Le genre épistolaire a pour modèle antique les Héroïdes d'Ovide, lettres adressées par des héroïnes de la mythologie aux hommes qui les ont quittées. Ce modèle est remis au goût du jour dans le roman épistolaire classique (Lettres Portugaises, de Guilleragues ; Lettres Persanes de Montesquieu ; Les Liaisons dangereuses de Laclos) et dans un roman réaliste comme La Dame aux camélias, d'Alexandre Dumas fils. Mais en quoi le recours à la lettre permet-il, dans les différents textes de ce corpus, de mettre en avant le sort tragique des héroïnes ? Nous verrons d'abord que ces extraits se présentent comme des lettres d'adieu, adressées par des femmes à des hommes. Puis nous étudierons la manière dont les auteurs utilisent les codes de la lettre. Enfin, nous analyserons la tonalité pathétique de ces extraits.
Observons tout d'abord que ces textes se présentent comme des lettres d'adieu. Ainsi Roxane, dans les Lettres Persanes, dit explicitement à Usbek qu'elle va mourir. « Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines ». Elle confronte le destinataire de sa lettre à la dure réalité qu'il refusait de voir : « Oui, je t'ai trompé ». De même, la présidente de Tourvel, au début de sa lettre, accuse Valmont d'être « cruel », « malfaisant », et lui implore de s'éloigner d'elle. De manière moins explicite peut-être, Marianne déclare au Chevalier qu'elle est prête à ne plus le revoir : « je consens […] à ma mauvaise destinée, puisque vous n'avez pas voulu la rendre meilleure ». Quant à Marguerite, elle espère sans doute revoir Armand (« Il me semble que, si vous veniez, je guérirais ») mais n'en demeure pas moins lucide sur son état de santé et qualifie ses espérances de « rêve insensé ».
Ces lettres présentent ainsi un trait commun : à travers elles, les épistolières disent adieu à l'homme qu'elles ont aimé. Pour donner à ces adieux l'ampleur d'un dénouement tragique, les auteurs recourent de manière originale aux codes de la lettre. Seule la lettre de Marianne ne présente pas, a priori, d'originalité particulière ; ce pourrait être une lettre authentique et c'est d'ailleurs ce que les lecteurs de Guilleragues ont cru pendant plusieurs siècles. Toutes les autres mettent en place une énonciation particulière qui rend leur propos plus saisissant. Montesquieu par exemple cultive la veine orientaliste : Roxane écrit depuis le sérail à Usbek, qui est encore en Europe. L'éloignement des personnages crée une tension dans la lettre : on sait qu'Usbek ne verra plus jamais Roxane, sa favorite, qui écrit au présent (« le poison me consume ») et se meurt donc en même temps qu'elle écrit. Le décor oriental crée par ailleurs une sorte d'emphase, dans la mesure où l'héroïne meurt au milieu des « gardiens sacrilèges » dont elle a répandu le sang. Montesquieu met donc en scène un suicide spectaculaire. Laclos, quant à lui, privilégie plutôt l'ambiguïté énonciative. La présidente de Tourvel, sans doute au comble du mal, est obligée de dicter sa lettre, comme nous le précisent les indications de l'auteur. Cela donne une portée d'autant plus saisissante à ses paroles. On remarque par ailleurs qu'elle s'adresse tantôt à Valmont (« Être cruel et malfaisant »), tantôt à son mari (« Viens punir une femme infidèle »), ce qui met en avant la folie dont elle est atteinte. Enfin, Marguerite écrit sa dernière lettre comme un journal, ce qui permet d'assister à sa lente agonie.
Les auteurs utilisent ainsi le genre épistolaire pour mieux faire ressortir la situation déplorable dans laquelle leurs héroïnes se trouvent plongées. De fait, ces héroïnes subissent un sort pathétique. A l'exception de Roxane, dont le suicide est narré comme une révolte, les héroïnes du corpus sont comme résignées par rapport à la situation qu'elles vivent et invoquent même la pitié de leur destinataire – ou du lecteur – comme une consolation possible ou interdite. Ainsi, Marianne refuse celle du Chevalier (« je ne veux point de votre pitié »), mais elle compose, de manière paradoxale, une lettre qui a tout pour émouvoir (répétition de l'interjection « hélas », hyperboles, rythme lancinant, tonalité élégiaque). La présidente de Tourvel exprime l'absence de compassion de ses proches en une métaphore saisissante : « La pitié s'arrête sur les bords de l'abîme où le criminel se plonge. » Sa mort émeut d'autant plus le lecteur que nul ne semble compatir, dans le roman, à ses souffrances. Marguerite enfin rappelle plusieurs fois à Armand qu'elle va mourir, souvent sous la forme d'interrogations (l. 6 « à quoi bon guérir ? » ; l. 19 « me verrez-vous encore ? ») ; elle évoque sa situation dans un style dépouillé, d'autant plus touchant pour le lecteur que ce texte a un ancrage réaliste (cf. la saisie des biens).
Ainsi, les héroïnes de ces textes disent adieu à l'homme qu'elles ont aimée – et, indirectement, au lecteur qui s'est attaché à elles. La représentation de leur sort repose sur une utilisation habile des codes de la lettre. Codes que les auteurs emploient à des fins « dramaturgiques », pour mieux faire entendre les plaintes déchirantes de leurs personnages, dont les adieux s'apparentent à de véritables monologues.