Support : Madame Bovary, Flaubert, 1857, extrait de la lettre de Rodolphe à Emma, deuxième partie chapitre VII

 

Cet extrait assez fascinant de lettre romanesque est particulièrement utile pour travailler sur la rhétorique de la lettre amoureuse. Gustave Flaubert joue, en effet, sur deux niveaux différents d’écriture épistolaire, en mettant en scène la rédaction de la lettre, et en rendant visibles toute la manipulation de cette dernière puisque se superposent, dans le texte, la lettre de rupture et le discours de l’émetteur sur sa propre production.

 

Le portrait de Rodolphe en homme amoureux

De manière très ironique, c’est tout d’abord la peinture d’un homme gentil et totalement dévoué qui se dévoile dans cette lettre de rupture. La présence de l’isotopie du malheur est récurrente : « chagrins », « abîmes », « torture », mais ce dernier est systématiquement associé à l’état supposé d’Emma s’ils s’enfuyaient ensemble. Rodolphe retourne alors la situation initiale, devenant, par cet acte de rupture, celui qui veut la protéger : la lettre commence par cette affirmation : « je ne veux pas faire le malheur de votre existence », reprise régulièrement par des tournures hyperboliques : « L’idée seule des chagrins qui vous arrivent me torture », ou encore l’hypocrite liste de tous les déboires qu’elle aurait à subir : « les questions indiscrètes, la calomnie, le dédain, l’outrage, peut-être ! ». Rodolphe se dépeint en protecteur, celui qui se sacrifie pour le bonheur futur de sa bien-aimée et qui, parce qu’il se dénonce comme responsable de la situation (« l’abîme où je vous entraînais »), décide alors d’y remédier. Dans un nouveau et perfide retournement de situation, il va d’ailleurs jusqu’à accuser la pureté d’Emma d’être responsable de cette rupture : « si vous eussiez été une de ces femmes frivoles… ». Rompre devient alors non plus un acte d’ « égoïsme », mais au contraire un acte de dévouement total, de respect face à la vertu d’Emma. Rodolphe, saint vertueux, peut alors déclarer se punir lui-même en la quittant…

Mais pour mieux la persuader, il construit également son ethos sur une posture de supériorité : comment, en effet, contester l’avis de qui celui qui « sait » les choses ? Pour cela, il accumule les questions rhétoriques : « avez-vous mûrement pesé votre détermination ? », « Savez-vous… ? », auxquelles il répond à sa place et avec fermeté : « Non, n’est-ce pas ? ». Les verbes de réflexion sont nombreux dans le texte, comme « mûrement pesé », « réfléchi », « vous a empêché de comprendre ». Alors qu’Emma est systématiquement présentée dans une totale inconscience (« confiante et folle », « croyant au bonheur », « exaltation délicieuse »), Rodolphe se donne le statut supérieur de celui qui, plus intelligent et rationnel, sait « prévoir les conséquences ». Les termes employés pour la qualifier, s’ils veulent prouver son amour, prouvent également sa supériorité ; Emma est un « pauvre ange », une « adorable femme », sans cesse ramenée à ce qui semble être sa seule qualité, le fait d’être « belle ». Et non seulement sait-il mieux qu’elle ce qui peut faire son bonheur, mais en plus il connaît l’avenir ! On relèvera dans le texte tous les conditionnels 1ère et 2ème forme, et toutes les mentions du futur : « tôt ou tard cette ardeur se fut diminuée », « il nous serait venu de la lassitude », « notre position future », « il nous aurait poursuivi », « il nous aurait fallu subir ». En véritable devin, il trace du futur une sombre peinture, comme dans la liste de tous les maux qui l’auraient accablée, et joue ainsi sur la peur pour persuader de la nécessité de la rupture.

 

L’usage du pathos pour manipuler Emma

Le premier et évident registre choisi par Rodolphe pour persuader Emma du bien fondé de cette rupture est le lyrisme, souvent grossier, qui parcourt la lettre tout entière. On notera tout d’abord la ponctuation excessivement présente dans le cumul régulier d’exclamatives et d’interrogatives (deux exclamatives, trois interrogatives, deux exclamatives à nouveau, et seulement dans le premier paragraphe de la lettre !), et de réponses identiques : « Non, n’est-ce pas ? », « Ô mon Dieu, non, non ». A cet adverbe, omniprésent, répondent d’autres aussi catégoriques : « continuellement », « toujours », topoï du discours amoureux. Lyriques également sont les très, trop nombreuses interjections, qui visent à donner de la force au discours : « Ah ! », « Ô mon dieu », « Oh ! », mais encore la mention romantique de la nature dans cette peinture inutile de l’ombre du « mancenillier ».

A ce lyrisme outrancier se joint, toujours dans le but de persuader la jeune femme, un pathétique tout aussi grossier et convenu. La répétition incessante des termes évoquant le malheur, la fausse larme (« Il eût fallu quelques larmes là-dessus »), le nombre des « adieux » (deux, plus un dernier « séparé en deux mots »), Rodolphe ne s’épargne rien. L’effet le plus grossier reste cependant celui des impératifs sur lesquels se clôt la lettre, aux aussi habituels dans la lettre d’amour : « Conservez le souvenir du malheureux qui vous a perdu », réjouissant dans son antithèse absurde, et enfin « Apprenez mon nom à votre enfant, qu’il le redise dans ses prières », tout aussi savoureux puisque Berthe n’est pas sa fille, et qu’Emma, à ce moment du roman, néglige sa fille pour Rodolphe…

Dernier registre employé par Rodolphe, et non le moindre, le tragique est lui aussi omniprésent et dans ses clichés les plus rebattus. On retrouve ainsi le vocabulaire de la folie (« Je pars. Où ? Je n’en sais rien, je suis fou ! », « Insensés ! »), accentué par le désordre de l’écriture qui cherche à mimer cette folie, dans ces questions-réponses sans aucun sens. La passion menant à la folie : Rodolphe use d’un poncif éculé, mais dont il sait qu’il plaira à Emma la romantique. C’est dans le même sens qu’il décide d’employer le terme de « fatalité », soulignant dans son discours « Voilà un mot qui fait toujours de l’effet », mais également le thème du sacrifice. La présence enfin du religieux accentue ce tragique, dans l’interjection « Ô mon Dieu ! » comme dans la comparaison mystique « moi qui emporte votre pensée comme un talisman » et, finalement, le « A dieu ! » d’un « excellent goût ».

 

La réelle personnalité de Rodolphe ou la mise en scène du scripteur

L’étape la plus importante dans la lecture analytique de cet extrait est alors à venir, dans le décryptage du deuxième niveau d’écriture du texte : celui qui montre le portrait réel de Rodolphe, dans le temps même de l’écriture de la lettre. Ce qui frappe tout d’abord, c’est la totale opposition, dans le contexte de cette écriture, avec tous les clichés romantiques de l’écriture d’une lettre d’amour. Loin d’écrire sous un afflux d’émotions, Rodolphe peine à se mettre à ce qui semble être une corvée : « Allons, se dit-il, commençons ! », et cette injonction est d’autant plus amusante que Rodolphe semble se parler à lui-même dans les premiers mots de la lettre : « Du courage ! ». L’écriture est systématiquement hachée, coupée par des passages réflexifs qui montrent également la difficulté de trouver les mots : « Rodolphe s’arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse », « Elle va peut-être croire que c’est par avarice que j’y renonce », « Rodolphe se leva pour aller fermer la fenêtre » - et la description des « deux bougies » montre bien que ce dernier est plus intéressé par ce qui se passe autour de lui que par sa tâche.

Sa désinvolture est alors remarquable, et tout d’abord par la répétition de cette même expression : « Ah bas ! N’importe. », puis « Ah n’importe ! Tant pis, il faut en finir ! » et ce alors qu’il vient juste de commencer… Le temps semble alors essentiel : Rodolphe veut à la fois aller vite, et à la fois se garantir que leur liaison sera finie définitivement. On trouve deux fois la même remarque : « Ah ! Non, et d’ailleurs, cela n’empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus tard » et, vers la fin de la lettre : « Ah ! ceci encore, de peur qu’elle ne vienne à me relancer ». L’italique sur ce dernier verbe montre, outre l’arrogance de Rodolphe, qui se pense un tel séducteur que les femmes passent leur temps à le relancer, l’importance de viser juste pour en finir pour de bon. Enfin, la fin de l’extrait semble montrer à quel point il y a passé suffisamment de temps : la lettre est terminée de manière expéditive, l’expédient de la « grosse goutte » d’eau grossier, et le désintérêt total accordé au cachet (« cela ne va guère à la circonstance… Ah bah ! n’importe ! ») prouvent à quel point, une fois la lettre écrite, Rodolphe est déjà passé à autre chose. La conclusion de l’extrait, dans toute sa concision, le confirme : « Après quoi, il fuma trois pipes et s’alla coucher ». Fumer, dormir : Rodolphe est retourné à son confortable célibat.

Mais toute la description de l’écriture de la lettre est, enfin, le portrait absolument antithétique de celui que trace Rodolphe dans le corps de cette dernière. A l’honnêteté qu’il cherche à feindre pour Emma, s’oppose tout d’abord la malhonnêteté évidente du personnage. La première mention dans le texte est humoristique, puisqu’alors qu’il pense mentir, Rodolphe s’aperçoit avec surprise qu’il ne ment pas : « Après tout, c’est vrai, pensa Rodolphe » ! La seconde, plus évidente, réside dans les différentes interrogations sur les justifications de la rupture : « trouver ici quelque bonne excuse », « elle va peut-être croire que c’est par avarice ». Rien de vrai dans cette lettre, où tous les prétextes sont bons pour se déculpabiliser : « Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ? » - la « fatalité » a bon dos… Il faut enfin, à l’humilité du sacrifice offert à Emma, opposer la vanité de Rodolphe. Son mépris est évident : « Est-ce qu’on peut faire entendre raison à des femmes pareilles ? », « qu’elle ne vienne à me relancer », et son autocritique élogieuse le rend particulièrement désagréable (« voilà un mot qui fait toujours de l’effet », « ce qu’il jugeait d’un excellent goût », « Elle lui parut bonne »). Sans doute l’ « attendrissement » final le rend-il encore plus abjecte, tant dans la méprisante adresse « Pauvre petite femme » que dans les raisons de son attendrissement qui, loin d’être liées à la souffrance d’Emma, prennent source dans le fait qu’il s’est montré « plus insensible qu’un roc ».