L’éloquence dans l’Antiquité

  1. Les origines de l’éloquence

Les origines de la rhétorique remontent à la Grèce antique. Plus précisément, la rhétorique naît au Ve siècle avant J-C en Sicile, alors colonie grecque. La rhétorique naît dans un contexte judiciaire. Les tyrans qui régnaient sur la Sicile avaient en effet exproprié un certain nombre de propriétaires au cours de leur règne. Lorsque les tyrans furent chassés, ces propriétaires eurent à faire valoir leurs droits face à des tribunaux populaires. C'est alors qu'un élève du philosophe Empédocle nommé Corax mit au point une technique destinée à venir en aide aux justiciables. Il en publia les principes, accompagnés d'exemples concrets, dans un traité d'art oratoire.

Cette origine met en lumière deux aspects caractéristiques de la rhétorique: la rhétorique vise à défendre des intérêts. Pour ce faire, elle s'efforce de persuader un auditoire.

Telle qu'elle se constitue en Grèce ou à Rome, la culture classique accorde à la parole une place prépondérante. La parole y est considérée comme le propre de l'homme. Elle distingue celui-ci des bêtes et se trouve au fondement de l'édifice socio-culturel tout entier. Les lois et la justice dépendent du langage, tout comme le fonctionnement politique de l'état et la capacité des individus à raisonner pour prendre une décision qui les engage personnellement ou qui engage l'ensemble de la société. Dès lors on comprend mieux l'intérêt et la méfiance que peut susciter une discipline comme la rhétorique, qui fait de l'efficacité de la parole son objet. La parole étant si importante dans la vie des individus et de la collectivité, il convient en effet de réfléchir en détail aux différents aspects de son formidable pouvoir, mais aussi de penser ses rapports à la vérité et à l'éthique.

Les critiques adressées par l'Antiquité à la rhétorique témoignent avant tout du souci de voir la parole faire l'objet d'un bon usage.

Aujourd'hui, en revanche et alors même que nous parlons tous les jours, nous ne sommes plus guère conscients de la place qu'occupe la parole dans nos vies. Pour nous, tout se passe comme si la parole allait de soi, comme si elle nous était naturelle. Du coup, la rhétorique nous paraît superflue. En somme, les critiques que nous adressons à la rhétorique portent moins sur l'usage qu'elle fait de la parole que sur son inutilité. La rhétorique ne nous parle plus, parce que nous ne vivons plus dans une culture de la parole. L'image aurait détrôné la parole. Pourtant, la question n'est pas tellement de savoir si l'image a détrôné la parole. Il y a une rhétorique de l'image comme il y a une rhétorique du verbe. Bien plutôt, c'est la conscience rhétorique qui nous fait défaut, alors qu'elle était très vive auparavant.

Tout se passe aujourd'hui comme si la parole et l'image nous permettaient d'exprimer spontanément notre point de vue, alors que pendant de nombreux siècles, on a considéré que la parole et l'image fonctionnaient comme autant de mises en scène minutieusement réglées, destinées à un public.

2-      A l’école de rhéteurs

Le professeur d’éloquence s’appelle le rhéteur, dans l’Antiquité. L’exercice essentiel est  la controverse utilisée pour discipliner l’esprit et l’habituer à argumenter.

Le rhéteur est parfois appelé sophiste (nuance péjorative). Le sophiste se prétend capable de soutenir avec succès deux thèses contraires sans se soucier de préoccupations morales ni du respect de la vérité quitte à recourir à des arguments spécieux (des sophismes, comme par exemple un faux syllogisme).

Syllogisme, rappel :

«  Il me semble que cette définition pourrait être ainsi traduite : Le syllogisme est un raisonnement où, certaines choses étant prouvées, une chose autre que celles qui ont été accordées se déduit nécessairement des choses qui ont été accordées. » Aristote, La Rhétorique.

Deux prémisses : une majeure, une mineure, puis une conclusion.

Vrai : Tous les hommes sont mortels, or Socrate est homme, donc Socrate est mortel.

Faux (mais pas logiquement…) : Tous les oiseaux sont ronchons, or Kévin est un oiseau, donc Kévin est ronchon. (syllogisme de Barbara)

Syllogisme de Darii (dans les syllogismes d’Aristote) :

Toute hirondelle fait le printemps ;

Or quelques syndicalistes sont des hirondelles ;

Donc quelques syndicalistes font le printemps.

 

III.          Le système rhétorique

1. Les trois genres rhétoriques

La rhétorique classique distingue trois grands genres de discours: le discours judiciaire, le discours délibératif et le discours démonstratif.

Le terme de genre ne doit pas être ici confondu avec celui qui désigne les genres littéraires (roman, théâtre, poésie...). Ce terme fait référence non à une forme particulière de discours, mais à la fonction qu'exerce le discours.

  •  Le genre judiciaire

Le genre judiciaire renvoie à un discours dont la fonction est d'accuser ou défendre.

Le genre judiciaire est donc surtout destiné au tribunal, puisque c'est là principalement qu'on accuse ou qu'on défend. De plus, le genre judiciaire renvoie essentiellement au passé, puisque lorsqu'on juge des faits, ces faits sont en principe déjà accomplis. Enfin, le genre judiciaire met nécessairement en œuvre les valeurs du juste et de l'injuste.

Le genre judiciaire est très présent dans la tragédie, où les situations de conflits abondent. Les personnages tragiques sont en effet souvent amenés à se justifier, à accuser, ou à se disculper. Ainsi, dans Le Cid de Corneille, Chimène accuse Rodrigue du meurtre de son père et demande réparation au roi qui se trouve alors en position de juge (II, 8). À son tour, le père de Rodrigue prend la défense de son fils et fait valoir ses arguments.

 

  •  Le genre délibératif

Le genre délibératif renvoie à un discours dont la fonction est de persuader ou de dissuader.

Le genre délibératif s'adresse donc à une assemblée publique. En effet, c'est au forum, dans un conseil, ou encore au Parlement qu'on persuade ou dissuade d'entreprendre la guerre, d'élever un bâtiment, d'accomplir telle ou telle action concernant l'ensemble de la société. Le genre délibératif renvoie par conséquent au futur, puisqu'il s'efforce d'amener l'auditoire à prendre une décision qui engage l'avenir. Le genre délibératif met essentiellement en œuvre les valeurs de l'utile et du nuisible

Le genre délibératif est présent dans divers genres littéraires. Il intervient dès que les personnages doivent se décider à agir dans un sens ou dans un autre. Au théâtre, les scènes où un confident, un proche ou un ami dialoguent avec un personnage pour le conseiller relèvent du genre délibératif. Ainsi, dans Cinna, Auguste qui se demande s'il doit garder le pouvoir ou y renoncer écoute deux de ses conseillers développer tour à tour des arguments en faveur de chacune de ces options (II, 1). Parfois, un seul personnage peut tenir un monologue relevant du genre délibératif, comme lorsque Rodrigue, dans les fameuses stances du Cid, s'interroge sur la conduite à tenir (I, 6). Dans la poésie lyrique, les vers dans lesquels le poète exhorte sa Dame à se montrer moins cruelle ressortissent également au genre délibératif.

  •  Le genre démonstratif (ou épidictique)

Le genre démonstratif renvoie à un discours dont la fonction est de louer, blâmer, ou plus généralement d'instruire. Il est parfois aussi appelé genre épidictique.

Le genre démonstratif s'adresse à un auditoire réuni à l'occasion d'un événement particulier tel qu'un mariage, un décès, une réception officielle. C'est là qu'on loue ou blâme; c'est là qu'au travers de la louange ou du blâme, on instruit des choses de la vie. Le genre démonstratif ou épidictique renvoie tout à la fois au passé, au présent et au futur: il s'agit de louer ou de blâmer tel ou tel personnage, dont on évoque pour ce faire les actions passées et dont on prédit les actions à venir à partir de ses qualités présentes.

Le genre démonstratif ou épidictique a donc principalement trait à l'admirable et à l'exécrable.

Le genre démonstratif ou épidictique est très présent dans la poésie lyrique où le poète chante la beauté de sa Dame, de même que dans la poésie officielle où il chante la grandeur d'un monarque et dans la poésie religieuse où il chante la grandeur de Dieu. On trouve également le genre démonstratif au théâtre, dans les scènes d'exposition, au cours desquelles un personnage met un autre personnage au courant de faits qu'il doit connaître.

Lecture des documents 3 et 4 : à quel genre appartient chacun de ces textes ?

 

IV.  Les cinq opérations rhétoriques.

Quel que soit le genre rhétorique d'un discours, ce discours doit obéir à certains principes communs aux trois genres pour être efficace.

Un discours doit ainsi présenter des arguments pertinents ou relater des faits pertinents; un discours doit aussi suivre un plan qui en assure la cohérence et l'organisation; un discours doit également adopter un style approprié aux circonstances; il doit enfin être prononcé de façon vivante.

Ces diverses exigences correspondent moins aux étapes successives de la composition d'un discours qu'à des opérations rhétoriques par lesquelles il faut nécessairement passer pour produire un discours efficace.

  • L'inventio ou la recherche des arguments

L'invention (inventio, dans les traités de rhétorique rédigés en latin) désigne la recherche des arguments et des idées à présenter aux destinataires du discours. Ces arguments sont de deux types: les arguments affectifs qui agissent sur les émotions et la sensibilité des auditeurs et les arguments rationnels qui en appellent à leur raison. => Persuader, et convaincre.

  •  Les arguments affectifs: l'ethos et le pathos

Les arguments affectifs se distribuent eux-mêmes en deux catégories: l'ethos et le pathos.

L'ethos est l'image que l'orateur ou l'auteur du discours donne de lui-même à travers son discours. Il rassemble les notations relatives à l'attitude que l'auteur du discours doit adopter pour s'attirer la bienveillance des destinataires. Cette attitude doit être faite de modestie, de bon sens, d'attention aux destinataires...

La seconde catégorie d'arguments affectifs rassemble les notations visant à éveiller les passions de l'auditoire (colère, crainte, pitié,...). C'est ce qu'on appelle le pathos du discours, autrement dit la charge émotionnelle du discours. Celle-ci peut notamment prendre la forme d'apostrophes véhémentes ou encore d'exclamations.

  •  La dispositio ou le plan du discours

L'efficacité du discours ne dépend pas seulement de ses arguments, mais aussi de son plan. Ce plan doit être bien ordonné, afin que l'enchaînement des arguments fasse sens. Les lieux d'un discours peuvent en effet être parcourus de plusieurs manières, mais il faut dans tous les cas que le chemin soit bien tracé.

Le plan rhétorique le plus fréquent comporte quatre parties: l'exorde, la narration, la confirmation et la péroraison.

  •  L'exorde

L'exorde a pour fonction d'attirer la bienveillance de l'auditoire (notamment en accueillant les notations relatives à l'ethos), d'exposer le sujet du discours et parfois d'en indiquer les articulations essentielles.

  •  La narration

La narration expose les faits. Elle prend la forme d'un récit. C'est dire si elle est importante dans les genres judiciaire et démonstratif.

  •  La confirmation

La confirmation présente les arguments que l'on peut tirer des faits exposés dans la narration et cherche éventuellement à anticiper de possibles contre-arguments.

  •  La péroraison

La péroraison est la conclusion du discours. Elle synthétise l'argumentation et en appelle aux sentiments de l'auditoire (pitié, indignation,...), notamment par le recours au pathos.

De nombreuses tirades de personnages de théâtre présentent une organisation répondant au plan rhétorique en quatre parties. Ainsi des propos tenus par Oreste dans Andromaque de Racine, lorsqu'il arrive à la cour de Pyrrhus, où se trouve le jeune Astyanax qu'il a à charge d'emmener avec lui

 

V.  Actio et memoria ou l'animation du discours

Si aujourd'hui la rhétorique est souvent réduite à l'étude de quelques figures (elocutio) et à l'examen éventuel du plan du discours (dipositio), il ne faut pourtant pas oublier qu'elle a longtemps débouché sur une véritable performance physique. S'il veut être efficace, l'orateur classique doit en effet appuyer les effets de son discours par des mimiques et des gestes, ainsi que par une prononciation soigneusement étudiée. À cet effet, tout le corps de l'orateur est mis à contribution pour rendre sensible le message du discours. En quoi il est très proche de l'acteur qui doit rendre le texte qu'il joue, afin que son personnage soit convaincant. Cette opération rhétorique constitue l'actio, terme qui souligne bien la parenté entre l'art rhétorique et l'art théâtral.

L'orateur classique doit donc aussi apprendre son discours par cœur à l'aide de moyens mnémotechniques, tout comme l'acteur doit savoir son rôle par cœur avant de se produire sur scène. C'est l'opération rhétorique appelée memoria. L'actio et la memoria font de la personne toute entière de l'orateur un véritable spectacle.