Dissertation : « L’apologue vous paraît-il une forme d’argumentation particulièrement efficace ? »

L’apologue, bref récit imagé illustrant une morale, est pratiqué par de nombreux auteurs soucieux de convaincre leurs lecteurs en recourant à cette forme littéraire plaisante et efficace.  La Fontaine y voit par exemple le moyen d’instruire sans lasser : « Une morale nue apporte de l‘ennui ; le conte fait passer le précepte avec lui », explique-t-il. De la même manière, Charles Perrault prétend illustrer une morale à l’aide de ses contes, des « bagatelles » certes, mais qui selon lui « renferment une morale utile ».

L’apologue est-il donc, comme ces auteurs classiques semblent le penser, une forme d’argumentation particulièrement efficace, voire une de ses formes les plus efficaces ?

C’est donc surtout parce qu’il joint l’utile à l’agréable que l’apologue paraît efficace à ces auteurs classiques, pour lesquels il est impensable de distraire sans instruire, et l’on peut se demander s’il ne serait pas, en effet, une des formes d’argumentation les plus efficaces qui soient, en raison de sa clarté, et de sa brièveté. Mais  cela doit être nuancé : parce que la morale est cachée sous le récit, l’apologue court cependant le risque de manquer son objectif, et d’obscurcir son propos. Nous verrons ainsi en première partie les qualités de l’apologue, qui font de lui une forme d’argumentation particulièrement efficace, puis nous montrerons en seconde partie qu’il court cependant le risque d’être ambigu. Enfin dans une troisième partie nous nous demanderons ce qui fait réellement l’efficacité d’une argumentation, et si le fond peut être séparé de la forme sans qu’une certaine artificialité en résulte. 

*         *          *

[Thèse I] L’apologue peut être une forme d’argumentation efficace en raison de ses qualités intrinsèques : c’est en effet un genre plaisant, qui articule une morale à un récit vivant, bref et  clair.

[A] L’apologue nécessite d’abord que le récit enrobant la morale soit aussi plaisant que possible. C’est pourquoi ce genre est volontiers humoristique ou ironique. Amuser le public permet de préparer celui-ci à accepter la morale du récit. Les fables de la Fontaine recourent fréquemment à l’humour, ainsi dans « l’Ours et l’Amateur des jardins », un ours voyant son ami jardinier endormi assailli par des mouches décide de l’aider en se saisissant d’une grosse pierre, qui tue les mouches …et le dormeur, illustrant plaisamment la morale du conteur : « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ». La satire, qui dénonce les défauts des hommes et les abus auxquels leur condition les conduit, contribue elle aussi à rendre l’apologue humoristique. Chez la Fontaine, c’est le milieu hypocrite et injuste de la cour qui fournit bien souvent la cible de la satire, comme le montre la fable « Les Obsèques de la lionne », qui met en scène le succès que l’on rencontre en mentant devant les rois. « Les animaux malades de la peste » dénonce de même les « jugements de cour », capables de condamner l’innocent au mépris de toute équité.

[B] Mais l’apologue ne tire pas seulement sa force de sa drôlerie : celle-ci est fréquente, mais n’est pas essentielle à ce genre. Son pouvoir de persuasion lui vient tout autant de sa clarté. En effet, le récit bref ne souffre pas de grandes complexités : le nombre de personnages est souvent restreint, et l’intrigue offre le minimum de prolongements et de rebondissements : ainsi de la fable du « Corbeau et du Renard », qui se contente de 2 personnages et dont la péripétie conduit à une simple inversion des positions, entre celui qui possède le fromage et celui qui ne le possède pas. C’est la parole du renard qui a opéré ce renversement, illustrant bien sûr le pouvoir de la flatterie. Dans « La parure », tirée des Contes et Nouvelles de Maupassant, même chose : deux personnages font à eux seuls l’action, Mme Forestier et Mme Loisel. La première use sa vie et sa santé à rembourser une rivière de diamants empruntée puis perdue, alors que la chute nous apprend que le bijou était un faux. Maupassant raille ainsi la soi-disant grande bourgeoisie et son désir de paraître, en même temps qu’il démontre sa thèse : «  Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver ! ». En une courte nouvelle fondée sur l’opposition de deux personnages l’essentiel est dit, sans que des intrigues secondaire ou des personnages trop complexe ne viennent noyer le propos.

[C] Drôle parfois, bref et clair toujours, l’apologue est de plus un genre argumentatif concret, qui met en situation la morale et se préserve donc d’une trop grande abstraction. Il peut ainsi prétendre à une audience universelle . Cette qualité explique par exemple le choix de genres enfantins comme la fable pour La Fontaine, ou le conte pour Perrault, et le succès de ces auteurs face à un jeune public.  Le conte de Perrault, Le petit Chaperon rouge, met ainsi en scène de la manière la plus concrète qui soit l’avertissement bien souvent donné aux jeunes filles par leurs parents, de ne pas faire confiance aux inconnus :

On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.

Quand le petit Chaperon rouge se déshabille et rejoint le loup dans le lit, et que le loup lui dit que ses grands bras sont faits pour mieux l'embrasser, la tentative de séduction est évidente. Le conte présente ainsi les conséquences concrètes de la désobéissance afin de mieux inciter les jeunes filles à la prudence que par un conseil abstrait. On voit ainsi que l’apologue peut enseigner une véritable sagesse, et proposer non seulement des conseils mais des maximes de conduite accessibles à tous. Les valeurs proposées par La Fontaine sont ainsi d’ordre épicurien, comme dans le Héron et la Fille par exemple, qui nous invitent à jouir des biens de ce monde au moment où ils se présentent,  avant qu’ils ne nous fassent défaut. Jésus lui-même dans les Evangiles, recourt volontiers aux paraboles, afin de transmettre des valeurs universelles et accessible à tout public. La parabole du fils prodigue dans l’Evangile selon St Luc donne ainsi un exemple clair des vertus du pardon que tout chrétien est appelé à pratiquer. L’allégorie de la caverne, développée par Platon dans la République livre VII, délivre une vérité philosophique à prétention elle aussi universelle : le monde n’est qu’un théâtre d’ombres dont se désintéressent ceux qui ont aperçu le soleil de la vraie justice, du vrai Bien. 

 

*           *            *

[transition I-II] Drôle, simple et concret, d’un côté, capable d’enseigner des valeurs universelles de l’autre,  l’apologue a donc toutes les qualités pour séduire le public le plus large. Cependant, l’articulation du récit à la morale y est délicate, et là réside sans doute son point faible : [Antithèse  II] que cette articulation manque de perfection, et le texte devient obscur. 

[A] En effet l’apologue recourt au fond à une vérité cachée (au moins provisoirement) que le lecteur doit découvrir. La morale n’en est pas nécessairement explicite, elle peut être diffuse dans le récit, ou être séparée de ce dernier, demandant alors au lecteur de chercher le lien de l’une à l’autre. Ainsi, le texte de Baudelaire, « le Joujou du pauvre », paru dans Le Spleen de Paris,  ne présente pas de morale explicite. C’est au lecteur de conclure que malgré les « barreaux » qui séparent l’enfant riche et l’enfant pauvre, tous deux parviennent à une forme d’égalité dans le jeu, l’enfant riche se montrant fasciné par le jouet de l’enfant pauvre, un rat vivant. Il peut arriver que la morale paraisse en décalage avec le récit, comme Marmontel croit l’observer parfois chez La Fontaine : « La Fontaine s'est plus négligé que lui [La Motte] sur le choix de la moralité. il semble quelquefois la chercher après avoir composé sa fable, soit qu'il affecte cette incertitude pour cacher jusqu'au bout le dessein qu'il avait d'instruire ; soit qu'en effet il se soit livré d'abord à l'attrait d'un tableau favorable à peindre, bien sûr que d'un sujet moral, il est facile de tirer une réflexion morale. Cependant sa conclusion n'est pas toujours également heureuse ; le plus souvent profonde, lumineuse, intéressante, et amenée par un chemin de fleurs, mais quelquefois aussi commune, fausse ou mal déduite ».

[B] Il peut encore arriver que la fable ne soit pas correctement décodée par le lecteur. Ainsi la fable de Jean Anouilh « le Chêne et le roseau », parodie celle de la Fontaine, qu’il faut connaître pour déceler l’ironie de la réécriture. Anouilh montre surtout comment une même histoire peut finalement illustrer deux morales différentes : là où La Fontaine  fait l’éloge de l’humble roseau, à qui son habileté permet de résister à la tempête quand le chêne orgueilleux est déraciné, Anouilh inverse la situation : c’est désormais le roseau qui est arrogant, tirant vanité de sa survie par temps d’orage. Le chêne est de nouveau déraciné mais c’est sa grandeur, son héroïsme face à la mort qui en sont magnifiées, tandis que la survie mesquine du roseau évoque la soumission lâche des hommes, et fait penser par exemple à la collaboration pendant la 2nde guerre mondiale. Dans « le Loup, la Louve et les louveteaux », les derniers vers sont allusifs : « Pour Monsieur Lazareff, Rien à mettre à la une Dans son journal ». Il faut chercher ailleurs la vraie leçon, dans le corps même du récit, qui met en parallèle la cruauté des hommes et celle des loups. De la même manière, il n’est pas évident de comprendre dans L’Ingénu ce que Voltaire pense de son personnage, l’Abbé de Kerkabon. A la première lecture, cet abbé volontiers buveur et amateur de bonne chère (ou de bonne chair manifestement) peut sembler l’antithèse de l’homme d’église, et l’on pense que l’auteur raille ainsi la religion catholique. En réalité, les références subtiles à Frère Jean des Entonneurs, le moine de Rabelais, nous montrent que c’est là un personnage qui trouve grâce aux yeux de Voltaire, et que, loin de montrer du doigt les dérives de l’église dans un personnage honteux, il nous fait au contraire le portrait du moine cher à son cœur et cher à la littérature française. Mal décodé, trop subtil, l’apologue n’est donc pas d’une efficacité si louable.  

[C] L’apologue peut enfin se révéler si subtil que loin d’en apercevoir tout le sens moral, le lecteur se laisse emporter par la fantaisie du sujet ou la légèreté de l’intrigue sans que les sens profonds ne l’effleurent. A trop vouloir plaire, l’auteur en néglige l’aspect didactique ou le rend trop secondaire. Ainsi de certaines nouvelles de Maupassant. Lorsqu’on lit « Aux Champs », par exemple, le pathétique de l’intrigue prime de manière assez évidente sur la morale que l’on devrait pourtant y trouver. Le lecteur, attristé voire choqué par la manière dont Charlot reproche à ses parents de ne pas l’avoir fait adopter par les riches bourgeois qui le leur avait demandé, est peut-être trop pris par ces émotions pour se poser véritablement la question essentielle : élève-t-on ses enfants pour soi-même ou pour eux ? La même question se pose pour les contes philosophiques de Voltaire, comme Micromégas. Ce voyage de planètes en planètes fait de ce conte un récit de science-fiction avant l’heure, et il est parfois difficile d’oublier l’aspect plaisant et souvent drôlatique du héros pour s’intéresser aux critiques de la religion et du XVIIIème siècle dont le texte est pourtant saturé. Si la fantaisie est trop grande, si le pathétique, le comique ou encore le drame prennent trop d’ampleur, il semble difficile au lecteur de lire une morale entre les lignes – et difficile à l’auteur de le lui reprocher. Par ailleurs, le plaisir de la lecture n’est-il pas aussi dans la découverte légère d’une intrigue, ou dans les émotions suscitées par les personnages ?

[Transition] Ainsi l’apologue, en raison de sa structure allégorique et du décodage dont il doit faire l’objet, se révèle moins simple et parfois moins clair qu’il n’y paraissait. Qu’en est-il alors de sa supériorité sur les autres genres argumentatifs ? Existe-t-il réellement un genre argumentatif dont on puisse dire qu’il surpasse les autres ?

 

*          *          *

[Synthèse de III] Malgré ses avantages, l’apologue n’est pas nécessairement la forme d’argumentation la plus claire et la plus efficace. Tout dépend en réalité de la teneur de la vérité dont on souhaite instruire le lecteur. L’apologue ne peut démontrer n’importe quoi, et certaines vérités trouveront mieux à s’exprimer dans d’autres genres argumentatifs. La meilleure des argumentations n’est-elle pas, en réalité, celle qui sait s’adapter à son sujet ? Celle qui réussit à amener thèses et arguments de manière naturelle, capable ainsi de convaincre son lecteur sans artifices trop voyants ?

                       [A] Le but de tout texte argumentatif est évidemment de faire adhérer le lecteur à sa thèse, de conforter ou de modifier son opinion pour l’amener à rejoindre celle de son auteur. Parfois, lorsque deux thèses s’opposent et que les deux ont leur propre intérêt, leur propre logique, il peut être préférable d’opter pour une forme qui permet l’affrontement direct de ces deux prises de position. Ainsi, le dialogue permet en effet d’opposer deux points de vue distincts, ce que l’apologue fait plus difficilement, et conserve un caractère vivant grâce à l’incarnation par des personnages de ces points de vue. Dans Le Misanthrope, Molière oppose Alceste, qui condamne toute forme d’hypocrisie dans les rapports humains, et Philinte, qui se fait le défenseur des convenances, de la politesse et de la mondanité. Il est aisé de constater que le discours d’Alceste est véhément, et que c’est un discours d’intolérance, face auquel celui de Philinte paraît plus mesuré. L’ami et l’ennemi du genre humain s’affrontent ainsi dès le début d’une pièce qui permet à cette opposition de se nuancer, et de progresser. De même dans les Femmes savantes, les femmes de la maison ne veulent d’autres loisirs qu’intellectuels, et le mari, Chrysale, essaie de faire valoir les besoins du corps. Mais la pièce permet là encore de nuancer cette opposition trop frontale, et propose à travers le couple central d’Henriette et Clitandre un modèle d’équilibre entre besoins du corps et besoins de l’esprit. On sait enfin l’usage que fait Socrate du dialogue pour mener ses interlocuteurs à la vérité, en les poussant peu à peu à reconnaître la fausseté de ce qu’ils tenaient pour vrai. Socrate joue ainsi dans les dialogues de Platon un rôle maïeutique : il permet à ses interlocuteurs d’accoucher de la vérité qu’ils portent en eux. Dans ce cas, la participation du lecteur, qui souscrit d’abord aux thèses fausses, est tout aussi active que dans l’apologue.  Ainsi le dialogue permet de confronter des points de vue opposés ou divergents qu’une progression permet en général de concilier, tandis que l’apologue n’illustre comme la maxime qu’une vérité statique et monologique.

            [B] D’autres vérités, d’autres thèses ont quant à elles besoin d’une longue réflexion, du développement d’une argumentation longue, complexe et  parfois abstraite, dont l’apologue serait bien incapable. Le traité et l’essai, bien qu’ils puissent paraître plus ennuyeux, traitent un sujet de façon beaucoup plus approfondie. Le traité de manière canonique et rigoureuse, l’essai de manière plus subjective et selon une méthodologie plus libre, recourent à une argumentation qui peut sembler infiniment plus rigoureuse et convaincante que l’apologue, qui ne repose en dernière analyse que sur un raisonnement analogique, sur une comparaison entre récit et morale. L’essai tel que le pratique à sa manière Montaigne ne recourt pas seulement aux récits, mais également aux citations. Ces ajouts se trouvent parfois en contradiction les uns avec les autres, Montaigne n’hésitant pas parfois à produire des anecdotes ou des raisonnements opposés. Ainsi au chapitre I,1, il montre que « par divers moyens on arrive à pareilles fins », et qu’un général vainqueur peut se laisser émouvoir aussi bien par les supplications pathétiques que par le courage héroïque de ses ennemis, et leur faire grâce. Il s’agit pour lui d’épouser la complexité du réel, défini comme mouvant et instable, et justifiant le choix d’un genre peu ou pas codifié, celui de l‘essai, qu’il invente pour l’occasion, et d’une langue elle aussi instable à son époque : le français. Là encore, l’apologue, genre simplificateur,  serait bien en peine de rendre compte d’une vérité si fuyante et si variable.

            [C] Finalement, les moyens, en matière d’argumentation, importent toujours moins que les fins. Et sans doute chaque époque trouve-t-elle en un ou plusieurs genres spécifiques le moyen le plus efficace pour toucher ses destinataires. N’est-il pas logique que l’Essai, genre privilégié de l’expression de soi-même, ait vu dans l’humanisme du XVIème siècle éclore sa renommée ? Que le Grand Siècle ait trouvé dans la forme brève - qui allie clarté, concision et références à l’Antiquité - le moyen idéal pour transmettre des enseignements moraux ? Que dialogues philosophiques, rigoureux et justes, ou contes philosophiques, ironiques et parfois licencieux, soient les genres phare du siècle des Lumières ? Et l’on pourrait à loisir s’interroger sur les moyens que notre siècle a trouvé pour à son tour transmettre ses morales et ses doutes. Peut-être pourrait-on évoquer la chronique, quotidienne ou hebdomadaire, qui trouve dans les médias le public large auquel elle s’adresse ; ou encore la chanson, dont la diffusion permet une audience populaire et une transmission aisée. Il semble que la satire et le trait d’esprit aient encore de longues heures de gloire devant eux…

             *           *            *

Les indéniables qualités de l’apologue que sont sa clarté, son caractère concret et universel, en font donc un genre particulièrement adapté à la transmission d’une morale. Il a su traverser les siècles, et sans doute sa persistance actuelle est-elle la meilleure preuve de son efficacité : il est à souhaiter que les écoliers continuent encore longtemps à apprendre les Fables de La Fontaine, n’en déplaise à Rousseau ! Ces qualités ne doivent cependant pas faire oublier l’effort d’interprétation qu’il exige de son lecteur, ni les limites qu’il impose au discours par sa brièveté, son monologisme, et par la fixité de sa morale.  Mais la véritable question est ailleurs, et le véritable moraliste est certainement, pour finir, celui qui a la capacité, l’habileté d’adapter le genre au sujet, le fond à la forme, tant il est vrai qu’en littérature, l’un doit servir l’autre.