à travers l’histoire comme un idéal à atteindre pour le soignant réflexif.</em></sup></p>
<p style="text-align: justify;"> Alexandre Klein</p>Arnaud François, Éléments pour une philosophie de la santé, Belles-Lettres 2017, lu par Alexandre Kleinurn:md5:3ce79bbb88d8aa8e57bacff04e9392382017-09-08T06:00:00+02:002017-10-25T15:58:03+02:00Baptiste KlockenbringPhilosophie généraleCanguilhemmaladiemédecinesantésoin<p><strong>Arnaud François, <em>Éléments pour une philosophie de la santé</em>, Paris, 2017, Les Belles-Lettres, 275 p., lu par Alexandre Klein.</strong></p>
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<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="franc_ois.jpg" class="media" height="245" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/octobre/.franc_ois_m.jpg" width="157" />
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<p style="text-align: justify;">Les travaux de philosophie de la médecine, qui se sont multipliés ces dernières années en France, se sont jusqu’alors concentrés sur deux objectifs principaux : d’une part le développement d’une réflexion épistémologique sur les sciences médicales, marquée notamment par l’importation des travaux anglo-saxons, et d’autre part la formation d’une philosophie du soin fondée sur une approche plus anthropologique de la question médicale.</p> <p style="text-align: justify;">La parution en 2011 et 2012 chez Vrin, dans la collection « Textes clés », de deux volumes successifs sur la philosophie de la médecine marquait cette dichotomie du champ caractéristique du territoire français. Car si ces deux types de réflexion philosophique prenaient bien appui, l’une comme l’autre, sur la lecture des textes, considérés comme fondateurs, de Georges Canguilhem, force est de constater que ce fut pour ensuite prendre des directions distinctes, voire opposées. D’un côté, une réflexion sur la causalité, la norme, la preuve ou la réalité des entités nosologiques, de l’autre un questionnement sur les enjeux vitaux, sociaux, politiques, mais aussi identitaires de l’expérience vécue de la maladie. Au centre, référence au père fondateur, une interrogation menée avec des outils et des perspectives différents sur la distinction entre le normal et le pathologique. Partout donc, des questionnements et des réflexions sur la santé, sa nature, son statut, ou sa définition, mais jamais le développement d’une véritable philosophie de la santé, réflexion à la fois conceptuelle, épistémologique et anthropologique sur cette notion pourtant au cœur de nos existences comme des sociétés contemporaines. Dans les bibliothèques francophones, seul un recueil d’articles de Hans-Georg Gadamer rappelait, donc sans véritablement le définir, l’existence ou la nécessité de ce champ d’investigation pourtant des plus légitimes. Mais c’était avant qu’Arnaud François ne s’empare finalement de la question. Se plaçant à la fois à la croisée des deux « traditions » françaises et en décalage par rapport à elles, ce professeur à l’Université de Poitiers, originellement spécialiste de philosophie française, et allemande, nous propose, dans ce nouvel opus, un véritable essai de philosophie de la santé.</p>
<p style="text-align: justify;">Pourtant, <em>Éléments pour une philosophie de la santé</em> ne se définit pas exactement comme tel. François qualifie en effet la réflexion sur le concept de santé qu’il y propose de simple « travail de philosophie » (p. 38). Il ne s’agit bien évidemment pas de bioéthique, mais pas non plus, comme prend soin de le préciser son auteur, de philosophie des sciences, ou de philosophie de la médecine. Ce qu’il tente ici ne relève pas même de la philosophie générale, mais répond à une exigence plus étroitement philosophique, dont il trouve l’inspiration dans l’œuvre de Bergson et qui consiste à interroger les « segments communs » qui se nouent entre la philosophie et d’autres domaines de savoirs, lorsque celle-ci les prend comme objet. De ce fait, ce trentième ouvrage de la collection « Médecine et sciences humaines » des Belles-Lettres ne traite pas de la notion de santé en général, ni même des problématiques pratiques ou épistémologiques qui lui sont liées, mais explore quatre questions qui sont au cœur de la réflexion sur l’essence même de la santé telle qu’elle se fait jour ou se condense lors de l’immersion du philosophe dans la littérature médicale contemporaine.</p>
<p style="text-align: justify;">La première question porte sur le type de différence qui existe entre la santé et la maladie. Il ne s’agit pas là de reproduire pour la énième fois la démonstration canguilhemienne de l’intenable distinction uniquement quantitative pour mieux affirmer l’existence d’une différence de nature entre deux latitudes de vie. François va plus loin. S’il prend soin de réaffirmer clairement les arguments en faveur de cette distinction, il cherche à qualifier cette différence de nature. Il trouve alors dans la temporalité le sens exact de cette différence-altérité qui sépare qualitativement les deux états, tout en n’interdisant pas le recours à des données quantitatives d’ordre axiologique ou hiérarchisant, afin d’instaurer des étapes dans le passage de l’un à l’autre et ainsi d’éviter l’homogénéisation des notions. Autrement dit, la santé est « un être profondément <em>temporel </em>» (p. 109), foncièrement hétérogène de la maladie (bien que cette dernière reste altérité), car reposant sur des valeurs autres, et ce bien que cette opposition induise des degrés, des niveaux inférieurs ou supérieurs.</p>
<p style="text-align: justify;">La seconde question, qui découle de ces premières conclusions, consiste à déterminer cette temporalité de la santé, autrement dit à savoir si le temps est constitutif de la santé et de la maladie ou s’il ne fait que glisser sur elles, les influençant de l’extérieur. Constatant d’abord l’« épaisseur de durée » de la santé, ainsi que le caractère rétrospectif de son concept, François s’attache à démontrer son essentielle temporalité. L’étude du processus de guérison, de l’historicité des maladies dans le temps humain et de l’immunologie confirme une irréversibilité caractéristique du vivant qui habite la santé, mais aussi son rapport constant à l’avenir et la « semelfactivité » de sa causalité. Autant d’éléments qui soutiennent l’hypothèse d’une détermination intérieure, et non uniquement superficielle, des phénomènes de la santé et de la maladie par le temps.</p>
<p style="text-align: justify;">Cette temporalité essentielle de la santé permet ensuite à François d’aborder la question de la santé positive, cette dimension de bien-être ou d’amélioration qui se fait jour dans la définition, par exemple, de l’OMS ou dans la Grande santé de Nietzsche, mais qui pose problème quant à la détermination de la nature exacte, et donc des limites, de la santé. Si l’on admet que la santé n’est pas uniquement absence de maladie, mais qu’elle peut même impliquer une certaine dose de pathologie, alors se pose la question de son rapport à la norme. Détachant la santé du simple normal, François distingue une santé statique qui correspondrait à l’idée de bon fonctionnement et une santé dynamique pour marquer le mouvement d’élévation que peut connaitre l’individu à partir de ce degré fixe. Il peut ainsi éviter les deux écueils d’une santé idéale (santé parfaite) et d’une santé comme simple norme immobile (fonctionnement normal).</p>
<p style="text-align: justify;">Enfin, le quatrième problème, qui découle de cette qualification de la santé comme mouvement de la vie, consiste à définir le dynamisme qui lui est propre. Plongeant ici dans les arcanes des théories de la santé mentale, et en particulier les travaux de Pierre-Henri Castel et de Georges Lantéri-Laura, François soulève l’hypothèse selon laquelle le mouvement de la vie qui qualifie la santé n’a pas une, mais bien deux directions opposées. La santé, comme invite à le penser la notion étudiée de chronicité, se qualifierait par une « double tendantialité », une « co-dynamicité » (p. 232) qui est composition de forces adverses. </p>
<p style="text-align: justify;"><em>In fine</em>, si François rejoint finalement nombre de thèses avancées par Canguilhem, son essai est loin d’être un simple commentaire ou une reprise des propos du philosophe-médecin. Bien au contraire. En s’attachant à interroger avec rigueur et application les concepts de santé et de maladie, à l’aune d’une littérature médicale actuelle et au sein d’un dialogue constant entre la tradition anglo-saxonne représentée notamment par Boorse, Nordenfelt ou Engelhardt et la tradition francophone, plus continentale, de Merleau-Ponty, Foucault, Durkheim, Dagognet ou Henri Ey, Arnaud François propose une réflexion philosophique pertinente, éclairante et profondément originale, qui vient confirmer à nouveaux frais philosophiques les hypothèses du « Cang », tout en poursuivant parfois de manière critique ses intuitions. Il comble ainsi, avec habileté, un vide qui commençait à sérieusement peser sur le paysage philosophique français. Alors certes, les deux premières parties sont peut-être plus convaincantes et plus claires que les deux dernières, tant elles mènent à des affirmations théoriques fortes là où la suite de l’ouvrage est une exploration plus sinueuse d’hypothèses parfois complexes. Mais reste que l’ensemble est un essai des plus rafraichissants et des plus stimulants, ayant en outre la grande qualité d’être rédigé d’une plume limpide qui le rend très agréable à lire (ce qui est assez rare lorsqu’on aborde des questions conceptuelles techniques comme le fait l’auteur). Bien au-delà de quelques <em>éléments</em>, ce sont donc les premiers jalons d’une solide philosophie de la santé qu’Arnaud François pose dans ces pages, engageant ainsi le renouveau d’un champ de recherche dont la pertinence est aussi grande que le désintérêt dont il avait pu, jusqu’alors, faire l’objet dans le domaine de la philosophie de la médecine en France. </p>
<p style="margin-left: 212.4pt; text-align: justify;"> Alexandre Klein.</p>Entretien avec Jean-Marc Rouvière : la morale comme événementurn:md5:4c67ae281a233a0790341934a287b6fc2017-09-06T06:00:00+02:002017-10-25T15:58:45+02:00Karim OukaciPhilosophie générale<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="jmr_surpris.jpg" class="media" height="317" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.jmr_surpris_m.jpg" width="197" />
<figcaption> </figcaption>
</figure>
<p style="text-align: justify;"><em> Jean-Marc Rouvière est philosophe, poète, et il est chrétien. Ses ouvrages posent une question qui engage le destin de l'homme dans sa dimension la plus concrète : y a-t-il une parole en nous qui soit autre que le langage de la raison, et qui permette de placer devant tout dispositif éthique ou juridique une expérience morale primordiale ? </em></p>
<p style="text-align: justify;"> </p> <p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Avec <u>L'Homme surpris</u> (2013), vous avez proposé une analyse très précise de l'acte moral... <o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- La morale naît de la surprise, c’est-à-dire de la rencontre imprévue d’une situation déconcertante qui met chacun de nous comme en suspension au-dessus de toutes ses références éthiques et juridiques. Notre conscience est littéralement prise au dépourvu, saisie par la situation, elle n’est plus que livrée à elle-même. Cet homme décentré et démuni contraste avec l’homme tranquille, pourvu des doctes conclusions des comités d’éthiques et des obligations légales des codes juridiques. La surprise, c’est la conscience qui n’a plus le temps d’avoir et d’être conscience de soi. <o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Une conscience étonnante...<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Jankélévitch l’a bien souligné, seul l’homme, et non l’animal, possède cette « conscience au carré ». Et dans l’instant de la surprise, nous sommes comme en dehors de notre humanité. C’est par la brièveté minimale de l’instant que notre réaction quasi réflexe relève de la morale et d’aucune délibération d’ordre éthique ou légal. Mais contrairement à Jankélévitch, je ne pense pas qu'il y ait en matière de vie « morale » d’occasions à saisir ou d’occurrences à capturer : bien au contraire, ce sont les occasions et les occurrences qui nous saisissent et nous capturent.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Éthique et droit semblent, pourtant, avoir pris <span class="object">aujourd'hui</span> la place de la morale.<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Remarquons qu'une telle substitution linguistique s'observe dans le langage courant où des mots semblent des substituts les uns des autres, des synonymes que l'on emploie sans distinction, au prétexte, par exemple, que l’un viendrait du grec et l’autre du latin. Il en va ainsi de « chose » et « objet » ou bien sûr de « morale » et « éthique ». Il est facile de constater que dans bien des interventions publiques l’orateur commence par choisir « éthique » ou « morale », puis pour éviter les répétitions se met à utiliser l'un ou l'autre sans plus les différencier. C'est de cette pseudo équivalence que j'ai essayé dans <i style="mso-bidi-font-style:
normal">L'Homme surpris</i> – sur la base de ma définition de la morale - de montrer l'inconsistance. <o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- C'est-à-dire ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- L'instant moral est premier par rapport à la durée éthique. L'éthique et le droit ne sont pas des concurrents de la morale : ils appartiennent non seulement à une autre temporalité celle du temps de la raison raisonnante, mais ils ont la propriété d'être des institutions indispensables pour la vie en société. L'éthique est du côté du collectif et la morale du côté de l'individu. Mon livre est une invitation à reconsidérer l'enchaînement vertueux <i style="mso-bidi-font-style:
normal">morale-éthique-droit,</i> à l'aune d'une définition rigoureuse de la morale. Car si l'éthique et le droit sont par nature et fonction du côté du bien commun, la morale est tout entière <i style="mso-bidi-font-style:normal">réaction-à</i> : elle n'a pas de rôle judicatif au regard du bien ou du mal. <i style="mso-bidi-font-style:normal">L'Homme surpris</i> privilégie une approche événementi<i style="mso-bidi-font-style:normal">a</i>le de la morale, au sens d'une ouverture pour moi du monde d'autrui.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Dans <u>Adam ou l'innocence en personne</u> (2009), vous définissiez déjà l'acte moral comme « un faire sans savoir-faire »...<o:p></o:p></span></i></p>
<figure style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;"><img alt="jmr_adam.jpg" class="media" height="362" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/.jmr_adam_m.jpg" width="222" />
<figcaption> </figcaption>
</figure>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">- D'une part, le « savoir-faire » suppose un apprentissage spécifique, une</span><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande""> technique que l'on acquiert de la même façon que d'autres peuvent également l'acquérir. Il est partie prenante de l'éthique et du droit que tout un chacun peut, voire doit maîtriser, au moins <i style="mso-bidi-font-style:normal">a minima</i>, dans l'exercice de son métier ou sa vie de citoyen. D'autre part, il se caractérise par une forte dimension procédurale faite d'une élaboration et d'une pratique (le Code pénal s'accompagne d'un Code de procédure pénal). Rien de tel pour ce qui est de la morale dans le sens que je propose : elle n'est qu'affaire de conscience et de spontanéité personnelles. Si chacun de nous doit partager avec ses concitoyens les cadres éthiques et juridiques de notre société (quitte à les contester et à le renouveler), le contenu de notre réactivité morale n'est strictement en rien codifié et en rien prévisible. Il est vrai que notre réaction est sans doute le fruit d'une éducation familiale et sociétale ; mais au moment où se présente le <i style="mso-bidi-font-style:
normal">casus moralis,</i> il n'est plus temps d'écouter sa conscience délibérer. Il est déjà presque trop tard, il n'y a plus de distance entre elle et moi. Je n'ai pas le temps d'affirmer : « je prends position », mais seulement de constater : « j'ai pris position ». Ensuite, vient ou non le temps éthique pour accomplir le geste généreux.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Qu'appelez-vous le casus moralis ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Il s’agit d’une expression que j’emprunte au vocabulaire ancien de la théologie morale. Je lui donne une acception qui est par sa soudaineté l’équivalent du coup de foudre en amour, d'un appel auquel on ne peut pas ne pas répondre. Lorsqu’il survient, il nous oblige envers et malgré nous-même, comme la rencontre inopinée de l’être qu’on aime dès le premier croisement de regards. La réponse morale ou amoureuse à cette rencontre hors du commun ne doit rien à notre bonne volonté ; au contraire, c’est à elle que nous devons d’être charitables ou amoureux. Nous ne savons rien de l’autre homme que nous croisons, et lui ne sait rien de nous. Cette ignorance mutuelle est au fondement de notre trouble intérieur. Elle en est la condition de possibilité.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Vous prenez le cas du mendiant qui tend la main...<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Commençons par remarquer que si vous respectez à la lettre les lois et règlements de la république, aucune autorité ne vous reprochera quoi que ce soit. Vous finirez votre existence en parfait citoyen digne de la considération de vos contemporains. Vous aurez notamment, dans un pays comme la France, participé tout au long de votre vie d’adulte au financement de la solidarité sociale à hauteur de vos capacités contributives. Dès lors, vous aurez une excellente raison de ne pas aider le mendiant qui tend la main. La logique est de votre côté : « La solidarité ? Il y a les prélèvements sociaux pour ça ! ». Malgré tout, comme tout un chacun si bon contribuable soit-il, vous verrez cette main tendue et vous n’échapperez pas à une réaction morale, qui se conclura soit par le don d'une pièce soit par rien. Notons que ce rien doit encore être classé dans la catégorie de l’acte moral, qui n’est pas réservée aux seuls actes généreux et nobles. La réaction au <i style="mso-bidi-font-style:normal">casus moralis</i> peut déboucher tout autant par un rejet de l'appel à l'aide que par un geste de compassion ; elle n'en restera pas moins « morale ».<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Vous parlez aussi d'un « humanisme sans homme »...<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Je tiens à cette expression non seulement parce qu'elle est un brin provocante, mais parce qu'elle va de pair avec ma définition de la morale. Si le mendiant vous touche, c'est par la seule situation dans laquelle il se trouve car rien ne dit pour autant qu'il n'est pas le dernier des salauds. On retombe ici dans l'ensemble des raisons ou du moins des incertitudes qui vous poussent très logiquement et cyniquement à n'être charitable avec personne. C'est la condition humaine du mendiant qui est à la source de mon acte moral, et nullement l'individu lui-même. Peu importe qui est en vérité cet homme, peut-être est-il sans la moindre qualité ; seule sa vie de misère inacceptable est en mesure de provoquer ma réaction. <o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Pensez-vous que la souffrance soit la grande oubliée de la réflexion philosophique contemporaine ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Il est vrai que ces dernières décennies la souffrance et la douleur ont été, et de mieux en mieux, prises en charge par la psychologie clinique et la médecine palliative. Mais je ne dirai pas que la <i style="mso-bidi-font-style:normal">souffrance </i>est tombée dans l'oubli : elle demeure sur la scène philosophique, <i style="mso-bidi-font-style:
normal">via</i> notamment la phénoménologie de la vie et plus récemment la philosophie du soin (« <i style="mso-bidi-font-style:normal">Ethics of Care </i>»). Ainsi, pour Michel Henry, mort en 2002, la souffrance, comme la joie, est un affect fondamental, une modalité de la vie qui met chacun de nous en contact avec lui-même. Rappelons à ce propos que Henry a souligné que les sciences qui nous guérissent et soulagent de bien des maladies sont des sciences du vivant. Pour le dire sèchement : un médecin ès qualités ne sait rien de la <i style="mso-bidi-font-style:normal">vie </i>même s’il connaît beaucoup du <i style="mso-bidi-font-style:normal">vivant</i>. Henry reprenait à son compte dans <i style="mso-bidi-font-style:normal">C'est moi la vérité</i> (1996) ce que le grand biologiste François Jacob écrivait en 1970 dans <i style="mso-bidi-font-style:normal">La Logique du vivant</i> : « on n'interroge plus la vie <span class="object">aujourd'hui</span> dans les laboratoires » qui se consacrent à la physique et à la chimie, laissant la réflexion sur la « vie » aux philosophes. Pour dire les choses simplement, cette </span><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:
"Lucida Grande"">répartition des tâches entre sciences dures et philosophie correspond au fait que le vivant est du côté de l'objet visible, mesurable et reproductible alors que la vie n'a rien de ces attributs.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- La modernité a-t-elle besoin que l'on réfléchisse philosophiquement sur les concepts du christianisme ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Le christianisme n’est pas d’abord du côté du concept. Il n’est pas une idéologie même au sens le plus noble du terme. Au regard de notre vie sociale, être chrétien consiste à partir de la foi en la Révélation évangélique en une pratique, une manière d’agir et de se comporter avec soi et autrui. Et nos sociétés modernes, démocratiques et républicaines qui doivent beaucoup au christianisme n’en ont pas fini de le penser. L’Église vit à la suite du Christ, qui a dit haut et fort</span> : « <span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division<em><span style="font-family:"Lucida Grande";
background:white"> » (Luc 12, 49-53). </span></em><span style="font-family:"Lucida Grande";
background:white">Elle a le souci</span><em><span style="font-family:"Lucida Grande";
background:white"> </span></em>d’évoluer, et on connaît peu d’institutions religieuses ou laïques, pour ne pas dire aucune..., qui par nature se tiennent prêtes à la réforme. « </span><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;
font-family:"Lucida Grande"">Ecclesia semper reformanda</span></i><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande""> », disaient déjà des théologiens médiévaux.</span><span style="font-family:"Lucida Grande""><o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">- Et pour la philosophie elle-même ? <o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">- L'attention à la pensée chrétienne tellement prégnante dans notre culture est une nécessité d’ailleurs technique pour tout philosophe, qu’il soit croyant ou non. A cet égard, Jean-Luc Marion a montré que pour comprendre en profondeur l’apport de la pensée cartésienne, il était impératif d’avoir une bonne connaissance des enjeux théologiques de son époque, parce que Descartes discute, au moins implicitement, pied à pied dans certains de ses écrits, avec des théologiens dominants du XVI° siècle comme les jésuites Suarez ou Vasquez.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Allez-vous jusqu'à partager la sévérité de Michel Henry, qui condamnait la modernité comme « un phénomène historique qui bascule à chaque instant dans son propre néant » ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Parler de « modernité », c’est effectivement considérer l’histoire - quelle qu’elle soit, heureuse ou malheureuse - comme une fuite en avant : lorsque une modernité tombe dans le néant, une autre se lève qui à son tour connaîtra le même sort, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. De la modernité du temps, on peut dire la même chose que de sa suspension : oui, mais... pour combien de temps ? Je crois que la néantisation qu’évoque Michel Henry est aussi celle qu’il dénonçait il y a trente ans dans son virulent essai <i style="mso-bidi-font-style:normal">La Barbarie</i> qu’il caractérisait par les succès des pouvoirs totalitaires, l’implacable substitution robotique-travail humain, l’épandage d’une pseudo culture médiatique avachie et avachissante, <i style="mso-bidi-font-style:normal">etc</i>. Son diagnostic n’a guère été démenti. Mais n’aurait-on pas du mal à discerner une seule époque et une seule société où l’humanité échappait, <i style="mso-bidi-font-style:normal">mutatis mutandis</i>, à telle ou telle de ces calamités collectives ?<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Vous pensez donc que le concept de salut ait encore un sens pour nous...<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- Pour un chrétien, le Salut est au cœur de la foi. Il est la grâce que Dieu propose non pas à quelques-uns qui l'auraient méritée par une vie exemplaire, mais à tous les hommes, à la seule condition que nous acceptions de recevoir ce don divin qui consiste selon le Christ à faire la volonté du Père et non la nôtre. On rejoint, toutes choses égales par ailleurs, la situation du mendiant et du passant : le premier invite le second à poser un acte de charité ; mais faut-il encore que celui-ci accepte cette invitation. C'est bien le miséreux qui offre le premier, et qui m'offre l'essentiel : que je donne à autrui.</span><span style="font-family:
"Lucida Grande""><o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black">- Même pour les athées ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">- A leurs façons, les athées se placent aussi dans un appel au salut <em>via</em> des idéologies prometteuses de la cité enchantée. Le marxisme ne portait-il pas l'espérance de la fin de l'aliénation de l'homme par la révolution prolétarienne et l'instauration d'une société sans classe ? Le salut politique a d'ailleurs également tenté et égaré les croyants. Au XX° siècle, une partie du catholicisme français a cru trouver sa voie politique en pactisant avec Vichy ou en étant compagnon de route du Parti communiste... Rechercher ici-bas la société sainte, c'est aller droit au totalitarisme, le salut ne peut passer que par le choix libre d</span><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">es individus.</span><span style="font-family:"Lucida Grande""><o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">- Mais dans une forme plus actuelle ?<o:p></o:p></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">- Suite aux cadavres des idéologies conçues comme des réponses toutes faites à des questions mal posées, on constate dans la réflexion actuelle un regain d’intérêt pour le concept de « bien commun ». Cette évolution de la pensée n’est sans doute pas étrangère au constat que « la maison brûle » comme disait le président Chirac. Le « salut » aurait-il quitté les idéologies politiques pour passer du côté de la sauvegarde de notre bien commun, la Terre ? Cet impératif catégorique passe déjà par des atteintes nécessaires à nos laxismes industriels et consuméristes. Sur ce point, je renverrai au beau livre du Père Gaston Fessard <i style="mso-bidi-font-style:normal">Autorité et bien commun, aux fondements de la société</i> (1944) et aux nombreuses recherches des économistes contemporains sur les notions de propriété, biens publics et de bien commun.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><i style="mso-bidi-font-style:
normal"><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande"">- Vous avez publié récemment un recueil poétique, <u>La Terrasse des offrandes</u>. Quel rôle la poésie joue-t-elle <span style="color:black">dans votre pensée ?<o:p></o:p></span></span></i></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="mso-bidi-font-size:
11.0pt;font-family:"Lucida Grande";color:black">La poésie a été mon premier mode d’écriture, non pas à la prime adolescence mais lors de mes années universitaires. J’ai été séduit par des poètes français du XX° siècle comme Pierre Reverdy, Joë Bousquet ou Pierre Jean Jouve. Cette séduction m’a conduit à me lancer dans la composition de petits recueils dont un premier ensemble a été publié en 2016 dans <i style="mso-bidi-font-style:normal">La Terrasse des offrandes</i>, le second le sera prochainement, ainsi mes « œuvres complètes » poétiques seront enfin disponibles !... Mais j’ai cessé d’écrire de la poésie lorsque j’ai pris goût encore plus fortement pour la philosophie. Ce sont deux domaines très différents qui n’influent pas, en tout cas chez moi, l’un sur l’autre. Le travail du concept me paraissant bien distinct de celui du mot. Le seul point commun serait celui de la recherche du terme juste. D’une façon générale, je ne crois pas que la poésie gagne à philosopher et la philosophie à poétiser. Mais il s’agit certainement de deux voies singulières qui parfois mènent au même but. On sait par exemple que Hölderlin fut un poète utile à Heidegger. En France, Francis Ponge et son <i style="mso-bidi-font-style:
normal">Parti pris des choses </i>(1942) ont suscité un intérêt certain du côté de la phénoménologie caractérisée par l'ambition d'un « retour aux choses mêmes », avec Sartre (<i style="mso-bidi-font-style:normal">L’homme et les choses</i>, 1944) et plus récemment Henri Maldiney, Derrida ou Jean-François Courtine.<o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="font-family:"Lucida Grande""><o:p> </o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><u><span style="font-family:"Lucida Grande"">Bibliographie</span></u></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Philosophie<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Le silence de Lazare, méditation sur une résurrection</span></i><span style="font-family:"Lucida Grande"">, Desclée de Brouwer, 1996.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Brèves méditations sur la création du monde</span></i><span style="font-family:"Lucida Grande"">, L'Harmattan, 2006.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Adam ou l’innocence en personne, méditations sur l’homme sans péché, </span></i><span style="font-family:"Lucida Grande"">L’Harmattan, 2009.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">L'homme surpris, vers une phénoménologie de la morale, </span></i><span style="font-family:"Lucida Grande"">collection Ouverture philosophique<i style="mso-bidi-font-style:normal">, </i>L'Harmattan, <span class="object">octobre 2013</span>.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Vladimir Jankélévitch, l'empreinte du passeur</span></i><span style="font-family:"Lucida Grande""> (ouvrage collectif issu du colloque de Cerisy-la-Salle 2003), Le Manuscrit, 2007.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Présence de Vladimir Jankélévitch, le charme et l'occasion</span></i><span style="font-family:"Lucida Grande""> (actes du colloque ENS-Ulm 2005), Beauchesne, 2010.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Poésie<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">La terrasse des offrandes</span></i><span style="font-family:"Lucida Grande"">, Christophe Chomant Éditeur, 2016.<o:p></o:p></span></p>
<p class="standard" style="margin-top:.1pt"><i style="mso-bidi-font-style:normal"><span style="font-family:"Lucida Grande"">Les passerelles oubliées</span></i><span style="font-family:"Lucida Grande"">, Christophe Chomant Éditeur, à paraître en 2017.</span><span style="mso-bidi-font-size:11.0pt;font-family:"Lucida Grande";
color:black"><o:p></o:p></span></p>
<p style="margin-top:.1pt;text-align:justify"><span style="font-family:"Lucida Grande""><o:p></o:p></span></p>
<p><span style="font-family:
"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:"Times New Roman""><o:p></o:p></span></p>
<p><span style="font-family:"Lucida Grande";
mso-bidi-font-family:"Times New Roman""><o:p></o:p></span></p>Edgar Morin et Michelangelo Pistoletto, IMPLIQUONS-NOUS. Dialogue pour le siècle, éditions Acte Sud, 2015, lu par Elisabeth Montlahucurn:md5:fce7fa6927073b32f3e119ceb8e791e62017-06-30T06:00:00+02:002017-07-04T18:07:51+02:00Florence BenamouPhilosophie généralecrisehumanitémondialisationresponsabilitééthique<p><strong>Edgar Morin et Michelangelo Pistoletto, <em>IMPLIQUONS-NOUS. Dialogue pour le siècle</em>, éditions Acte Sud, 2015.</strong></p>
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<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="Edgar-morin.jpg" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/avril/.Edgar-morin_s.jpg" />
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<p style="text-align: justify;">Cinq ans après la parution de « Indignez vous ! » de Stéphane Hessel, le petit livre « Impliquons nous » relate l’entretien du philosophe Edgar Morin avec l’artiste Michelangelo Pistoletto.</p> <p style="text-align: justify;">Le premier n’a cessé, comme philosophe, de dénoncer les dérives de la mondialisation et les crimes commis contre l’avenir de l’humanité - en particulier, les crimes contre la nature. Le second, fondateur de l’arte povera, est l’un des précurseurs des concepts de décroissance et de durabilité. Afin de contribuer à réaliser concrètement ce qu’il nomme le « troisième paradis », il a créé Citadellarte, immense espace destiné à accueillir des créateurs du monde entier et ayant pour objet de mettre en œuvre des interventions artistiques dans toutes les sphères de la société civile, en vue d’opérer un changement éthique et durable.</p>
<figure style="float: right; margin: 0 0 1em 1em;"><img alt="impli.jpg" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/avril/.impli_m.jpg" />
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<p style="text-align: justify;">D’après Pistoletto il convient de distinguer trois paradis : le paradis biblique, le paradis créé par les hommes grâce au pouvoir illimité qu’ils ont acquis sur la nature par la technique et la science – ce paradis s’est donc converti en enfer, dans la mesure où la nature y a été détruite- et le paradis qu’il s’agit de mettre en place et de jardiner désormais en entrant dans l’ère de la responsabilité. Précisément, dans l’ancien perse, paradis signifie « jardin protégé ». Même s’il aspire lui aussi à une société où le « je » individuel trouverait à se concilier avec la fraternité, et même si certaines sociétés traditionnelles qui ignorent la domination de l’homme par l’homme ont pu y faire penser, Morin récuse, pour sa part, le terme de paradis, aux connotations trop idéologiques, comme l’attestent les monothéismes chrétien et islamique, mais aussi le communisme, soit «la religion promettant le paradis terrestre » . La question est donc moins, selon lui, de créer le meilleur des mondes possibles, que de créer un monde meilleur.</p>
<p style="text-align: justify;">Le terme de paradis a cependant l’avantage d’être compris du grand nombre, selon Pistoletto. En outre, il indique un passage d’un état à un autre - de l’ignorance à la connaissance, d’abord, puis, comme aujourd’hui, d’une autre forme d’inconscience à la responsabilité. Or ce dernier passage – qui doit représenter un véritable changement de société- est devenu nécessaire, et a pour condition une « réelle transformation de la culture spirituelle ».</p>
<p style="text-align: justify;">Morin rappelle alors que toute la civilisation occidentale a visé la conquête d’un bien être matériel, lequel n’a pas apporté de bien être moral et psychologique, comme l’a montré en particulier l’ère de l’industrialisation qui a expulsé les paysans de leurs terres. C’est la raison pour laquelle il propose de viser désormais, dans ce monde à construire, le « bien-vivre » plutôt que le « bien –être ». Comme l’on sait, les machines, initialement destinées à émanciper l’individu, ont été utilisées pour l’asservir. Pistoletto cite, à ce propos, le politologue Stefano Bartolini, qui tente de comprendre pourquoi les sociétés d’abondance se caractérisent par l’absence de bonheur, pourquoi les valeurs consuméristes vont de pair avec l’augmentation de la dépression, et comment la consommation des biens marchands est d’autant plus nécessaire que les « biens libres » (donc gratuits : relations humaines, air non pollué par exemple) sont plus rares. D’où l’obsession des sociétés modernes : travailler plus pour consommer plus. Il convient donc de substituer le bien-être (ce que Morin nomme le bien vivre) au bien avoir. Il reste à savoir comment sortir de la crise actuelle, comme le remarque Morin. Car dans le cours de la mondialisation, le développement scientifique et la technique ne sont pas contrôlés. La civilisation détruit la biosphère et cette destruction est elle même incontrôlable. Donc nous ne sommes pas en position de « rêver à un troisième stade ». Il faut commencer par éviter le pire. Morin préconise alors (et quoiqu’il ne soit pas favorable à la suppression des nations), la création d’une société mondiale qui envelopperait les nations. Il souligne la nécessité de favoriser dans ce but la créativité humaine, et de prendre modèle, pour cela, sur la créativité dont la nature a témoigné depuis des millénaires (en particulier celle des plantes qui ont « domestiqué l’énergie »). La science a jusqu’ici, en effet, placé l’homme hors de la nature, selon Pistoletto. Et la création, quant à elle, ne viendra pas d’un seul homme mais de « la communion » de plusieurs hommes unis par un même projet ; elle aura pour objet des valeurs communes. Entre le totalitarisme de l’ex-union soviétique et la liberté anarchique des Etats unis et son néolibéralisme, il convient donc de dessiner une troisième voie, celle de la démocratie. Deux maux, du reste, rongent le monde moderne, pour Morin : l’économie libérale qui se présente « comme une science alors qu’elle est une idéologie », et le fanatisme religieux.</p>
<p style="text-align: justify;">Pour en sortir, Pistoletto préconise de prendre des responsabilités à partir de notre créativité et de les diriger vers un engagement politique et spirituel, même s’il ne suffit pas, comme lui objecte E Morin, que les artistes mettent en jeu leur liberté individuelle pour la transformer en responsabilité collective. Il faut en effet que les politiques et les intellectuels fassent de même. Il fait alors le constat d’un « monde intellectuel moribond », où l’on croit que toute connaissance repose sur des données chiffrées, que le « quantitatif va tout résoudre » La société est régie par des rapports de domination, et la démocratie reste faible. Il y a, en un mot, une crise de notre civilisation occidentale, crise qui malheureusement s’exporte vers le reste du monde – ce qu’on appelle mondialisation : nous croyons ainsi faire le bonheur de l’humanité alors que nous exportons le problème que nous ne parvenons pas à solutionner par nous mêmes.</p>
<p style="text-align: justify;">A cet égard, tous deux relèvent le rôle destructeur de la spéculation, et Morin conclut que l’homme n’est pas seulement homo sapiens, mais qu’il est aussi « Homo demens ». Dans la prise de conscience nécessaire à l’avènement d’un monde meilleur, précisément, il convient de penser la complexité de l’humain, d’ établir un diagnostic non seulement sur la mondialisation mais aussi sur l’humain en général. La société qui donne tout pouvoir aux experts et où « toutes les mécaniques sont en place pour empêcher les gens de réfléchir », ne porte pas à faire ce diagnostic.</p>
<p style="text-align: justify;">Il faudrait donc commencer par instruire un enfant sur ce qu’est un être humain, selon Pistoletto. Tous deux déplorent alors l’idée que « l’école ne parle jamais de l’humain » (Morin) Ils y reviendront à la fin de l’entretien. Pistoletto énonce ensuite ce qu’il appelle le principe trinamique, ou dynamique du chffre 3 : la conjonction, l’union, ou l’interaction de deux éléments donnent naissance à un troisième, distinct d’eux, qui constitue en soi une création. Ce phénomène se vérifie qu’il s’agisse de la physiologie des corps ou de la vie en société. Ainsi une voie médiane sera générée, selon lui, par les deux types de société : celle qui souffre d’un excès d’individualisme et celle qui souffre d’un excès de globalité.</p>
<p style="text-align: justify;">Mais sur le plan de l’art, l’esthétique seule ne suffit plus, il faut lui substituer une esthétique éthique, seule source désormais de changement. Morin remarque qu’aujourd’hui le changement ne vient ni du monde politique ni du monde intellectuel, mais d’initiatives ponctuelles prises un peu partout dans le monde : tentatives d’agro-écologie par exemple pour produire une nourriture plus saine, tentatives écologiques pour dépolluer une rivière ou un lac. Il reste que ces initiatives doivent être reliées entre elles. Or, comme l’affirme Pistoletto, Citedellarte a précisément établi une « Géographie de la transformation » qui réunit sur une même carte du monde les emplacements de toutes ces initiatives. Le nombre de tentatives recensées est aujourd’hui de 700. Morin cite alors le mouvement Slow food, de Carlo Petrini, et aussi Slow Life, Slow Fashion, il cite aussi le mouvement des Colibris, fondé par Pierre Rabhi, qui invite à sortir du mythe de la croissance et à fonder une nouvelle éthique sur une sobriété heureuse ; ce mouvement a conduit diverses entreprises : créations de cantines bio, de ceintures maraichères, d’habitats groupés, de re-végétalisation d’espaces urbains, de lieux d’enseignement alternatifs, etc. , promotion de pratiques écologiques autonomes, fermes des Enfants . De nombreuses fermes écologiques existent désormais partout en France et en Europe.</p>
<p style="text-align: justify;">Pistoletto cite à son tour d’autres initiatives concrètes, dont le modèle Tipakaka, qui relie entre eux de nombreux petits fermiers péruviens pour préserver la culture biologique et la production d’une très grande variété de pommes de terre. Il cite encore, au Chili, l’engagement de centaines d’agriculteurs en faveur de la production de fruits et de légumes biologiques. Morin rappelle que de nombreuses initiatives ont précisément été prises en Amérique latine – au Nord du Brésil, entre autre, où une population pauvre avait été expulsée par la spéculation immobilière, de son territoire en bordure de plage, pour être relogée dans des bidonvilles à vingt kilomètres de la mer à l’intérieur des terres, dans une zone infertile. Un humanitaire a alors aidé les personnes expulsées à construire en dur, à créer une banque et une monnaie locale, ainsi que leur propre artisanat. Ils ont obtenu peu à peu services et équipements, école, centre social et poste sanitaire. Une cité modèle est ainsi née : il s’agit du quartier de Conjunto Palmeiras, près de Fortalezza . La banque Palmas, fonctionnant sur le principe de l’économie solidaire et de la participation démocratique a servi de modèle, dans le pays, à une centaine de banques du même type. Pistoletto estime que ces exemples devraient être exhibés dans les universités tandis que E Morin fait remarquer que le problème est que les universités répondent de plus en plus à des critères de rentabilité économiques. En réalité il faudrait prendre le contrepied de cette tendance -, non pas adapter l’université à l’époque mais adapter l’époque à l’université…</p>
<p style="text-align: justify;">L’un et l’autre réfléchissent alors sur la nature de la démocratie et ce qui la fonde, à savoir l’idée que l’autre est singulier et en même temps <em>comme moi.</em> C’est cette conscience de l’identité des citoyens couplée à celle de leur différence, qui permet la créativité et la tolérance de l’idée contraire, constitutive de la démocratie. Car celle ci « n’a pas de vérité », elle « n’apporte pas d’élément de foi », contrairement aux dictatures (Morin) ; il faut donc y chercher par soi même la vérité et la confronter à celle des autres. Pour Pistoletto il reste que le terme même de démocratie, qui étymologiquement renvoie au « pouvoir », pose problème : ainsi faudrait-il lui préférer le terme de « démopraxie », lequel évoque une mise en pratique. Du même coup il conviendrait d’éduquer les jeunes à la démopraxie, leur enseigner non pas seulement à résister à certains préjugés, non pas seulement à se révolter, mais « à savoir ce qu’ils vont faire après » Et dans l’idéal : à générer le changement sans avoir besoin de se révolter. Car ce qui fait défaut actuellement c’est une véritable pensée politique. Pour la créer, il est important de se libérer du prétendu réalisme, car le réel lui même n’est pas stable, il est en mouvement.</p>
<p style="text-align: justify;">Or pour transformer une noble utopie en réalité, il faut que l’artiste prenne la responsabilité d’interagir avec l’économie, la politique, et la religion, d’après Pistoletto. Ou encore, selon Morin, il faudrait que la santé devienne enfin une question politique : que le mental soit enfin pris en compte dans les maladies, et qu’il revienne au gouvernement - et non pas à la presse, spécialisée ou non, aux médias ou aux instituts privés, dans des exposés souvent contradictoires-, de faire la liste de ce qui est bon pour la santé et de ce qui ne l’est pas, et de développer la prévention. Il faudrait que la médecine occidentale allopathique soit complétée par des médecines millénaires qui ont fait leurs preuves, et qu’elle collabore enfin avec elles, afin que le corps ne soit pas traité comme un ensemble fragmenté et composite d’organes, et que la recherche scientifique soit, enfin, « au service d’une science du vivre-ensemble ».( Pistoletto). Le problème est donc qu’il « n’y a pas de vraie politique de la santé chez nous » (Morin). Pistoletto rajoute que la pollution n’est pas seulement celle de l’alimentation, elle est aussi architecturale ou liée plus généralement à notre mode de vie. Par exemple, dans la ville de Biella, qui se trouve dans une région de rizières, on s’est aperçu que la paille de riz, très résistante à l’humidité, permettait une isolation de qualité. Pourquoi ne pas se servir de ce matériau en utilisant des technologies modernes ? Il faudrait également bannir l’emploi des colles, supprimer le béton…Pourquoi vivre plus longtemps si c’est pour vivre moins bien ? Il conviendrait également de repenser les villes, de recréer des zones de sociabilité : ouvrir à la périphérie des villes, des territoires comprenant des petits commerces, des banques, des écoles, ainsi que des activités agricoles favorisant la biodiversité ; ces territoires seraient destinés à remplacés les cités dortoirs. Cela permettrait aussi de produire et de consommer sur place, de favoriser le local, et de nouer des relations humaines plus étroites, au lieu d’insulariser les hommes.</p>
<p style="text-align: justify;">Selon Morin , on nous enseigne à lire, écrire, compter, mais pas à vivre. On devrait enseigner, entre autre, que le néo libéralisme est une illusion, que tout connaissance comporte un risque d’erreur et d’illusion, car toute connaissance est une traduction de la réalité et une reconstruction. Enseigner aussi à comprendre autrui et à se comprendre soi même. Comprendre l’importance de l’erreur, comme dans les méthodes Montessori et Freinet. L’enseignement doit reposer sur la coopération, et non sur la seule autorité. Faire comprendre aussi que nous sommes liés à une évolution biologique, que nous sommes liés à la nature, et ne devons pas détruire les éco systèmes. Mais aujourd’hui la classe enseignante a perdu l’eros platonicien.</p>
<p style="text-align: justify;">Pistoletto revient alors à l’idée d’un troisième paradis qu’il défendait au début de l’entretien : Le symbole de la pomme, remarque t-il, représente l’état de nature. La pomme mordue, symbolise, corrélativement, la sortie de l’état de nature, et chez apple, l’état le plus avancé de la technologie. Pour cette raison, Pistoletto a créé une pomme recousue en quelque sorte, une pomme « reconstituée » et gigantesque, pour incarner le « troisième paradis » et symboliser le fait que la science et la technologie peuvent permettre le rétablissement harmonieux de l’être humain dans la nature ( L’œuvre fut exposée en mai 2015, place du Dôme à Milan , à l’occasion de l’exposition universelle) Il conclut que « L’art est plus spirituel que la religion »</p>
<p style="text-align: justify;">A cette dernière étape de l’entretien, comme Morin fait remarquer que « tout l’univers est en moi » (« je suis le passé de l’univers », ne serait-ce que comme animal vertébré), Pistoletto évoque son « omnithéisme ». Selon lui, en effet, « chacun est Dieu » - ce que contredit Morin, qui affirme, de son côté : « je ne suis qu’humain ». Pour ce dernier en effet, les fondements de la société se réduisent à la solidarité et à la responsabilité, ce pour quoi il défend une religion de la fraternité. Ainsi souhaite t-il que chacun puisse contribuer à mettre en place une politique de l’humanité, qui soit en même temps une politique de la civilisation- la symbiose de ce que la civilisation occidentale et les autres civilisations ont de meilleur ( savoirs, savoir-faire, arts de vivre). Une telle politique viserait à dépasser l’alternative croissance / décroissance, à restaurer les solidarités, à ré-humaniser les villes, à revitaliser les campagnes, et, comme l’ajoute Pistoletto, à substituer le partage à la compétition. Il est donc impératif, pour tous deux, de créer une civilisation du bien vivre – ce que Pistoletto nomme le « 3<sup>ème</sup> paradis » - où il serait possible de vivre dans l’épanouissement du « je » au sein du « nous ».`</p>
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<p style="text-align: justify;"> Elisabeth Monthaluc </p>
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<p style="text-align: justify;"> </p>Rola Younès, Introduction à Wittgenstein, éd. La Découverte, coll. Repères, lu par François Meyerurn:md5:c7e07805a96892054b027e244b555c5a2017-06-29T06:00:00+02:002017-07-04T17:04:27+02:00Michel CardinPhilosophie généralecertitudejugement esthétiquelangage et réalitépositivisme logique et sciences humainesWittgensteinéthique<figure style="float: left; margin: 0 1em 1em 0;"><img alt="witt.jpg" class="media" src="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/public/avril/.witt_s.jpg" />
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<p style="text-align: justify;">Ludwig Wittgenstein n'a jamais encouragé les projets des autres pour résumer, simplifier ou même présenter sa pensée, c'est le moins que l'on puisse dire. C'est pourtant bel et bien ce que tente ce livre d'environ 125 pages écrit par l'universitaire libanaise Rola Younès.</p> <p style="text-align: justify;">Il est vrai que Wittgenstein, comme d'autres avant lui (Socrate ?), s'est toujours défendu de professer des thèses philosophiques. « La philosophie est une activité, non une doctrine »<sup>1</sup> et cette activité consiste à faire disparaître les embarras cognitifs que provoque l'usage philosophique des mots.</p>
<p style="text-align: justify;">L'œuvre de Wittgenstein est d'un abord plutôt difficile. Ses propos sur tel ou tel sujet sont rarement rassemblés dans un ouvrage ou un chapitre unique, mais au contraire dispersés dans des publications posthumes qui sont bien souvent la reprise de conversations. Le texte de Rola Younès tente une sorte de voyage parcourant par étapes la masse de textes aujourd'hui disponibles.</p>
<p style="text-align: justify;">Abbréviations utilisées pour les œuvres de Wittgenstein :</p>
<p style="text-align: justify;"><em>TLP : Tractatus logico-philosophicus</em></p>
<p style="text-align: justify;"><em>RP : Recherches philosophiques</em></p>
<p style="text-align: justify;"><em>LC : Leçons et conversations</em></p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 1 : Parcours d'un philosophe itinérant</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Dans un premier chapitre, l'auteur dresse une biographie assez détaillée de Ludwig Wittgenstein « Parcours d'un philosophe itinérant ». Ce chapitre lui permet de montrer les liens entre les péripéties du <em>personnage Wittgenstein</em> et l'élaboration de sa pensée. On peut toujours se demander s'il est pertinent d'éclairer la pensée d'un philosophe par l'histoire de sa vie. Dans le cas de Ludwig Wittgenstein, on peut dire que l'histoire de sa vie est déjà suffisamment intéressante par elle-même.</p>
<p style="text-align: justify;">Par ailleurs, il me semble, et le livre de Rola Younès le montre bien, que les propos et actions du <em>personnage Wittgenstein</em> font assez bien comprendre comment on doit aborder l'évolution de sa pensée, et notamment le lien entre des supposés « premier » et « second » Wittgenstein. Ce qui ressort en effet du résumé biographique proposé par Rola Younès, c'est une vie d'hésitations, d'essais, de retours en arrière, de déceptions aussi. Soldat lors des deux guerres mondiales. Professeur de l'université Cambridge. Instituteur dans un village rural d'Autriche. Ouvrier dans une usine d'Union Soviétique. Autant de vies possibles, parmi d'autres, qui ont été celles de Ludwig Wittgenstein, pendant quelques mois ou plus, avant qu'il n'en revienne, chaque fois, à la réflexion et à l'écriture philosophique.</p>
<p style="text-align: justify;">Par exemple, lors de son voyage en Union Soviétique, raconté dans un encadré pages 24-25, il semble que Ludwig Wittgenstein fut assez déçu par la proposition qu'on lui fit de devenir professeur à l'université de Moscou alors qu'il était venu dans l'intention de devenir ouvrier. Tout se passe comme s'il avait chaque fois tenté d'échapper à la théorisation philosophique (« sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »<sup>2</sup>) sans jamais y parvenir définitivement. Et c'est bien ce que semble indiquer la poursuite de ses travaux bien après un livre dont l'ambition était pourtant d'y mettre un point final.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 2 : Splendeurs et misères de l'atomisme logique</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Le second chapitre « Splendeurs et misères de l'atomisme logique », est consacré au <em>TLP</em>. L'auteur y explique l'essentiel du projet de G. Frege de construire, à côté de la langue naturelle, dont les irrégularités gênent la recherche de la vérité, une langue qui traduise plus exactement la logique de la pensée. Elle montre à quel point le <em>TLP</em> se situe dans la lignée de ce projet, et à quel point il s'en libère. Les distinctions et concepts principaux du livre, propres à Wittgenstein, tels que la distinction entre <em>dire et montrer</em>, la théorie de la proposition comme image de la réalité, sont expliqués brièvement. Il n'est pas sûr toutefois que ces idées puissent être rendues vraiment claires si l'on a pas explicité au préalable la théorie de la logique, ce qui était impossible dans un ouvrage aux dimensions aussi réduites.</p>
<p style="text-align: justify;">Le chapitre consacré au <em>TLP</em> propose une explication de ce que devient la philosophie <em>après</em> lecture du <em>TLP</em> : soit elle se confond avec un discours positif, du genre des sciences de la nature, et elle n'est plus elle-même, soit elle est métaphysique, et elle n'est plus qu'un usage inapproprié du langage.</p>
<p style="text-align: justify;">Si quelqu'un parlait du Bien ou du Beau, par exemple, Wittgenstein s'efforcerait de lui montrer que ces mots sont dépourvus de signification car il relèvent de valeurs et non pas de faits et que le langage ne peut exprimer que des faits. L'interlocuteur ne sait donc pas ce qu'il dit et ne dit rien puisqu'au moins une partie de son discours ne renvoie à rien dans la réalité (p 43).</p>
<p style="text-align: justify;">Enfin, le chapitre se finit avec une évocation (encadré p. 46) des relations, plutôt conflictuelles, de Wittgenstein avec le Cercle de Vienne. Ses divergences avec Carnap ou Schlick tenaient-elle à sa personnalité plus « artiste » que « scientifique » ou à une véritable différence philosophique ? La réponse n'est pas donnée mais l'on comprend que Wittgenstein était déchiré par son attachement à une forme de pensée que, dans le même temps, sa raison, inspirée par le positivisme logique, condamnait. Le lecteur français ne peut s'empêcher de penser ici à la distinction Pascalienne entre le <em>cœur</em> et la <em>raison</em><sup>3</sup>.</p>
<p style="text-align: justify;">Rola Younès cite sur ce point le passage très éclairant de Paul Engelmann que je paraphrase ici : Wittgenstein et le positivisme logique s'accordaient sur le tracé de la frontière qui délimitait ce que l'on peut dire. Mais pour les positivistes, il n'y avait rien au-delà de cette frontière, alors que Wittgenstein sentait qu'il s'y passait l'essentiel « le sens du monde doit être en dehors de lui »<u><sup>4</sup></u>.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 3 : Le supérieur : éthique, mystique, esthétique</strong></p>
<p style="text-align: justify;">C'est pourquoi ce chapitre du livre est consacré au mystique : « Le supérieur : éthique, mystique, esthétique ». Ce chapitre est essentiellement consacré encore au <em>TLP</em> mais aussi à la <em>Conférence sur l'éthique</em> (1929). Rola Younès a aussi recours à un corpus important de passages disséminés dans des lettres de Wittgenstein pour éclairer ses conceptions éthiques notamment.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>L'éthique</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ludwig Wittgenstein montre que les jugements éthiques ne se laissent pas enfermer dans des énoncés factuels, c'est-à-dire des énoncés ayant une signification. « L'éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits ». Ce que cherchent à dire les énoncés éthiques est une sorte d'expérience que Wittgenstein appelle l'expérience du <em>mystique</em>. De même que « Dieu ne se révèle pas <em>dans</em> le monde »<sup>5</sup>, le sens <em>éthique</em> d'une proposition ne peut s'expliquer par des <em>faits</em> du Monde. L'auteur consacre alors plusieurs pages à expliciter les conceptions religieuses de Wittgenstein, que révèle notamment sa correspondance.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>L'esthétique</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Wittgenstein s'est beaucoup intéressé au fonctionnement des jugements esthétiques, sans toutefois renier son idée initiale selon laquelle il n'y a pas vraiment de propositions esthétiques (pas plus qu'il n'y a de propositions éthiques). Dans ses œuvres tardives, consacrées au fonctionnement des énoncés, il souligne que le mot <em>beau</em> ne joue en réalité qu'un rôle secondaire dans nos jugements concernant les œuvres d'art. Nous décrivons plutôt l'œuvre sur le mode objectif.</p>
<p style="text-align: justify;">Dans une expérience de pensée célèbre, Ludwig Wittgenstein imagine une psycho-physiologie achevée du jugement esthétique, qui pourrait décrire exactement ce que produit la contemplation de telle ou telle œuvre dans le cerveau du sujet et prédire s'il apprécierait ou pas l'œuvre. Et Wittgenstein demande si l'on aurait par là résolu la moindre question sur le jugement esthétique. La réponse est négative : ce que nous voulons dire lorsque nous qualifions l'œuvre de belle n'a rien à voir avec cette description factuelle : « la sorte d'explication que l'on cherche lorsque l'on reste perplexe devant une impression esthétique n'est pas une explication causale »<sup>6</sup>.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 4 : Le « deuxième Wittgenstein » : </strong><strong><em>Les Recherches Philosophiques</em></strong></p>
<p style="text-align: justify;">De l'aveu même de Wittgenstein, les <em>Recherches Philosophiques</em>, publiées en 1953, après sa mort, ne peuvent être comprises que par « contraste » avec « son ancienne manière de penser ».</p>
<p style="text-align: justify;">Il est bien difficile de « résumer » un texte aussi foisonnant que les <em>RP</em>. La plus grande part du livre prend la forme de courts dialogues entre Wittgenstein et un interlocuteur fictif, il est difficile d'y déceler des arguments formels, dans la mesure ou les prémisses et surtout les conclusions sont le plus souvent implicites.</p>
<p style="text-align: justify;">Rola Younès tente de dégager les concepts principaux tels que celui de grammaire, qui conditionnent la réflexion de Ludwig Wittgenstein , ainsi que quelques uns des fils directeurs qui traversent les <em>RP</em> : la question du « langage privé », et le sens de l'expression « suivre une règle ». Sur la question du langage privé, une mise en perspective historique, même brève, aurait cependant été appréciable.</p>
<p style="text-align: justify;">La difficulté la plus patente pour comprendre les travaux tardifs de Wittgenstein porte sur le langage : c'est ce point que Rola Younès examine en premier. Le <em>TLP</em> donnait une conception isomorphique du langage (ou conception « augustinienne » en référence aux § 1 à 3 : le mot correspond à l'objet, la structure de l'énoncé correspond à la structure du fait) alors que dans les <em>RP</em>, c'est <em>l'usage</em> du terme qui doit être étudié pour en comprendre la signification. Les usages d'un terme donné sont très divers, et pourtant l'on peut leur trouver un « air de famille ». La <em>description</em> de ces « airs de famille » est l'objet principal des <em>RP</em>. Cette description consiste à mettre en évidence la « grammaire » du terme, grammaire qui n'est pas normative (car il faudrait alors la justifier par des principes extérieurs à l'usage) mais descriptive et factuelle. Par ailleurs le but de cette méthode n'est guère différent de celui du <em>TLP</em> : guérir les souffrances que donnent les difficultés philosophiques (« La philosophie traite une question comme on traite une maladie »<sup>7</sup>).</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Chapitre 5 : Wittgenstein épistémologue</strong></p>
<p style="text-align: justify;"><strong>La certitude</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ce chapitre est principalement consacré à un des derniers écrits de Wittgenstein : <em>De la Certitude</em>. Rola Younès montre comment Wittgenstein s'attaque à la question du doute radical. Là encore la réfutation est un mélange de l'approche du <em>TLP</em> et des <em>RP</em>. L'alternative <em>douter/être certain </em>n'a de sens que concernant un fait ou un ensemble de faits à l'intérieur du monde. Donc, douter de l'existence du Monde lui-même comme totalité bornée, n'a pas de sens. La grammaire de ces expressions exclut leur usage totalisant.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Expliquer ou décrire : l'anthropologie de Frazer</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Les <em>Remarques sur le Rameau d'Or de Frazer</em> montrent une incursion très originale de Wittgenstein sur la question de la psychologie de l'irrationalité. Wittgenstein y reste assez fidèle à lui-même en ramenant le débat à une observation des comportements détachée de toute interprétation en termes de croyances. Par exemple, pour Frazer, les rites magiques dénotent une conception naïve du monde qui imagine des causalités là où il n'y en a pas. Wittgenstein conteste cette approche : si les rites n'étaient que l'expression d'un souhait, et non une action ayant pour but de réaliser ce souhait<sup>8</sup> ?</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>La psychanalyse</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ludwig Wittgenstein avait une bonne connaissance de la psychanalyse. Sa sœur Gretl avait été en analyse avec Freud lui-même. Il ne croyait guère, semble-t-il, à la psychanalyse comme une science de l'esprit humain. Ses critiques contre Freud se trouvent pour l'essentiel dans les <em>LC</em> avec Rush Rhees<sup>9</sup>, datées des années 1943-1944. Aujourd'hui, elles pourraient paraître assez banales : par exemple celle qui consiste à dire que la méthode d'interprétation par associations libres est « louche » parce qu'il n'y aucun moyen de vérifier si le point d'arrivée est le bon. Ce qui est intéressant est que les critiques de Wittgenstein entrent vraiment dans le détail des théories freudiennes, prenant la peine de le réfuter dans sa logique interne.</p>
<p style="text-align: justify;">Par exemple, l'explication du rêve comme réalisation de désir néglige la multiplicité des causes possibles du rêve et cède à la tentation totalisante. Lorsque Freud explique l'angoisse comme répétition d'un événement originel, cela n'est pas plus satisfaisant : « il a proposé un mythe nouveau, voilà ce qu'il a fait » dit Wittgenstein dans ses conversations avec Rhees.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Les mathématiques</strong></p>
<p style="text-align: justify;">On rattache souvent Wittgenstein aux penseurs des fondements des mathématiques, comme Russel ou Frege. Pourtant, d'après Rola Younès, rien ne saurait être plus étranger à sa pensée que la recherche des fondements ultimes de quelque chose comme les mathématiques. Les questions de savoir s'il existe des objets mathématiques, et si oui sous quelle forme, ou si les mathématiques ne sont qu'une réécriture de la logique, ou autres questions du même genre, ne semblent l'avoir intéressé que dans ses jeunes années. Au-delà de ces remarques, il semble difficile de synthétiser dans une doctrine les remarques et les développements contenus dans les <em>RFM</em>.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong>Conclusion : Wittgenstein assassin de la philosophie ?</strong></p>
<p style="text-align: justify;">Ce chapitre est à mon sens le plus réussi de l'ouvrage. Rola Younès commence par citer le passage de <em>l'Abécédaire</em> de Gilles Deleuze dans lequel il traite Wittgenstein et surtout ses disciples d'assassins de la philosophie. Mais Rola Younès montre à quel point ce verdict est injuste. Car Wittgenstein, tout en montrant l'impossibilité de la philosophie, n'a pourtant cessé sa vie durant, d'en faire. Et ses idées ont durablement influencé la pensée du XXème siècle. Une pensée telle que celle de Wittgenstein n'avait, il est vrai, que deux solutions devant elle : se réfugier dans un mutisme définitif conformément au point 7 du <em>TLP</em>, ce qu'au fond, Wittgenstein aurait sans doute préféré, ou « entrer dans le ring » et combattre avec les armes de l'adversaire, ce qui revenait à se renier.</p>
<p style="text-align: justify;">En conclusion, le livre de Rola Younès évite bien des écueils qui guettent ce type d'ouvrage comme la manque de clarté ou l'excessive technicité. Il accomplit avec élégance et modestie la « mission impossible » consistant à parcourir la pensée de Wittgenstein. L'ouvrage est utile à titre de carte d'orientation pour s'y retrouver dans l'abondante bibliographie de et sur Wittgenstein. Rola Younès souligne pour terminer que de même qu'il n'existe pas de doctrine de Wittgenstein, il ne saurait non plus y avoir de « disciples » de Wittgenstein. Seulement des philosophes, ou apprentis tels, qui s'efforcent d'aborder les problèmes philosophiques à sa manière.</p>
<p style="text-align: justify;">Notes</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html1">1</a></sup> <em>TLP</em> 4.112.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html2">2</a></sup> <em>TLP</em>, 7.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html3">3</a></sup> PASCAL, <em>Pensées</em>, fragment 282 Br.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html4">4</a></sup> <em>TLP</em> 6.41.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html5">5</a></sup> <em>TLP</em> 6.432.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html6">6</a></sup> <em>LC</em> sur l'esthétique.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html7">7</a></sup> <em>RP</em> § 255.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html8">8</a></sup> Cette hypothèse est cependant rejetée par les intéressés eux-mêmes.</p>
<p style="text-align: justify;"><sup><a href="http://blog.ac-versailles.fr/oeildeminerve/index.php/post/18/04/2017/../../àprogrammer/IntroWittgenstein.html#tex2html9">9</a></sup> Rush Rhees était un ami de Wittgenstein. Il édita, avec G.E.M Anscombe, les <em>RP.</em></p>
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